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Editorial
Numéro
Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 2, Avril-Juin 2022
Page(s) 109 - 112
Section Éditorial
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2022612109
Publié en ligne 29 juillet 2022

Le comte de Buffon et Carl von Linné ne se sont jamais rencontrés de leur vivant. Mais l’un et l’autre ont profondément marqué nos façons de penser, y compris de penser notre métier. Buffon, dans les 36 volumes de son Histoire naturelle, générale et particulière, écrivait que « l’intérieur, dans les êtres vivants, est le fond du dessein de la nature ». Et il n’hésite pas à créer des théories, des hypothèses qui sont à vérifier… sur le vivant.

Linné, lui, a jeté les bases d’une nomenclature systématique et complète de toutes les espèces vivantes (en tous cas 6 000 espèces végétales, et 4 400 animaux) en se fondant sur la proximité anatomique. Un travail descriptif donc, s’appuyant sur ce qui est à la fois visible et fixe. L’opposition entre Buffon et Linné qui paraît obsolète, tout juste un résidu, discuté, du siècle des Lumières, est pourtant d’une brûlante actualité, tant en médecine qu’en psychiatrie.

Pour l’un comme pour l’autre, on ne peut classer sans penser (G. Perec) mais autant l’un est fixiste, autant l’autre est évolutionniste; l’un évolue dans un espace dessiné une fois pour toutes, en tous cas pour longtemps; alors que l’autre évolue dans un mouvement temporel permanent. Ma conviction est que, quand l’intelligence recule, se fige, les modélisations avancent.

Malgré mon expérience, je reste perplexe devant les errements de la psychiatrie entre ces deux tendances.

Si on cherche à résumer une histoire de la psychiatrie, on peut distinguer quatre phases, quatre temps, quatre époques.

1 – Une préhistoire, d’avant la psychiatrie pendant laquelle certains s’occupaient déjà des « fous » avec plus ou moins d’intérêt, plus ou moins de respect. On en retrouve la trace tout autant dans la Bible (la dépression du roi Saül) que chez les Romains (Coelius Aurélianus faisait jouer de la musique douce pour les malades agités);

2 – Nous devons au XIXe siècle une ou des classifications cliniques plus descriptives qu’explicatives; et la rationalisation de méthodes thérapeutiques plus ou moins moralisantes car le siècle l’était, moralisant.

3 – Une psychiatrie moderne, rencontre de trois courants pendant le XXe siècle : le premier courant est thérapeutique avec la découverte des électrochocs, puis les neuroleptiques; le second courant repose essentiellement sur la diffusion de la théorie et des méthodes psychanalytiques (qui ne se résument pas, bien sûr, à ce qu’on a appelé la cure-type). Cette diffusion d’une approche de l’inconscient n’a pas été, comme vient de le proclamer imprudemment l’académie de médecine, une mode. Le troisième est le courant social qui s’est illustré avec la politique de secteur, l’ergo-sociothérapie, la psychothérapie institutionnelle et l’antipsychiatrie.

Cette période moderne me semble avoir culminé avec la reconnaissance de la psychiatrie comme spécialité médicale, en 1968. C’est la période que j’ai vécue et à laquelle j’ai participé. 4 – Et une psychiatrie contemporaine, prise dans un souci de simplification, de mécanisation, et d’objectivation ou de réification même de ce qui est et reste malgré tout abstrait.

De quel point de vue, de quel « vertex » puis-je m’autoriser à parler du mouvement intellectuel, social, économique, politique de la psychiatrie, enserrée dans le monde du moment. J’y ai longtemps, trop longtemps peut être joué mon rôle.

Comme je l’ai évoqué, la psychiatrie moderne me semble reposer sur un triptyque :

  • La psychiatrie objectiviste avec ses moyens d’observation déshumanisés et sa gamme médicamenteuse (j’ai toujours été frappé de ce qu’il y avait « menteuse » dans ce mot !)

  • La psychiatrie relationnelle, basée sur la théorie et la modélisation d’une relation thérapeutique fondée sur les phénomènes de transfert et de contretransfert inconscients entre soignant et soigné. Cette psychiatrie a pu profiter à toutes les autres spécialités médicales, pour mieux comprendre et utiliser la relation soignante.

  • La psychiatrie sociale qui couvre le champ de la psychothérapie institutionnelle au poids de l’éducation et à celui des évènements et des moments sociaux, à l’hygiène mentale et au souci de santé mentale.

De ces trois courants est sorti un ensemble, une formule complexe où se côtoient, et si possible s’alimentent l’un l’autre, les diverses méthodes d’approche qui en découlent. Cela tombe bien : on sait maintenant comprendre et appréhender la « complexité ».

L’objet de cet ensemble psychiatrique est le PSYCHISME et ses dysfonctionnements. Il faut bien faire attention aux mots que l’on emploie. Ici on parle de psychisme (ce qui en fait une sorte de spécialité systémique comme par exemple l’immunologie, plutôt qu’une spécialité d’organe (le SNC) comme la pneumologie ou la gastro-entérologie). C’est autour de ce mot qu’a été créée, dans les mêmes temps, la psychologie clinique.

Donc un même objet abordé par trois voies qui impliquent méthodes et théorisations différentes… à condition qu’elles ne se croient pas exclusives.

Cette complexité a conduit et a permis l’autonomisation de la psychiatrie, avec ses enseignements et un internat de psychiatrie spécifique.

Le champ de cette nouvelle spécialité psychiatrique s’élargissait sans cesse : pédo-psychiatrie, psychiatrie du bébé, géronto-psychiatrie, psychiatrie de liaison, psychiatrie du travail, psychiatrie trans-culturelle, etc.

Face à ce bouquet de feu d’artifice, nous avons fermement tenu le cap d’une psychiatrie unique, avec bien évidemment des options, des compétences multiples et variées. C’est ce qui permettait à Charles Brisset de nous définir comme des « généralistes de la psyché »

Cependant, les psychiatres devenant des militants de leurs méthodes plutôt que de leurs objectifs, des conflits et des rivalités éclatèrent. Je propose d’appeler tout cela des résistances à la complexité.

On a pour cela utilisé le masque des clivages traditionnels : public-privé; psychiatres et neurologues ayant le sentiment d’être dépossédés d’une part de leur territoire (et de leur clientèle). On peut constater que les neurologues ont entrepris de reconquérir les territoires qu’ils pensent avoir perdu, comme la Russie revendique et envahit la Crimée et le Donbass, ou la Chine qui lorgne sur Formose.

Au sein de la spécialité, chacun voulut se trouver une identité unique (il n’y a pas que chez nous !). Les sociétés savantes (c’est un mot) se sont multipliées, ainsi que les groupes, cercles, séminaires etc., sur le modèle de ce qui arrivait à la psychanalyse, lacanienne en particulier. Cela fut d’autant plus facile que nous commencions à vivre dans une société d’individualisme et de concurrence généralisée. Au moment où j’ai mis en place la Fédération française de psychiatrie, il y avait plus de quarante associations nationales ou régionales de psychiatres. Ce qui fournissait d’ailleurs des arguments aux pouvoirs publics et aux politiques pour ne pas nous entendre.

Maintenant, ceux d’entre nous marqués par la psychanalyse se raréfient, cependant que ceux que j’appelle des cérébristes sont ivres de découvertes techniques plus que de théories de base. L’algorithme prend la place de l’intuition, de l’imagination et de la réflexion.

Pour les pouvoirs publics, la doctrine était que plus il y a de médecins, plus les prescriptions sont nombreuses et sources de déficit Quant au service public de psychiatrie qui existait depuis la Révolution française, il était mis à mal, marginalisé, maltraité même, comme tous les services publics d’ailleurs.

Alors que nous est-il arrivé ? S’agit-il ici d’une déploration ou une amertume d’ancien combattant retiré des affaires ? Une évolution socio-politique que reflète la psychiatrie ?

Comment interpréter le démantèlement des services publics si nécessaires aux psychiatres : hôpital, sectorisation, services sociaux, éducation nationale, EPAHD cédés au privé à but lucratif… tout paraît aller de plus en plus mal, et même le tarif du Cpsy qui était au début de trois C. Comment interpréter le fait que l’internat de psychiatrie, choisi au début par les derniers nommés et surtout par les mieux placés soit devenu un choix de fond de cuve ? Parce qu’il est moins rémunérateur que d’autres, et moins impliquant de surcroît ? Ou bien parce que la psychiatrie plafonne : il n’y a plus guère de nouvelle découverte de médicaments, et les psychothérapies de psychotiques sont trop difficiles. Alors que les méthodes d’investigation par des mécaniques variées se multiplient, parce qu’elle en est revenue au XIXe siècle, qui fut plus descriptif que compréhensif. Un seul exemple : le nombre de symptômes isolés par les dernières versions des DSM explose.

On peut constater que partout la description tue l’intelligence, la compréhension. Partout les approches objectivistes, réifiantes, l’emportent sur l’interprétation des signes. Le chiffrage l’emporte sur la réflexion et la construction; et la statistique sur l’individualisation (je n’ai pas écrit : individualisme).

À mon âge, je ne sais pas, je ne sais plus ce que nous pouvons attendre ou espérer. Je ne crois plus avoir tous les éléments pour y réfléchir sainement. Récemment, on m’a ri au nez quand j’ai proposé une réflexion ou un colloque sur ce qu’était et croyait être un psychiatre aujourd’hui, ici et maintenant.

Nous est-il encore possible de rêver, car on connaît l’importance du rêve portant la réflexion. Rêvons de réunir Linné et Buffon, l’observation scientifique et objectiviste, et l’effort dynamique du soin; rêvons de voir la Lune et de deviner sa face cachée, dans un effort théorique rassembleur, une méthode scientifique dans laquelle l’observateur doit commencer par s’observer lui-même, car c’est la traduction, l’interprétation de son observation qui va se diffuser et avoir des conséquences pratiques.

Je ne crois pas que, pour le moment, il soit possible d’imaginer une loi unique de la nature, comme le souhaitait Einstein. Mais observation et implication, saisie sensorielle et réflexion devraient pouvoir s’étayer les unes les autres.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


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