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Perspectives Psy
Volume 54, Numéro 2, avril-juin 2015
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Page(s) | 111 - 113 | |
Section | Éditorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2015542111 | |
Publié en ligne | 11 août 2015 |
Liberté d’expression et intersubjectivité
Freedom of speech and intersubjectivity
La liberté d’expression est-elle un principe intangible qui ne doit pas se voir opposer de normes externes ? Par l’une de ses sources, la liberté d’expression défendue dans le précédent éditorial (Piot et Guilé, 2015) s’enracine dans la longue tradition des communautés chrétiennes dont le droit canon distingue le for interne et le for externe, ce dernier étant dans la plupart des cas le seul soumis à l’autorité, abbé ou supérieure, de la communauté. Le terme « for », le for interne ou for de conscience, dérivé du latin « forum », décliné dans le « cordis forum » latin, dénote le débat interne qui préside un acte en pensée et qui en fonde la responsabilité. De longue date, les premières communautés chrétiennes ont séparé le for externe, sur lequel s’appliquaient le jugement et la sanction de l’autorité ecclésiastique, du for interne, lieu du jugement intime, inaccessible au pouvoir du responsable de la communauté, délimitant ainsi un espace intérieur de liberté, au sein d’une vie communautaire soumise aux rituels et codes de vie collectifs. En défendant cette distinction, les rédacteurs du droit canon, imposaient une limite à l’arbitraire du chef de communauté, tout ce qui fait la différence entre une secte et une communauté vivante.
L’Europe de la Réforme puis celle des Lumières s’est appuyée sur l’inviolabilité du for interne, pour défendre le libre exercice de la conscience individuelle, la liberté de croire et de ne pas croire, au nom de l’intimité de la relation de l’Homme à Dieu. Cette liberté court en filigrane dans l’affaire Calas, cause judiciaire défendue publiquement par Voltaire qui publie, à Genève en 1763, son traité sur la tolérance. Les tribunaux s’imposent une limite, ne franchissant pas le seuil du for interne. Le religieux est séparé du temporel. Dans le registre de la faute, on distingue péchés et infractions. Les péchés ne relèvent plus que de l’intime et de la théologie, les infractions relevant elles de la sphère publique et du droit institué par les parlements et les pou voirs publics. La liberté d’expression est défendue pour permettre l’expression de la liberté religieuse, menacée, combattue au XVIIIe siècle en Europe. Le mouvement des Lumières se prolongera en Europe au cours des siècles suivants pour revendiquer un affranchissement beaucoup plus général, pour affranchir l’individu des diktats de ses groupes d’appartenance, puis de sa famille. Au point où la conduite individuelle ne doive plus se guider sur des normes imposées de l’extérieur, devant trouver en elle-même le propre sens de ses déterminants. Dans ce contexte la liberté d’expression devient intangible pour autant qu’elle traduise la liberté de conscience, s’exerçant originellement et potentiellement dans le champ religieux. Dans cette logique, la détermination du bien et des bonnes conduites peut ultimement devenir toute relative, ou plutôt toute individuelle, déliée de toute référence au collectif.
Penser par soi-même pour fonder son action, devient le mot d’ordre des Lumières. Ose savoir pour former ton propre jugement. Explicitant l’esprit des Lumières, Emmanuel Kant s’exclame : « Sapere aude ! » dans son Was ist Aufklärung ? publié en 1784. « Ose savoir », « appuie toi sur la raison pour te conduire ! » Avec son ouvrage publié en 1819 et complété en 1844, Die Welt als Wille und Vorstellung (le monde comme volonté et comme représentation), Arthur Schopenhauer bouleverse les certitudes de la raison et introduit ce que plus tard Freud développera, les désirs latents derrière les représentations apparentes. Le vrai, le bien, le sens deviennent évanescents. Au-delà des motifs avoués, se cache une cascade de raisons. En témoignent les « les pourquoi à rallonges » des jeunes enfants quand ils interrogent inlassablement leurs parents sur le pourquoi des choses, sur la nature comme sur les comportements humains, provoquant une incontournable réponse parentale ultime : « parce que c’est comme ça ». Cette dernière réponse clôt la recherche des explications, castre les pulsions épistémophiliques tout en attestant qu’en matière de connaissance et de sens, il y a bien une dose d’arbitraire. Alors l’enfant se forge des sens à lui, des sens à l’essai. Des balises et des guides de conduite forgés par soi-même, en somme des normes qui seraient proprement individuelles. Étymologiquement, le terme « individu » dénote une unité distincte et indivisible par opposition au groupe social et à l’espèce. Mais nous faisons tous l’expérience de l’inexistence d’un tel « individu ». Selon les mots de Josset cités dans les précédents éditoriaux, on ne rencontre plus guère d’individus mais plutôt de plus en plus de « dividus », éclatés sur de multiples instants, lieux, réseaux sociaux, des individus qui ne s’appartiennent pas, des individus dont les mouvements identificatoires ne s’appuient plus sur leurs groupes d’appartenance. Penser par soi-même, dans les termes contemporains, équivaut à se confronter à beaucoup d’incertitudes, d’incohérences et d’inquiétudes. Question d’autant plus oppressante que l’individu contemporain est sommé de « se réaliser soi-même ». Mais où trouver le sens d’une telle « réalisation » ? Le sens serait-il à trouver dans le creuset de l’intersubjectivité (Georgieff et Speranza, 2013) ? Nous sommes, dès la naissance, porteurs de compétences innées qui soutiennent l’interaction avec nos proches, dès la vie intra-utérine, nous réagissons de façon discriminée à la voix de nos proches. Nous nous orientons vers eux spontanément dès la naissance. Et le dialogue commence, nos parents prêtant de nombreuses intentions, des hypothèses de sens, à nos gestes et nos sourires. Biologiquement « être pour » la relation, l’homme l’est aussi socialement. C’est ce que montre Tzvetan Todorov lorsqu’il analyse la portée intersubjective de la morale des Lumières. Todorov (2006, p. 55 sq.) définit trois sphères au sein du fonctionnement d’une société, la première, légale, où le droit de l’État impose son cadre aux conduites des individus, où la conduite des individus est guidée ou sanctionnée par le droit. À l’opposé, la seconde est privée, source des libertés individuelles et lieu d’exercice de la religion. L’État garantit les limites de la sphère privée, non pas tant pour qu’elle n’empiète pas sur la sphère publique, perspective et question contemporaines, mais pour que la sphère privée ne soit pas l’objet d’intrusions abusives des pouvoirs publics, que les libertés individuelles et la liberté de penser par soi-même ne soient pas brimées ou empêchées. Il met aussi en lumière l’existence d’une troisième sphère, intermédiaire, publique, « imprégnée de normes et valeurs non contraignantes », un espace de dialogue et de créativité potentielle, un laboratoire du renouvellement des normes, des valeurs et du droit qui prévaut dans la sphère légale.
Cette troisième sphère, publique, est à la base celle de l’interlocution de deux êtres, un espace potentiel de sens, co-construit à deux, mais par essence toujours mouvant, évolutif, incertain. Dans cette troisième sphère, il n’y a pas de bien ou de bonne conduite en soi. Ce ne sont pas des valeurs en soi, mais des valeurs contextuelles. Toutefois, cette relativité est bornée. Une conduite est relative dans la mesure où son sens est donné dans le cadre d’une relation entre un sujet et son environnement, entre un sujet et un autre, entre des sujets entre eux. De là à dire pour répondre à la question initialement posée, que la liberté d’expression ne trouve son sens authentique que dans l’espace concret, historique, de la relation que nouent les interlocuteurs ? Cela rappelle que le bien est sans doute, ou tout au moins partiellement, « une éthique de l’instant présent » selon la belle formule de Philippe Val (2015, p. 28), un instant partagé de présences.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Georgieff N., Speranza M. (2013). Psychopathologie de l’intersubjectivité. Paris, Elsevier Masson. [Google Scholar]
- Piot M.-A., Guilé J.-M. (2015). N’oubliez pas la réalité psychique ! Perspectives Psy, 54 (1), 5–9. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
- Todorov T. (2006). L’esprit des Lumières. Paris, Robert Laffont. [Google Scholar]
- Val P. (2015). Malaise dans l’inculture. Paris, Grasset. [Google Scholar]
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