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Numéro
Perspectives Psy
Volume 51, Numéro 4, octobre–décembre 2012
Page(s) 386 - 393
Section Entretien avec
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2012514p386
Publié en ligne 20 novembre 2012

Nous poursuivons avec ce texte une section consacrée à la rencontre entre de jeunes collègues et leurs aînés. Cette nouvelle section, placée sous la responsabilité de Chantal Magdeleinat et Brice Martin, fait oeuvre de transmission et nous ouvre aux nouvelles technologies. Nous restituons ici l’entretien sous forme papier tandis que sa forme vidéo devrait prochainement voir le jour sur le site de Perspectives Psy (www.perspectives-psy.org).

La rédaction

 

M.-A.P. :

Peut-être pourrions-nous, pour commencer, revenir sur les rencontres qui ont jalonné votre parcours. Dans quel sens ces rencontres ont-elles été déterminantes dans votre trajectoire de clinicien ?

R.M. :

Ma vocation première s’est d’abord portée sur la médecine générale, mais la confrontation au coeur du métier m’a détourné de celui-ci. Ce n’est que dans un second temps que mon intérêt pour la neurologie s’est réveillé en moi. J’ai alors passé l’internat, à l’époque, de neuropsychiatrie, me permettant l’émancipation financière de ma famille. La découverte de l’univers psychiatrique fut entière pour moi. En quête de repères, c’est Henri Ey le premier vers lequel je me suis tourné. Sa rencontre a été bouleversante pour moi. Très disponible, il s’adressait à nous, internes, comme à des collègues, tout en élargissant son propos sur des conceptions très modernes de l’organisation psychiatrique. De même que sa rencontre m’a permis de tisser un réseau relationnel soutenant et structurant. La rencontre de collègues en analyse m’a conduit sur le divan de Francis Pasche, afin d’accompagner un cheminement intérieur, tout en suivant une formation d’électroencéphalographie, composant alors un parcours polyvalent.

À partir de là a pu se révéler mon intérêt pour la pédopsychiatrie, que j’ai développé auprès de Serge Lebovici et de René Diatkine. J’ai d’abord été interne, puis chef de clinique en 1955. Nous cherchions à prendre en compte les apports de l’analyse dans des situations très disparates, pas initialement posées comme indication à la psychothérapie analytique. Ce qui a suscité en moi les premiers questionnements autour de la possiblité d’intégrer la psychanalyse aux autres orientations théoriques telles que la neurobiologie, la tradition de l’école française et la phénoménologie. La responsabilité qui m’a été confiée en 1955, de réformer l’institut Théophile-Roussel en internat à orientation psychothérapique, m’a également ouvert, avec des collègues de ma génération, sur la possiblité de travailler avec des éducateurs, des enseignants, des travailleurs sociaux... Tout en mettant en lumière les limites du travail au milieu d’une trop forte hétérogénéité de patients. À l’époque, les pouvoirs publics n’étaient pas en mesure de s’appuyer sur des concepts permettant un tri clinique des patients, orientant le traitement.

J’y ai aussi beaucoup appris sur le travail d’équipe. Nous tâtonnions dans la possibilité de faire apparaître un éclairage nouveau et d’être entendus. Beaucoup, en effet, de ceux qui sont venus en conquérants au nom de l’analyse ont fait disparaître les institutions, même si par ailleurs j’appréciais réellement certaines de ces personnes. Assez rapidement, mon tempérament a fait écho auprès de mes collègues comme quelqu’un de militant, représentatif de leurs aspirations. Je fus assez rapidement élu président au comité de l’internat. Nommé au concours de médecin des hôpitaux psychiatriques en 1956, l’atmosphère d’aprèsguerre portait au changement de l’asile pour de nombreuses raisons, notamment celle de la proximité avec l’univers concentrationnaire des années quarante. Mais ce mouvement passionnel initial était à l’époque relayé par tout un environnement politique et sociétal, sans lequel nous n’aurions pu avancer. Je fûs alors nommé membre de la Commission des maladies mentales, puis secrétaire du Pr Laffon qui présidait ce mouvement, contribuant alors à cet élan. Tout était corrélé. L’un après l’autre, des soutiens arrivaient de différents côtés et nous découvrions en outre que les expériences que nous pouvions tenter, les idées que nous pouvions avoir étaient susceptibles de se concrétiser dans les apports nouveaux qui portaient à la fois sur les concepts, les critères et les pratiques concrètes. C’est là qu’intervint le professeur Ajuriaguerra, qui oeuvra considérablement pour soutenir l’importance de dimensions neurologiques comme les troubles du langage et la psychomotricité. Et c’est dans ce même mouvement que j’ai été amené à défendre aux côtés de Bergès, le diplôme de psychomotricien, alors inexistant. Par ailleurs, ces personnes nous ont appris à développer des approches multidimensionnelles, dévoilant la multiplicité des facteurs qui peuvent intervenir dans la construction des supports de la vie mentale, aussi bien normaux que pathologiques, et en conséquence, la nécessité d’une approche multidimensionnelle du repérage de certaines pathologies.

Parallèlement, il m’est vite apparu la nécessité de travailler avec les parents. Pour moi, il est normal que les parents parlent de leur enfant en disant que c’est un handicapé et l’on doit les respecter en cela. Il est normal qu’ils attendent des aides, des accompagnements qui sont nécessaires. Mais il est aussi indispensable que nous introduisions un éclairage psychopathologique, permettant la reconnaissance de certaines pathologies, telles que l’autisme de Kanner, afin de mettre en place le traitement adapté, si l’on ne se contente pas de vouloir adapter l’enfant. Au moment où c’est encore possible, on peut mettre en oeuvre des mesures d’ordre éducatif, pédagogique, d’aide sociale, qui sont toutes, les unes et les autres, nécessaires. Le soin, en outre, doit être adapté : soin individuel, soin collectif, ou encore ce que l’on appelle la thérapie institutionnelle. À la Fondation Vallée, nous avons développé tout cela et je puis dire qu’en France, notre équipe a porté ce problème avec le souci de faire apparaître des concepts qui soient partagés par tous les membres de l’équipe, parce que c’est le seul moyen à la fois de rendre le travail tolérable pour ceux qui travaillent en groupe autour de l’enfant ou auprès de lui, et d’éviter des ruptures qui autrement sont inévitables.

M.-A.P. :

Nous souhaiterions revenir à présent sur le choix de votre sujet de thèse. Qu’est-ce qui vous y a amené et qu’est-ce que cela vous a apporté ?

R.M. :

Passée à l’époque de ma médecine générale, cela a été une pure formalité pour moi. Sans que je puisse me souvenir du nom, elle portait sur les esters phosphoriques, un médicament utilisé à différents niveaux, notamment dans le traitement de la myasthénie.

M.-A.P. :

Mais par la suite, vous avez beaucoup écrit…

R.M. :

Oui, j’ai énormément écrit et je vais vous dire pourquoi. J’ai joué un rôle important dans l’évolution des procédures, des pratiques, à travers le travail que j’ai mené pour la circulaire sur la création de la sectorisation en psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent. Cela a été un moment très important. Je l’avais d’ailleurs élaboré antérieurement : au début des années soixante, avec le mouvement suscité par Henri Ey. Il m’avait demandé de faire deux rapports, l’un sur la neuropsychiatrie infantile, intitulé La Neuropsychiatrie infantile (ce n’était pas encore la psychiatrie de l’enfant puisque nous étions des neuropsychiatres), et un autre sur les psychothérapies. Ce travail important a duré trois ans, avec à la fois des collègues de toutes origines et des représentants de l’administration qui nous soutenaient. C’est là que nous avons développé les principes du secteur… Nous avons développé une approche qui conduit à prendre en compte l’ensemble des paramètres qui peuvent influencer l’organisation de la vie mentale, les expressions qu’elle peut prendre. Nous avons souligné l’intérêt de n’exclure aucune des voies d’abord du problème, aussi bien du point de vue étiologique que du point de vue de l’étude des faits cliniques que nous avons à reconnaître. Pour les méthodes, nous avons insisté sur le fait qu’il fallait revaloriser en ce sens l’hôpital public et maintenir constamment le lien avec l’associatif et le privé, c’est-à-dire éviter les coupures aussi bien sur le plan conceptuel que sur le plan de l’organisation, sur le plan de la place qu’occupent les intervenants dans un domaine ou dans un autre. Pour l’enfant, il faut entretenir le lien, aussi bien pour la prévention que pour le suivi, pour la cure et la postcure, entre le sanitaire et le médicosocial, entre les spécialistes de la psychiatrie et ceux qui travaillent dans le champ de l’éducation et de l’aide sociale. C’est un système aussi ouvert que possible où chacun peut trouver sa place en bénéficiant des appuis dont il a besoin et qui varient d’un cas à l’autre et dans le courant de l’évolution. Cela a suscité un mouvement très majoritaire, même si certains sont restés attachés à une psychogénèse pure et d’autres à des théories organicistes qui dataient du siècle précédent. À cette époque, j’occupais la place de conseiller à la Direction Générale de la Santé, j’ai insisté pour que nous organisions un enseignement sur les nouvelles catégories diagnostiques qui étaient mentionnées par cette circulaire. Elle a été je crois la première en psychiatrie où l’on parle de clinique et de psychopathologie. Nous avons organisé la Semaine de la Fondation Vallée, qui se reproduisait tous les ans. Nous y recevions cent-vingt collègues venant de tous les départements. Ils étaient très demandeurs et nous étions amenés à sélectionner mais ils poursuivaient, et par la suite, cela avait des retombées localement, ils en parlaient… Cela a contribué aussi (au moins pour un temps, ce n’était pas perdu) à donner une certaine unité à la pédopsychiatrie française. Nous avions une certaine avance sur ce plan des innovations par rapport à d’autres courants qui étaient allés moins loin dans la conjonction des moyens qu’on pouvait rassembler sur différents plans pour faire avancer les choses.

C.B. :

Vous nous dites là que l’écriture avait pour but de lier les différentes parties qui pouvaient composer la pédopsychiatrie à cette époque, que cela a pu être un moyen un peu unificateur… ?

R.M. :

Il ne s’agit pas d’unifier. Je crois qu’il n’y a rien de pire que de vouloir unifier dans le sens de fixer des règles qui deviendraient des règles ou des principes rigides, des critères pour les moyens utilisés, des « bonnes pratiques », comme le dit aujourd’hui la Haute Autorité de Santé, qui feraient que le psychiatre appliquerait finalement des protocoles élaborés ailleurs. Bien entendu, il faut s’entendre sur des points essentiels et centraux mais il faut que le psychiatre reste libre de mener ses interventions en fonction de la singularité du cas, sa singularité clinique et les particularités de son contexte familial, social, éducatif à un moment donné. La créativité personnelle ne peut se déployer que si l’on respecte ces ouvertures.

C.B. :

Et quant à l’enseignement, le rôle, si l’on reprend ce que vous disiez, était de transmettre à différents intervenants du champ pédagogique, médico-social des concepts qui émanaient de vos pratiques ?

R.M. :

Il s’agissait davantage de coopérer car on ne coopérait pas. Les décisions concernant un enfant se prenaient dans des commissions. On envoyait des papiers; on disait : « Vous avez une place, pas de place ? ». On s’adaptait approximativement aux critères de l’établissement pour trouver la solution. Ce que nous avons dit, c’est qu’avant de discuter, et même pour faire le point sur un enfant, il est important de rencontrer son enseignant, l’assistante sociale de terrain, tous ceux qui s’occupent de lui dans la mesure où c’est possible, à sa demande s’il le veut, à la nôtre, d’un commun accord. C’est un moment très important aussi parce que nous pouvons faire passer quelque chose qui exprime notre sensibilité à une approche psychopathologique dans laquelle on est formé. C’est sur ces bases-là que s’est construite la psychothérapie institutionnelle et le travail en secteur, le travail en réseau du secteur. Or toute intervention de ce genre a nécessairement une fonction pédagogique. On ne sort pas indemne d’une rencontre où ces questions sont abordées mais cela ne fonctionne pas dans un seul sens. J’ai eu la chance d’avoir à la Fondation Vallée, par exemple, des enseignants d’une extraordinaire qualité, et nous avons appris mutuellement les uns des autres. Leurs travaux nous ont énormément aidés dans les approches pédagogiques mais aussi dans les approches psychopathologiques, dans la visée de soin institutionnel. En même temps, ils ont écrit des livres qui, je crois, ont fait progresser la pédagogie dans cette dimension, qui ont surtout rendu possible et même nécessaire qu’une coopération de terrain se développe entre les différents acteurs. C’est pourquoi cela me rend fou aujourd’hui d’entendre certains, autour de l’autisme, affirmer qu’il y a des domaines qui devraient être exclus de cette approche. On ne peut en exclure aucun, tous sont nécessaires et tous doivent être d’une qualité suffisante. C’est ce qu’on nous propose, par exemple pour l’autisme, du côté de la pédagogie, avec des auxiliaires de la vie sociale nommés pour trois ans, à qui l’on fait un apprentissage en une semaine et qui ne sont finalement pas vraiment intégrés dans la classe. Je me demande si quelqu’un peut vraiment rêver de cela pour son enfant.

M.A.-P. :

Tout à fait ! À ce propos, nous voulions vous interroger sur ce que vous pensez de la place des jeunes psychiatres et des jeunes pédopsychiatres dans l’engagement politique. Selon vous, quel rôle devrait-on jouer pour défendre justement une certaine représentation multidimensionnelle du patient, souple et singulière ?

R.M. :

Sur ce terrain-là, il faut bien voir que tout cela n’a pu se développer qu’avec l’appui des pouvoirs publics et dans un contexte général où les contributions nouvelles ont été bien accueillies par la majorité des praticiens et des parents à moment donné. Il y a eu une rupture en 1980 au moment où le DSM est apparu. Les États-Unis avaient alors développé beaucoup d’innovations où se trouvaient valorisés, parfois à l’excès, des apports surtout tirés de la psychanalyse, ce qui mettait en défaut d’autres contributions et posait un certain nombre de problèmes, notamment pour l’utilisation des médicaments psychotropes qui ont leur place comme toute autre thérapeutique.

Par exemple, sur le terrain de l’autisme, quand je suis arrivé [à la Fondation Vallée], c’était un asile. La première année, il y a eu vingt-huit sorties et toutes ont été faites vers les secteurs d’adultes de l’hôpital psychiatrique, c’est-àdire qu’aucun patient ne sortait. Il n’y avait dès lors aucune possibilité d’éducabilité. Le jeune était considéré comme inéducable ou incurable. C’était très difficile, les conditions étaient très mauvaises, mais avec un minimum d’efforts et d’intérêt, de suivi dans le travail que nous faisions, nous avons pu faire évoluer la situation. C’est important parce que, par quelque méthode que l’on aborde les problèmes, c’est la qualité de l’engagement de ceux qui mènent l’institution qui est fondamentale. Je crois qu’on peut partir d’une perspective plus psychodynamique mais l’on découvre rapidement que sans médiation éducative ou pédagogique, on ne peut rien faire, et de même, on peut partir avec un modèle plus étroitement fondé sur des méthodes plus systématisées et l’on s’aperçoit rapidement que l’on se trouve bloqué ; les gens ne peuvent plus travailler entre eux si l’on ne prend pas en compte les apports de la psychanalyse au sens large du terme, c’est-à-dire le fait de réfléchir au sens des difficultés que l’on rencontre et de trouver des solutions ensemble dans un respect mutuel de ce que chacun peut apporter.

Donc en 1980, quand le DSM est apparu, j’ai pensé que tout ce que nous avions créé, aussi bien sur le plan des concepts que des pratiques avec le travail en réseau, allait être radicalement remis en question par la primauté qui était donnée à un modèle uniquement biomédical, qui ne retenait que les critères, les principes qui provenaient de la neurobiologie en excluant tout ce qui pouvait éclairer la problématique sous un autre angle. Je craignais qu’avec cela nous assistions à des régressions rapides. Or, je m’étais intéressé à la nosographie, j’avais fait partie de toutes les commissions qui avaient été créées sur ce sujet depuis les années soixante parce qu’il me semblait naturel qu’il y ait un minimum d’accord pour découper le champ de la psychopathologie en catégories sur lesquelles il y ait un accord, même le plus petit commun dénominateur, un repérage tel qu’on puisse inventorier, approfondir autrement. Cela me paraissait tout à fait essentiel. J’ai alors réuni un groupe de travail avec des gens tout à fait estimables et reconnus. Nous avons élaboré une classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent qui ne nie pas les apports notamment de la classification CIM-10 de l’OMS, mais qui considère que c’est un premier pas dans l’approche de l’enfant, qui répond souvent à des critères symptomatiques, syndromiques qu’utilisent les parents, l’instituteur ou l’assistante sociale. Votre enfant présente des troubles d’apprentissage, du langage, des troubles des conduites. Mais nous pensons avoir les moyens d’aller plus loin et nous jugeons que ce serait dommage de ne pas utiliser la classification française qui permet de mieux ajuster les réponses en prenant en compte la psychopathologie du cas, ses relations à l’intérieur du groupe familial, un certain nombre de paramètres, enfin, qui ne sont pas inclus dans ce premier acte classificatoire. Nous avons donc construit cette classification, mais pas dans le seul but de classer. Quand je rencontre un enfant, en effet, ce n’est pas pour le classer mais après l’avoir vu longuement avec sa famille, je peux quand même discuter ensuite de la place de sa pathologie dans une classification. La critique fondamentale que je fais aux partisans du DSM, c’est de ne prendre en compte que les apports des neurosciences, au sens le plus étroit du terme. Ils ne se préoccupent pas d’un fait qui me semble pourtant fondamental, c’est que les données de la science, au sens où ils l’entendent, les études génétiques ou autres, par exemple, ou encore les progrès faits dans l’imagerie cérébrale, apportent des données d’un grand intérêt mais qui ne sont pas immédiatement transposables dans la pratique clinique. Il faut réfléchir aux médiations et aux supports qui permettent de faire passer ce qui s’inscrit comme progrès de la science sur le terrain de la pratique clinique.

Sur ce chapitre, je voudrais quand même dire que la clinique que j’ai essayé de construire, et qui est très bien acceptée par la plupart des collègues, n’est pas une clinique psychanalytique. C’est une clinique qui emprunte à tous les courants. Il est évident que les apports de la psychanalyse ont joué un rôle important dans son avènement…

M.-A.-P. :

Par rapport à votre pratique de psychiatre, quels ont été les points forts, les joies, les plaisirs qu’a pu vous apporter ce métier ?

R.M. :

Je crois qu’il y a des moments importants. Il y en a eu beaucoup. C’est toujours des moments de travail en équipe. Nous nous retrouvons, par exemple, à propos d’un enfant qui pose des problèmes difficiles. Les choses stagnent et puis, un jour, un mouvement se produit. C’est un mouvement partagé par tous les membres de l’équipe au cours d’une réunion. Il aboutit à une revalorisation narcissique qui a une très grande importance et qui nous rend plus solidaires les uns des autres et ceci, pas seulement dans le partage des concepts. Chacun se sent proche de l’autre comme d’un autre soi-même, c’est-à-dire qu’il s’agit d’un partage en profondeur, d’un partage de valeurs, pour ainsi dire.

J’ai écrit un texte récent, très court, sur le fait que l’éthique1, d’apparition récente dans notre domaine, a été profondément renouvelée, à mon avis, par les apports de la psychanalyse. Je le ressens profondément parce que ces apports ne jouent pas seulement sur les points précis dont je viens de parler mais aussi dans ce que nous partageons, à savoir un dessein, des idéaux. C’est, en effet, dans le partage des idéaux que se joue souvent l’essentiel. Je le vois aujourd’hui : j’ai de graves problèmes de santé, je suis relativement préservé sur le plan intellectuel, je continue de pouvoir parler, on me demande mon avis… Mais finalement, ce qui compte le plus, c’est ce que les gens font passer des liens qui se sont tissés entre nous. C’est là l’essentiel. Nous pouvons avoir des arguments convaincants, probants ; certains proviennent, comme on dit, de la science, pourquoi pas ? Mais nous ne pouvons les faire entendre et des parents et de certaines autres personnes qui s’occupent de l’enfant que si nous créons avec eux des modes d’échanges entre Menschen, entre personnes, dirait-on. C’est fondamental.

M.A.-P. :

Et d’un autre côté, pourriez-vous nous faire part des déceptions que vous avez pu rencontrer au cours de votre carrière, ou des doutes, des colères ?

R.M. :

Il y en a certainement eu beaucoup. Je crois que les choses les plus difficiles ont été les revirements de la politique de santé à partir des années quatre-vingt, l’adoption d’un modèle qui considère finalement comme irréversibles, parce qu’il les inscrit au plan neurobiologique, les troubles de l’enfant. C’est idiot car cela pose le problème de l’organogénèse/psychogenèse sous une forme qui n’est pas acceptable. C’est dans la rencontre entre facteurs organiques et relationnels, pour simplifier les choses, que s’appréhendent nécessairement les supports de la vie mentale. Or les concepts du DSM conduisent à considérer qu’il existe une irréversibilité des troubles et cela me paraît terrible, notamment dans le débat autismepsychose. Les parents continuent à demander qu’on intervienne tôt pour mettre rapidement en oeuvre les mesures nécessaires, mais ils n’envisagent que les mesures d’accompagnement du handicap, qui peuvent pallier les limitations de l’enfant sur le terrain du handicap, et pas le soin. Or d’après nous, il faut bien sûr mener ces actions de compensation du handicap, car elles sont fondamentales, mais nous avons aussi la visée d’être ceux qui peuvent le mieux repérer les cas qui bénéficient du soin et leur donner accès à une possibilité évolutive. En 1966, j’ai été le premier descripteur des dysharmonies psychotiques, qui sont des formes fréquentes dans le groupe autisme-psychose qui est un groupe restreint. Cela représente environ 30% des cas. Nos contradicteurs disent qu’il n’y a pas d’étude scientifique mais j’en ai fait une avec Roger Perron2. Je disposais alors, en effet, d’un laboratoire CNRSUniversité avec un directeur de recherche du CNRS, et nous avons mené cette étude selon une méthodologie rigoureuse en prenant en compte tous les paramètres, c’est-à-dire que nous nous interrogions sur les progrès de l’enfant, afin d’observer s’il progressait dans son langage, sa façon de se tenir, sa capacité à faire des courses ou encore à sortir de l’établissement, à côté d’autres modifications qui concernaient la psychopathologie. On peut dire que 70% de ces enfants, étudiés dans de bonnes conditions et grâce à un rare déploiement de moyens, redevenaient à cet âge-là des enfants comme les autres. Personne n’est à l’abri de troubles. Ce n’est pas parce qu’on a eu une psychose qu’on est devenu immortel et invulnérable. Ces enfants compensent souvent une grande partie de leur déficit dans des proportions variables, selon les cas, l’évolution, les limites de l’évolution, mais de fait, il y a une réintégration. Ma douleur, c’est que l’on refuse aujourd’hui que des enfants puissent bénéficie de tout ce que nous avons fait. On est touché par cela, profondément. De même, il n’est pas tolérable que des parents de bonne foi se laissent manipuler par des groupes radicaux qui poursuivent un tout autre but, qui est de détruire le concept de psychanalyse. C’est là une visée d’une tout autre nature. Cela fait partie des déceptions.

Mon autre déception, c’est que les pouvoirs publics aient fait disparaître la Commission des maladies mentales en 1990. Elle a été dissoute et depuis lors, la Direction Générale de la Santé n’a plus tenu son rôle de conseiller en matière d’orientation de la politique de santé. Ils l’ont fait avec l’idée que c’était très coûteux, qu’il fallait faire des restrictions, réduire les dépenses de santé. Cependant, il y a toujours chez ceux qui nous gouvernent la tentation d’être maîtres du jeu dans les orientations qui sont prises – on le voit sur d’autres plans ; à ce moment-là, on a rompu avec la politique menée jusqu’alors et ce, sans qu’il y ait eu débat, car de fait il n’y a pas eu de débat scientifique. La décision a été prise. On fait des économies, on contrôle mieux le système, on le régente. Dès lors, il ne reste plus, souvent, qu’à choisir les experts qui vont donner la bonne réponse. Il n’y a plus de discussion et l’on a perdu le cadre paritaire où tous ceux qui avaient à intervenir dans la politique de santé mentale étaient présents. Il y avait jadis toutes les catégories de professionnels, notamment des représentants de l’Éducation nationale, de la Justice. Mais il n’y a plus de discussions en commun, ce qui contribue à des clivages fâcheux. On favorise les clivages en cloisonnant. Certaines gens de bonne foi pensent que c’est une bonne politique, qui peut être efficace. Mais c’est une erreur. L’ennui, c’est que cela n’ait pas été discuté. Les problèmes de cet ordre doivent faire débat. Or on a évité le débat. Cela a été imposé, cela fait partie des choses pénibles.

Néanmoins, ma déception est tempérée par le fait qu’alors que les conditions sont devenues plus difficiles, alors qu’on nomme plus d’administrateurs que de soignants, on constate que les équipes résistent. C’est souvent facile de protester, souvent l’on se crée une identité dans la protestation. Mais je suis très touché de voir que là, c’est plus profond que cela : ils restent adhérents à ce qui existait avant et veulent maintenir cet esprit de liberté et de créativité qui s’était mis en place sur ce fond et qui permettait à chacun de faire valoir son originalité dans la position où il était. C’est important. Ils résistent avec des moyens de plus en plus réduits. En même temps, ce qui est douloureux, c’est de nous voir accusés, en tant que psychanalystes, de carences dont nous ne sommes pas responsables. Quand les pouvoirs publics disent que l’expérience a montré que la psychanalyse qui avait été introduite ne donne pas ses effets, c’est un scandale, parce qu’on n’a pas équipé la France. Il y a eu, certes, quelques services qui ont pu se développer mais ils sont peu nombreux, et il est vrai que l’absence de moyens est au centre du problème. D’autant plus que les progrès promis par la psychiatrie biologique sont vaincs, comme en témoigne le propos actuel de François Gonon3.

C.B. :

Et que pensez-vous de la formation actuelle des jeunes psychiatres ?

R.M. :

Aujourd’hui, les psychiatres ne sont malheureusement formés qu’autour du DSM. C’est devenu le bréviaire alors que la qualité de la clinique française du temps d’Henri Ey n’a pas été reconnue. Je n’ai jamais lu de meilleur texte sur la schizophrénie que celui qu’Henri Ey avait écrit dans son premier chapitre de l’Encyclopédie médico-chirurgicale. Psychiatrie. Tout cela se dissout dans des formulations qui font appel à des critères tout faits et qui ne permettent plus au clinicien de tenir sa place, et qui ne reconnaissent plus les virtualités présentes chez certains sujets, qui éliminent la multiplicité des rapports. Il est tout de même très difficile à un jeune psychiatre qui a été formaté de cette manière d’être tenté de s’ouvrir à d’autres courants, de les intégrer. C’est très difficile. Mon ami Maurice Corcos vient d’écrire un livre remarquable sur le Monde du DSM4 qui est une critique tout à fait fondée du monde auquel on en arrive dans ces conditions et c’est bien volontiers que je lui en ai écrit la postface.

C.B. :

Par rapport à cette formation qui a quand même créé un moule, quelle marge de manoeuvre pensez-vous que nous puissions avoir pour réintroduire cette dimension dynamique, psychopathologique ? Quels conseils donneriez-vous aux jeunes psychiatres aujourd’hui pour essayer de tempérer quelque peu la tendance que vous dénoncez ?

R.M. :

En deux mots, je pense que cela doit reposer sur des échanges, des discussions. Une Association des jeunes psychiatres m’avait demandé il y a deux ans de participer à un débat. Je leur ai présenté un film de trente-cinq minutes qu’avait fait Alain Bouvarel sur Le Passé, le Présent et l’Avenir de la pédopsychiatrie et qui est un beau document. Ce n’est pas parce que je l’ai écrit que je peux me dispenser de considérer que l’on réussit ou l’on ne réussit pas… en trente-cinq minutes, je dis des choses importantes. Ce qui m’a frappé, c’est d’abord qu’ils avaient envie d’être informés. C’était une réunion organisée dans le XIXe arrondissement, l’un d’eux avait emprunté un local commercial à ses copains, on a passé le film, puis on a discuté pendant trois heures. C’était très revigorant, ils étaient une cinquantaine, c’était formidable. Cette année, j’ai encore participé au séminaire qui a lieu à la Fondation Vallée. Un film est présenté, l’enregistrement d’un entretien avec un enfant. Parmi les participants, les internes du service qui sont tout à fait passionnés, et les questions posées sont celles que poseraient des gens expérimentés qui ont déjà acquis, intégré tout cela. D’eux-mêmes, ils posent les bonnes questions et un débat peut s’ouvrir. On entre immédiatement dans la discussion, par exemple, de la psychopathologie du cas. La semaine de perfectionnement était fondée pour l’essentiel sur la présentation de cas, et puis c’était, c’est aussi un moyen d’évaluer ce qui est déjà possiblement intégrable par un psychiatre qui touche pour la première fois à une problématique de cet ordre. Et puis il y a ceux qui restent en deçà, qui ont une discussion plus idéologique, plus théorique, et qui passent à côté. Je suis sûr qu’aujourd’hui encore cela marche, cela peut marcher.

C.B.:

Pensez-vous qu’un psychiatre doive faire un travail sur lui-même ?

R.M. :

Je ne vois pas comment l’on pourrait se passer d’un travail sur soi-même. Mais le problème, c’est que celui-ci peut être fait de différentes façons. J’avais poussé à ce que, par exemple, mes collaborateurs soient analysés. Le nombre de membres de mon équipe qui étaient analysés était extrêmement réduit. C’est un problème personnel, chacun choisit. Il y a un travail qui est la façon dont on discute avec d’autres en respectant tout à fait leur position, et puis, il y a aussi ceux qui ont des positions simplifiées. Moi, j’appartenais à la SPP, j’ai toujours cherché à développer une clinique ouverte à d’autres courants. Mais d’autres appartenant, par exemple, à des groupes lacaniens avaient des positions moins ouvertes, plus orientées vers la mise en valeur des aspects psychogénétiques. Mais quand l’équipe fonctionne bien, cela ne pose aucun problème, c’est même un apport qui est intégré ; il ne devient plus dominant et perd sa fonction réductrice, réductionniste.

Je crois donc qu’il faut laisser une liberté à tous mais pour ce qui est de l’ensemble de l’équipe, le travail que nous faisons ensemble, les groupes de parole, les différents moyens que nous avons de communiquer, soit sur des cas, soit en groupes, soit de façon informelle, dans toutes ces conditions-là, ce que nous échangeons a une fonction pédagogique, c’est-à-dire que cela laisse des traces. Dans l’équipe, ce qui me frappait au début, et je m’y prêtais volontiers, c’est que plutôt que de dire qu’on avait affaire à une pathologie limite mais que, tout de même, la dimension névrotique était importante, qu’il était déjà en cours d’intégration, qu’il fallait valoriser cet aspect-là, un éducateur disait que cela lui rappelait la petite Un tel qui posait le même problème : « Vous vous rappelez, il s’était produit ceci ou cela… », c’est-à-dire qu’il rappelle la psychopathologie par des exemples précis, en faisant voir une personne. Ce n’est pas théorisé à un plan supérieur. Je crois que la psychanalyse nous est nécessaire, pour que nous arrivions à conceptualiser certains paramètres qui méritent de l’être. Mon ami André Green, qui vient de disparaître, a été le grand maître pour développer des concepts que nous utilisons, et ce que les gens oublient, c’est qu’en même temps, il avait remplacé Henri Ey au Cercle d’études psychiatriques. Or les psychiatres, dans leur pratique ordinaire, se réfèrent volontiers aux concepts qu’André Green a véhiculés et cela a beaucoup d’importance. Ce n’est pas pour rien qu’il a écrit un livre sur la folie ordinaire5. C’est tout cela, tout ce qui rapproche, ce qui permet de passer d’un domaine à un autre qui est important, bien plus que ce qui tend à figer des écarts qui pourraient devenir clivant. Et dans le travail en équipe, on passe son temps à réduire les clivages, à essayer de remettre en communication les gens, et en évitant toujours de les mettre en question dans leur personne. Toutes les critiques sont possibles si l’on ne touche pas à la personne, si l’on respecte son narcissisme.

M.A.-P :

Peut-être une question de conclusion qui certainement va toucher à tout ce que vous avez dit : quelle est l’essence du métier de psychiatre, selon vous ?

R.M. :

C’est ce que je viens de dire. Ce sont des fonctions multiples, qu’il faut être en mesure d’assumer au mieux, le moins mal possible, dans différentes dimensions, en fonction des situations où l’on se trouve. C’est tout de même un métier qui apporte beaucoup. Souvent ces temps-ci, avec des proches, je me réjouis que le projet que j’avais fait initialement de devenir médecin généraliste se soit transformé en orientation vers la psychiatrie car la psychiatrie m’a apporté des satisfactions, des moyens aussi de mieux tenir ma place en tant que citoyen, en tant que professionnel dans notre société sur le long cours, avec des variations, des progrès et des reculs, mais l’on voit bien où se situe toujours le centre de gravité.

C.B. et M.A.-P :

Nous vous remercions chaleureusement

Lorsque nous préparions la relecture de ce manuscrit, nous apprenions le décès du Professeur Roger Misès, survenu le 23 juillet 2012. Son nom restera attaché à sa défense d’une psychiatrie infanto-juvénile fondée sur une approche psychanalytique du développement et à son engagement auprès des équipes et des familles. Il nous a semblé que nous pouvions lui rendre hommage en publiant l’entretien qu’il avait donné quelques semaines plus tôt. Le texte, dont nous avons volontairement conservé la forme vivante et orale, a été revu par nos soins sans avoir été relu par le Professeur Roger Misès. Le comité de rédaction s’associe au chagrin de ses proches.

La rédaction

1

L’avènement des conceptions dynamiques et le renouvellement de l’éthique. In L’éthique du psychanalyste. Monographies et débats de psychanalyse. Paris : PUF, 2011.

2

Roger Perron : chercheur honoraire au CNRS, psychologue, psychanalyste, membre titulaire de la SPP. Mises R, Perron R (1993). L’adolescence des enfants autistes et psychotiques .Neuropsychiatrie de l’Enfance et de l’Adolescence, 1-2, 26-60.

3

François Gonon, Neurobiologiste, directeur de recherche CNRS à l’Institut des maladies neurodégénératives, Université de Bordeaux.

Gonon F (2011). La psychiatrie biologique : une bulle spéculative ? Revue Esprit, novembre , 54-73.

Gonon F, Guilé JM, Cohen D (2010). Le trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité : données récentes des neurosciences et de l’expérience nord-américaine. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, 58 : 273-281

4

Maurice Corcos : psychanalyste, professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent.

Corcos M (2011). L’homme selon le DSM. Le nouvel ordre psychiatrique. Paris : Albin Michel. Voir les Analyses de livre de Marie-Aude Piot (Perspectives Psy, 2012 ; 51 : 400-405) et Aude Lepresle (Perspectives Psy, 2012 ; 51 : 202).

5

André Green, psychanalyste, Directeur de l’Institut de Psychanalyse de Paris (1970–1975), Vice-Président de l’Association Psychanalytique Internationale (1975-1977), Président de la Société Psychanalytique de Paris (1986-1989).

La folie privée, psychanalyse des cas-limites, Paris : Minuit, 1990. Réedition : Paris, Gallimard, collection Folio essais, 2003.


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