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Editorial
Numéro
Perspectives Psy
Volume 59, Numéro 4, octobre-décembre 2020
Page(s) 323 - 325
Section Éditorial
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/202059323
Publié en ligne 5 mars 2021

Lieu de la technique par excellence, d’une clinique médicale lourdement armée, desprouesses technologiques et des avancées de la science, la réanimation demeure un espace à part, une hétérotopie. Toute personne extérieure qui en franchit les portes, longtemps fermées, se trouve face à un temps suspendu et un espace où les repères vacillent et entame une Odyssée tel Ulysse en quête d’un retour, ici celui de son proche à la vie antérieure au passage en réanimation. Cette Odyssée, ce chemin est celui d’un flottement dans un entre vie et mort avec autant d’obstacles faisant osciller de Charybde en Scylla, tant les variations journalières de l’état du patient viennent bouleverser la psyché de ses proches : une réinfection après une amélioration, une poussée d’hypertension intracrânienne après une accalmie, une insuffisance rénale (temporaire) après une chimiothérapie, nécessitant nouveaux traitements, nouvelles techniques, et exigeant le franchissement d’un nouveau cap avec tous ses risques et ses incertitudes.

La réanimation pour les proches et les patients conscients peut apparaître comme une véritable tête de Méduse, celle dont les yeux ont le pouvoir de pétrifier tout mortel qui croise son regard, pouvoir résidant dans le regard dont on détourne les yeux, combien de familles nous disent qu’elles n’arrivent pas ou plus à franchir les portes, tant elles redoutent d’entrer dans la chambre, d’être confronté à ce réel dont l’accès les renvoie à une angoisse de castration et les met face à leur impuissance, impuissance à agir.

Gorgone signifie effrayant, cri terrifiant, elle tétanise : « Regarder Gorgô dans les yeux c’est se trouver nez à nez avec l’au-delà dans sa dimension de terreur»1. Chez Hésiode2, les Gorgones habitent aux extrémités, vers la nuit, gardiennes du monde souterrain, car il s’agit de cette proximité de la mort dans la tête de tous et de possibilité/difficulté de ramener à la vie, réanimer, réintroduire le souffle vital, séjour des vivants chez les morts, sortir de ce coma tel Lazare3.

Mais la Méduse détient aussi une aptitude protectrice, elle éloigne du mauvais œil.

L’événement puis l’hospitalisation en réanimation du proche vient produire une effraction psychique et plonge dans un état de vulnérabilité mobilisant des défenses plus ou moins fortes aberrant parfois les éléments de réalité. Un seul souhait, un seul désir mobilise alors l’esprit : que tout redevienne comme avant, que tout soit comme avant.

L’hospitalisation en réanimation génère des bouleversements importants et des remaniements psychiques chez les patients renforcés par la haute technicité des soins rendant les échanges difficilement possibles. Le risque majeur de la prise en charge en réanimation serait de désubjectiver le patient, c’est-à-dire de le cantonner à un statut d’objet de soins.

Questionner le soin en équipe en service de haute technicité, interroger les dispositifs construits par les professionnels au jour le jour sur le terrain et la réalité contemporaine des pratiques est donc une mission de tous les jours pour nous, psychologues. Cependant nous nous situons dans la lignée de Reik4, pour qui l’apprentissage théorique ne suffit pas, et nous nous devons de continuer à être surpris par notre exercice : maintenir vivant le cheminement en nous, et en particulier, accueillir la nécessité d’accepter la souffrance rencontrée, celle de l’autre, la nôtre. Car ces situations font écho, écho à notre histoire, à l’être que nous sommes, à celui que nous avons été, enfant.

Ce que les soignants nomment communément les émotions représente encore trop souvent le point aveugle de nos pratiques médicales en général. Nous invitons ici à ne pas craindre d’aller à la rencontre de la subjectivité de l’Autre, ce qui sous-entend de nous laisser toucher par la situation, d’accepter cette part de risque de se confronter à nos propres émotions. Ce qui amène en retour à être en capacité de se représenter ce que vit le patient et ainsi à ne plus investir uniquement son corps biologique mais aussi son corps émotionnel et son histoire pour percevoir le monde vécu de l’autre.

Si le patient réanimé en situation de grande vulnérabilité physique est assisté par une prouesse médicale de plus en plus performante, il reste cependant en grande vulnérabilité émotionnelle notamment du fait de sa dépendance aux machines et aux soignants. La gravité des pathologies et cet état d’extrême dépendance suscitent un besoin d’être considéré et vu comme une personne au-delà du soin technique. Et la connaissance de la subjectivité du patient sera indispensable en cas de décision concernant ses positionnements, ses choix dans le cas où il ne pourrait s’exprimer pour nous en faire part. Cette contribution à la réflexion sur le soin en réanimation est issue du questionnement des soignants sur leur clinique quotidienne ancrée dans une équipe plus que jamais transdisciplinaire. Car l’ensemble des acteurs de réanimations ainsi que nos contemporains ne se satisfont plus de la dimension initiale de sauver ou de rétablir la vie, tous tendent vers l’intégration de la prise en compte de la dimension psychique. Dès lors, comment mettre en œuvre un soin psychique dans un service de médecine intensive avec les contraintes qui sont les siennes ? Les théories existantes ont-elles une pertinence face à cette clinique si particulière ? Les dispositifs cliniques sont-ils opérants dans ce contexte ou nous faut-il en réinventer au contact de cette réalité dite extrême ?

Il nous paraît fondamental de témoigner que tous les soignants réunis autour du patient gravement malade sont conduits à pratiquer le soin psychique. Un réanimateur disait en formation à l’entretien d’abord des proches pour un prélèvement multi-organes : « être un bon docteur, c’est faire passer des messages et on n’a pas de cours en communication ».

Ce qui se joue dans nos services, c’est tout simplement la vie. La vie en tant que phénomène naturel, physique à préserver ou à rétablir mais aussi la vie en tant qu’histoire, vécue et par conséquent bien spécifique, propre à chacun avec une conception qui lui est unique et avec laquelle nous devons veiller à rester en accord.

Si la réanimation est le lieu de la prouesse et de la connaissance techniques, avec son cortège de mesures, de chiffres et de réponses intenses, elle est aussi, paradoxalement, le lieu de l’imprévisible, de la non-maîtrise, du kairos, moment de l’opportunité. Pour qu’une rencontre se produise en réanimation, nous devons nous placer en position de disponibilité qui ne relève pas de la recherche de temps mais d’une disposition, ce qui se situerait plutôt du côté de la sensibilité. Face à la vulnérabilité du réanimé, la présence attentive mais aussi le respect pour l’Autre nécessitent sollicitude et attention, responsabilité et souci de l’autre, qu’avec Lévinas, nous pourrions exprimer par « Me voici5 ».

Comment penser le choc traumatique que constitue l’effraction de la maladie pour le patient ? Le point de rencontre entre ses proches et les soignants serait-il le pronostic vital engagé comme le suggère Daniel Sibony ? Car cette rupture, cette non-présence liée à la perte d’autonomie jusqu’au coma insoutenable, voire innommable ouvrant à l’angoisse, ne peut que nous inviter à dessiner un trait d’horizon, ainsi nous dit-il « Et j’essaie non pas de répondre, (que répondre à ça ?) mais d’avoir du répondant, d’en trouver »6.

Par la reconnaissance de la subjectivité et de ce qui fait sens pour l’autre, le soignant peut inscrire ce qui s’est déroulé lors de l’hospitalisation dans une mémoire non pas uniquement évocatrice mais créative. Cet événement que représente le passage en réanimation peut alors s’articuler au reste de l’histoire, devenir un élément historique et non pas demeurer un point de fixation traumatogène, les dimensions émotionnelles et relationnelles des soignants offrant de remettre du jeu et donc de l’être.

La clinique de la réanimation est orientée par l’éthique, c’est-à-dire par un questionnement permanent sur le sens des pratiques. Le savoir médical, les connaissances techniques plus que jamais viennent dialoguer avec la volonté des patients ou ses directives. Face à cet immense potentiel qu’est devenue la médecine intensive, les réflexions, les exigences et les ouvertures que soulèvent la pratique en réanimation sur la question d’une prise en charge subjectivée ont toute leur place.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Jean-Pierre Vernant, La mort dans les yeux : Figures de l’Autre en Grèce ancienne. Artémis, Gorgô, Paris : Hachette, 1985, p. 82.

2

Hésiode, Théogonie, Paris : Flammarion, GF, 2001, p. 274.

3

Joseph Gazengel, «Vivre en réanimation», Lazare ou le prix à payer, Paris : L’Harmattan, 2002.

4

Théodore Reik, Le psychologue surpris, Paris :Denoël.

5

Emmanuel Lévinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La Haye, Nijhoff, 1974, p. 112.

6

Daniel Sibony, « Création et entre deux », in Que vuoi ?, 2003/1, n° 19, p. 39.


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