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Perspectives Psy
Volume 49, Numéro 3, juillet-septembre 2010
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Page(s) | 181 - 184 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2010493181 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2010 |
Le désir sécuritaire et le psychiatre
The securitarian appetite and the psychiatrist
Rédacteur en chef
Le risque a-t-il été bien mesuré ? En conclusion de son article (Le meurtrier présumé était en conditionnelle. 20 minutes, mercredi 8 septembre 2010), le journaliste donnait la parole à l’un des protagonistes d’une tragique affaire de meurtre dont l’auteur présumé aurait été un récidiviste astreint à des soins pénalement ordonnés : « il faudra examiner les rapports des psychiatres car c’est là quelqu’un dont on a visiblement sous-estimé le danger ». L’évaluation clinique du danger pour soi ou pour autrui appartient à la pratique psychiatrique habituelle, et tout particulièrement dans les situations d’urgence. L’appréciation de la dangerosité est beaucoup plus délicate, pleine de finesse clinique et dépendante des éléments portés à notre connaissance, de l’expérience et du temps dont on dispose pour les examiner. Elle ne peut faire l’impasse sur une formation spécifique dans les situations plus exceptionnelles comme l’accompagnement médico-psychologique des personnes condamnés pour des crimes graves et l’évaluation de la dangerosité attachée aux conduites sexuelles délinquantes. La Loi du 25 février 2008, puis celle du 10 mars 2010, sont venues préciser ce que la Loi française entend par dangerosité : « une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles [les personnes] souffrent d’un trouble grave de la personnalité » (article 706-53-13 du code de procédurale pénale). Cet énoncé lie la présence de l’organisation de personnalité pathologique et la récidive de conduites délinquantes. La question est d’évaluer la probabilité (sic) de passage à l’acte. Dans le contexte sécuritaire actuel, il y a peu de place pour la part d’incomptable risque. L’objectif est de diminuer le risque criminel comme l’énonce le titre même de la loi de 2010. En matière de dangerosité criminelle, certains auteurs (Harcourt, 2007 ; Foessel, 2010) dénoncent l’utilisation d’une criminologie actuarielle mise en place à l’instar de l’actuariat économique : « La dangerosité ne résulte pas d’une évaluation clinique personnalisée, mais d’un calcul statistique qui transpose aux comportements humains les méthodes mises au point par l’assurance pour calculer les risques » (Harcourt, 2008). Décrivant la montée de l’utilisation des statistiques en droit pénal, Harcourt (2007) situe dans les années 1930 l’utilisation aux États- Unis de méthodes prédictives pour évaluer le succès d’une libération conditionnelle. On en retrouve auparavant la trace dans les travaux mathématiques du XVII-XVIIIe siècles sur les jeux de hasard ou sur les risques de faillite des assurances maritimes (Pradier, 2003).
De façon plus large, la situation du droit est illustrative d’un état de la société. À juste titre, Harcourt parle d’un Âge actuariel (actuarial Age). Nous sommes effectivement entrés dans l’ère du chiffre où les probabilités sont appelées, non seulement à maîtriser le risque, mais à guider le décideur (Guilé, 2009). Le chiffre, basé sur une analyse probabiliste du comportement des groupes, tend à remplacer le lien interpersonnel. Ceci est décrié en psychiatrie, en raison d’un envahissement de la clinique par cette approche mais aussi très souvent en raison d’une méprise sur le projet de départ, encadrement de la subjectivité du clinicien et complément de l’approche relationnelle où opère le transfert. Il en résulte un effet de déliaison qui atténue le regard sur la relation thérapeutique et la confiance mutuelle entre professionnels. Ce déficit de solidarité et de confiance traverse la société française sans échapper aux politiques : « Notre pays traverse une crise profonde qui ébranle les quatre piliers, nécessaires au lien social, que sont : le sens de l’existence individuelle et collective ; la reconnaissance des personnes et de leur engagement social ; la simplicité des relations et des démarches institutionnelles ; l’appartenance à une communauté et un projet commun » (Boutin, 2003).
Conséquence de la perte de sens ou de contact avec les principes qui guident nos actions, souvent ancrés dans un référentiel partagé, les relations professionnelles sont rabattues sur les procédures et règlements dont on rêve qu’ils exposent un tout-explicite. Sur le plan de la recherche, ceci se traduit par un rabattement cognitivo-neuronal, négligeant la dimension psychique, qu’elle soit individuelle, interpersonnelle ou groupale. Lissage de surface sans intérieur où l’objectif des thérapies, autrefois mépris du symptôme qui laissait quelquefois les patients et leur entourage dans une grande souffrance et inadaptation, est aujourd’hui focalisation trop exclusive sur le « comportement »-al, l’objectivable hors de tout doute, dans un rabattement clinique et une méprise épistémologique sur les réels contours du projet clinimétrique de départ (Guilé, 2009).
En faisant l’impasse sur la dimension psychique, les soins sont vus comme des services à recevoir et non comme un travail psychique à effectuer, d’où l’incompréhension, les frustrations réciproques et l’abandon qui guettent la relation thérapeutique. Un malentendu qui se poursuit entre les équipes et les financeurs qui réduisent les dotations ou bien les conditionnent a` l’obtention de preuves d’efficience. Les équipes de soins vivent un pénible dessaisissement tandis que les décideurs apparaissent de plus en plus exclusivement préoccupés d’économies, dans une déliaison croissante entre politique économique et politique de soins. À cela s’ajoute un sentiment d’étouffement et de stérilisation sous l’effet d’une politique sécuritaire qui « réduit l’horizon des possibles » (Foessel, 2010, p. 22). En milieu clinique psy, ce mouvement provoque une restriction des politiques au seul respect des procédures. En écho, les plaintes des usagers portent sur le défaut de surveillance bien plus que sur le contenu de la prise en charge.
C’est dans ce contexte que le désir sécuritaire investit l’objet psychiatrique. Dans son analyse de la « banalité sécuritaire » actuelle, Foessel (2010) développe la métaphore des murs qui expriment l’action sécuritaire, des murs pour interdire de sortir (ceux à la construction desquels les psy sont conviés) et des murs pour interdire d’entrer. La Loi n° 2010-242 du 10 mars 2010 tendant à amoindrir le risque de récidive criminelle détaille la surveillance de sûreté comprenant le placement sous surveillance électronique mobile assorti de l’injonction de soins prévue par les articles L. 3711-1 à L. 3711-5 du code de la santé publique (art. 706-53-19 du code de procédure pénale). Elle précise les dispositions relatives à la rétention de sûreté introduite par la Loi n° 2008-174 du 25 février 2008. L’article déjà évoqué 706-53-13 du code de procédurale pénale stipule dorénavant : « les personnes dont il est établi qu’elles présentent une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive parce qu’elles souffrent d’un trouble grave de la personnalité, peuvent faire l’objet à l’issue de cette peine d’une rétention de sûreté ». Créant un statut de personne dangereuse mais non coupable, « la rétention de sûreté consiste dans le placement de la personne intéressée en centre sociomédico- judiciaire de sûreté dans lequel lui est proposée, de façon permanente, une prise en charge médicale, sociale et psychologique destinée a` permettre la fin de cette mesure Åt. L’objectif étant de permettre la sortie, la prise en charge vise moins le traitement d’une personne que de rassembler les arguments nécessaires pour lever la mesure de rétention.
Foessel (2010) souligne que du point de vue de la société, cette mesure résulte d’une analyse du problème où l’on prend non seulement la perspective de la nocivité de l’individu contre le corps social, mais également celle d’un constat d’« échec pénal » fait par la société. « La récidive désigne la version pénale du mauvais investissement économique : elle démontre que la société a pris un risque inconsidéré en pariant sur la réinsertion d’un individu » (p. 53). Nous touchons aux limites de la privation de liberté. La réponse sociale à ces crimes, rares mais odieux, qui heurtent à juste titre la société civile et blessent indéfiniment les familles des victimes, nous dit quelque chose d’un fonctionnement social plus général. Intervenant au Sénat lors du vote de la Loi de 2008, Robert Badinter indiquait : « Pas de prison, pas de détention sans infraction : ce principe est le fondement de notre justice criminelle depuis deux siècles. Nous franchissons la ligne qui sépare cette justice de liberté fondée sur la responsabilité de l’auteur de l’infraction, d’une autre justice fondée sur la dangerosité appréciée par des experts – le plus souvent des psychiatres – d’un auteur virtuel d’infractions éventuelles ». Et il prédisait : « L’homme dangereux va remplacer l’homme coupable devant notre justice » (Badinter, 2008).
Si l’homme coupable est derrière les barreaux de la prison, l’homme dangereux, lui, est n’importe où. Il est dehors et on ne sait où. Il représente une menace confuse dont les critères de détection restent imprécis. Il s’incarne dans différentes figures toutefois, comme celle de l’étranger ou du terrorisme. Dans son discours sur la nouvelle mission de l’OTAN, a` la fin des années 1990, Bill Clinton soulignait la nouvelle donne militaire où l’ennemi est à l’intérieur comme à l’extérieur des frontières traditionnelles des États. Poursuivant la métaphore des murs introduite par Foessel, à côté des murs prisons, on découvre des murs forteresses. Si les prisons construisent des murs pour empêcher de sortir, les États, Cités contemporaines, bâtissent des forteresses pour empêcher d’entrer. Les « reconductions de Roms à la frontière » médiatisées de façon musclée en sont actuellement la manifestation la plus exemplaire. Ceyhan (1997) souligne avec justesse que ces questions sécuritaires forment un continuum où sont mélangés la sécurité de l’identité d’une société et la sécurité des biens et des personnes qui la composent. On voit bien actuellement que la question est traitée par les organes de communication non pas sous l’angle des individus délinquants mais sous la forme de groupes qu’on étiquette de labels communautaires. Cette confusion entre identité sociétale et sécurité amène tout naturellement le psychiatre dans l’arène. Sur des terrains où aucune question de sécurité publique n’est en cause, on interdit à l’étranger d’entrer. À titre d’exemple, citons l’application aveugle de cette politique aux étudiants et universitaires étrangers, sous la forme de tracasseries administratives abracadabrantesques ou bien de multiplications de concours pré-embauche. Nos hôpitaux et nos écoles doctorales se vident des collègues formés à l’étranger. Conséquence, les médecins et étudiants francophones se tournent vers d’autres milieux bien plus accueillants, comme les États-Unis. Cette politique de sécurité où sont confondus étudiants et migrants suscite incompréhension chez bon nombre de nos partenaires. L’image de l’Université à l’étranger est calamiteuse et de nombreux étudiants de la Francophonie, particulièrement du Maghreb, du Proche-Orient et du Québec se désintéressent de l’Université française.
Comment en sommes arrivés là ? On peut traiter cette question du côté des appétits du consommateur (Loader, 2010) ou bien par le décodage des systèmes de représentation sociétaux. Le philosophe Michaël Foessel (2010) soutient que la politique sécuritaire « reterritorialise le pouvoir » (p. 12). La construction des murs, prisons et forteresses, à bien des égards obsolète, se pose en contrefeu face à la globalisation des échanges, à la délocalisation du pouvoir exécutif (vers les instances européennes, les directoires de multinationales et les acteurs des marchés financiers) et au déport des interventions militaires vers des théâtres d’opération extérieurs. Le pouvoir se dresse et se manifeste dans les restes de la puissance publique que peuvent être les opérations de police et de gendarmerie. En France, l’offensive de l’Exécutif contre les Roms apparait après le dépôt du projet de Loi modifiant le cadre administratif et représentatif des collectivités territoriales. Les premiers débats qui l’ont accompagné, ont été marqués par l’inquiétude de voir disparaître le département en tant qu’institution historique du paysage français, repérage déjà érodé au quotidien par la disparition de l’immatriculation départementale des plaques minéralogiques. Face à cette inquiétude, le raffermissement des opérations de sécurité et leur proximité rassurent.
La situation française est marquée par une déliaison entretenue et aggravée par la politique sécuritaire d’exclusion. Foessel (2010) a développé son analyse philosophique à partir de Hobbes, d’une part, pour qui la peur est naturelle et doit trouver une issue politique appropriée, et de Heidegger d’autre part. Il distingue peur et angoisse, la première pouvant être rattachée à un objet, la seconde non. Activées par la perte des significations, à la différence des peurs anciennes, les angoisses contemporaines ne peuvent constituer un monde, « un espace intérieur à partir duquel il serait possible d’envisager le monde sans angoisse » (p. 145). Des sondages, référendums à moindre coût, sont lancés pour recréer le temps d’une Loi un socle populaire qui donne l’illusion d’une enveloppe et d’un espace intérieur de sens partagés. C’est la démocratie d’opinion (Hochmann, 2009). En faisant l’impasse sur la dimension psychique, individuelle ou groupale, des faits humains, il ne reste d’issue pour évacuer la part sauvage de soi que la construction des murs au sens de Foessel. Aussi est-ce pourquoi on convoque simultanément le psy pour renforcer les privations de liberté, et le citoyen pour exclure l’étranger. Aux détracteurs de cette politique, il ne reste plus qu’à lire le discours de La Boétie sur la servitude volontaire, écrit par ce jeune gazettiste et magistrat régional en… 1574.
Références
- Badinter, R. (2008). Intervention en séance. Sénat, séance du 30 janvier 2008 (compte rendu intégral des débats). http ://www. senat.fr/seances/s200801/s20080130/ s20080130003.html [Google Scholar]
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© EDK, 2010
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