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Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 3, Juillet-Septembre 2022
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Page(s) | 197 - 199 | |
Section | Éditorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2022613197 | |
Publié en ligne | 15 septembre 2022 |
A just so story
Professeur émérite à l’Université Claude Bernard, médecin honoraire des hôpitaux de Lyon, 15 rue Saint Paul, 69005 Lyon, France
Longtemps dominante, la psychopathologie est en voie de disparition. Cette démarche, analogue de la physiopathologie en médecine du corps, visait à inscrire les symptômes des troubles psychiques dans une filiation psychologique qui leur donnait un sens. Elle s’efface au profit de l’empire des neurosciences en passe d’annexer la psychiatrie et de la réduire à une neurologie des comportements déviants. Ainsi se reproduit curieusement, à deux siècles de distance, le rejet par la deuxième génération des spécialistes des maladies de l’esprit (ils se nommaient alors aliénistes et, pour se légitimer, se lançaient dans la recherche des lésions cérébrales), de l’héritage de leurs prédécesseurs, Pinel ou Esquirol, dont ils taxaient dédaigneusement de roman la qualification de la folie comme une exacerbation des passions communes. En même temps, les grandes narrations qui ont structuré la culture, comme le marxisme ou la psychanalyse, ont perdu de leur influence. Alors qu’elles occupaient la place des mythes originaires dans d’autres sociétés, tout se passe comme si le souci de raconter les origines disparaissait dans la nôtre soumise au culte de l’immédiateté et du profit rapide. On s’indignera peut-être de voir la psychanalyse ravalée au rang d’une mythologie. Un anthropologue anglais, Robert Ranulph Marett, avait déjà déclaré que le mythe de la horde primitive, emprunté par Freud à Darwin, et auquel il a ajouté la domination cruelle par un père omnipotent, était « a just so story », une « histoire comme ça », titre donné par Rudyard Kipling à des récits fantaisistes conçus pour endormir sa fille, où il imaginait pourquoi le léopard a des taches, la baleine une gorge étroite ou le dromadaire une bosse.
Comparant deux études freudiennes sur l’originaire, Totem et Tabou et Le roman familial des névrosés, Thomas Lepoutre, dans un article relativement récent et brillant d’intelligence 1, analyse les rapports entre le mythe et le roman. Le mythe est collectif et asservit de l’extérieur le sujet à des forces souveraines, le roman est individuel, l’auteur ou le narrateur sont au centre de l’intrigue et déterminent son cours, volontairement ou non. Le mythe implique une croyance dans son explication unique, le roman laisse planer l’incertitude et permet l’émergence d’autres possibilités. Mais le roman a besoin du mythe comme fondation, d’un « métanarratif » (pour reprendre l’expression du psychanalyste américain Roy Schafer) qui sert d’arrièreplan au récit. Avec les conduites de réparation du parricide et la soumission à la Loi des frères coalisés qu’il promeut, le mythe de la horde primitive formate le roman familial du névrosé en quête fantasmatique d’un père plus satisfaisant qui lui donnerait une place unique de héros parmi les siens.
Cet entrecroisement du roman et du mythe se retrouve dans le soin psychique. Face à l’énigme que ne manque pas de lui poser la folie (ou l’autisme), le soignant a besoin d’hypothèses, ne serait-ce que pour continuer à penser face à ses patients. Sur les dires et les actes du patient, éventuellement sur ceux de son entourage institutionnel ou familial, il construit une histoire qui donne sens à des propos ou à des comportements aberrants, incompréhensibles à priori. Cette construction modifiée tout au long d’une thérapie n’est qu’une fiction romanesque, mais elle lui permet de « tenir » face à une entreprise de destruction psychique qui éloigne de l’autre, aliène les protagonistes et gêne l’établissement d’une relation. Elle se fonde sur un certain nombre de théories générales, la psychanalyse, mais aussi la phénoménologie, la théorie des systèmes ou le structuralisme qui font fonction de mythes et inspirent les récits particuliers. C’est sur ce fond mythique que la créativité des soignants et des soignés s’unissent pour dessiner un processus narratif redonnant une cohérence à l’existence morcelée du sujet en souffrance. L’élaboration mutelle de ce processus suscite un plaisir spécifique, un plaisir de penser qui, au départ, fait souvent défaut au soigné, mais que le soignant, en l’éprouvant, lorsqu’il joue de la théorie, lui transmet. Dans le soin, au contact du soignant, le soigné, disait Winnicott, « apprend à jouer » avec les images, les affects et les mots.
L’erreur de nombreux psy a été de confondre l’utilité des mythes auxquels ils se référaient avec la vérité scientifique et de traduire en explications définitives leurs fictions interprétatives. Présentées comme des faits, certaines ont été spécialement nuisibles comme celle qui attribuait la pathologie de leurs enfants aux désirs inconscients des mères de schizophrènes ou d’autistes et aux manifestations de ces désirs dans leur discours ou leur comportement. Il s’en est suivi une réaction justifiée des parents et de leurs associations contre une culpabilisation illégitime. Parallèlement, les progrès incontestables des neurosciences et des techniques d’imagerie qui permettaient ces progrès ont donné à l’opinion et par conséquent aux pouvoirs publics, sensibles aux mouvements qui animent l’opinion, l’illusion de la fin d’une option narrative et de l’alignement nécessaire de la psychiatrie sur une médecine fondée sur des preuves établies par la comparaison statistique de populations, qui montrait ailleurs son efficacité. Aujourd’hui, même la classification américaine des troubles mentaux qui se voulait scientifique, mais qui conservait un semblant de subjectivité dans la description consensuelle de troubles perçus subjectivement, mais encore sans substrat anatomophysiologique connu, est critiquée, et on cherche à la remplacer par des « research domain criteria » purement objectifs d’où la référence psychique serait entièrement exclue.
Faut-il alors désespérer devant le re-tour, sous des dehors pseudo-scientifiques, d’une psychiatrie bureaucratisée, sécuritaire et liberticide ou espérer qu’après une phase triomphaliste, les neuroscientifiques et les psychiatres qui se prosternent devant eux participent à la recherche d’un dualisme méthodologique où seraient reconnues à part égale et mises en dialogue la science qui, selon Aristote, ne s’intéresse qu’au général et une médecine qui, selon la suite de sa formule célèbre, ne devrait prendre en compte que le particulier, en respectant sa dimension poétique ?
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