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Editorial
Numéro
Perspectives Psy
Volume 45, Numéro 2, avril-juin 2006
Page(s) 109 - 111
Section Editorial
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2006452109
Publié en ligne 15 avril 2006

Aujourd’hui, par un glissement de sens intéressé, le mot clinique est mis à toutes les sauces, et pour certains, devient synonyme de pratique médicale, le mot clinicien synonyme de médecin. Erreur grossière : la clinique correspond à autre chose. La clinique, c’est ce qu’observe le médecin du malade, et les épisodes de sa réflexion médicale à partir de cette observation.

La méthode clinique

Hippocrate, Galien, Avicenne ont établi entre 400 Av.JC et l’an mille les bases de la méthode clinique en médecine. Elle exige du praticien qu’il observe le malade sans idée préconçue : regarder, écouter, palper, sentir, goûter sont ses moyens d’observation, qu’il complète en s’informant de l’anamnèse et du contexte d’apparition de la maladie. Ensuite, il réfléchit à la signification des signes observés, par rapport à la théorie générale de la maladie, et à son expérience pratique, puis il propose le traitement qui leur semble convenable. Ainsi, la démarche clinique comporte-t-elle successivement :

  • L’observation soigneuse du malade et de son environnement. Cette observation ne privilégie aucun aspect de la symptomatologie, mais essaie d’être complète, et ouverte à toute singularité.

  • Une réflexion, orientée par la théorie, sur la signification des signes relevés permettant l’élaboration du triple diagnostic (clinique, différentiel et étiologique), et des conclusion sous forme de pronostic et de décision thérapeutique.

La méthode clinique permet à partir de symptômes mis en perspective dans une théorie de la maladie d’aboutir à une prescription et à un pronostic. Jusqu’en 1750, la traduction de l’encyclopédie médicale écrite par Avicenne en l’an mille constituait une des références fondamentale de la médecine occidentale. Bien entendu, au cours de deux millénaires et demi, les théories ont changé, mais la méthode est restée identique. Elle a été enrichie par la pratique tardive de l’observation anatomique, puis par les données de la médecine expérimentale de Claude Bernard, l’invention d’instruments comme le stéthoscope de Laennec au XIXe siècle, des procédés d’investigation de plus en plus performants jusqu’à nos jours : examens de laboratoire, anatomo-pathologie, imagerie médicale. Elle a aussi été complétée par Sigmund Freud, qui a découvert la possibilité d’accéder à certains processus de pensée pathogènes habituellement inconscients en écoutant le malade invité à communiquer sans critique tout ce qui lui vient à l’esprit. Plus tard, Anna Freud, Mélanie Klein et Donald Winnicott ont étendu le procédé d’investigation de l’inconscient aux enfants, par l’observation du jeu et du dessin. L’exploration de la pensée a été parachevée par Jean Piaget avec l’entretien clinique semi-directif utilisé pour explorer les processus cognitifs. La méthode clinique est concurrencée depuis une quarantaine d’années par une méthode d’observation comportementaliste armée par les données biologiques et celles de l’imagerie cérébrale, fille dévoyée de la médecine expérimentale de Claude Bernard. Aujourd’hui, la plupart des médecins n’écoutent guère, ou pas du tout, les malades les consultant, demandent un bilan biologique et d’imagerie corporelle, et commencent à réfléchir à partir de ce bilan. En quoi consiste la méthode comportementaliste ?

La méthode comportementaliste

Au début du XIXe siècle, les premiers chercheurs en psychologie dite scientifique ont proposé un paradigme de recherche destiné à simplifier celle-ci. Pour eux, il n’était ni possible ni souhaitable d’observer autre chose que les réactions des êtres vivants à des stimuli de nature variée. Ce qui se passait entre la stimulation et la réponse observée était considéré comme non objectif et non scientifique et ce d’autant plus que la plupart des expérimentations étaient faites sur des animaux. La psychologie pavlovienne de Russie et la psychologie comportementaliste des États-Unis étaient nées. Cette méthode montra assez vite ses limites en psychologie humaine, et remplacée par la perspective cognitivo-comportementale. Celle-ci considère les processus de pensée comme en rapport avec des systèmes de traitement de l’information, et cherche à les objectiver grâce à l’imagerie cérébrale. La méthode a été promue comme méthode de compréhension des maladies mentales par l’Association des Psychiatres Américains à partir de la troisième édition de son Manuel de Diagnostic et de statistiques, qui renonce expressément à toute hypothèse psychopathologique au profit du collationnement de symptômes par des questionnaires fermés et l’observation de l’imagerie corporelle et des constates biologiques. Le DSM-III, puis le DSM-IV consacraient cette évolution dans le domaine de la psychiatrie.

En psychiatrie

Le DSM-IV est à la mode dans le monde entier, et il est quasiment impossible de publier un article dans les revues anglo-saxonnes sans avoir ce manuel en référence de base. Pour diverses raisons, le DSM-IV propose une méthode de diagnostic anti-clinique, qui rejette toute référence à la signification possible du symptôme pour le malade, références considérées comme anti-scientifiques. Elle commence à faire l’objet de nombreuses critiques, y compris dans le pays où elle est née, mais elle fascine les jeunes psychiatres par sa simplicité, son caractère soi-disant a-théorique et sa rigueur apparente. Relever un ensemble de symptômes par des questionnaires fermés est censé conduire au diagnostic et au traitement à instituer. Pour chaque affection, le DSM-IV indique que le diagnostic est à écarter dans un certain nombre de circonstances, mais il n’en est en général tenu aucun compte. Par exemple, il est spécifié que le diagnostic d’hyperactivité avec trouble de l’attention ne doit pas être posé entre autres lorsque des troubles mentaux sont présents. La négligence de cette instruction amène certains praticiens du DSM-IV à poser le diagnostic d’hyperactivité pour la moitié de leurs consultants… Les exemples des trois dernières expertises psychiatriques de l’Inserm montre bien le caractère inapproprié du DSM-IV en pratique, et fait discuter fortement de son intérêt même en recherche épidémiologique. Cependant, la méthode clinique est toujours pratiquée par de nombreux praticiens, qui la maîtrisent dans ses aspects généraux comme dans ses particularité psychanalytiques et psychologiques. Depuis les grands maîtres du XIXe siècle, la théorie de la clinique psychiatrique a varié considérablement (théorie morale, théorie de la dégénérescence, théorie des processus, théorie sociale, etc.). Six courants de pensée majeurs ont profondément influencé la psychiatrie d’aujourd’hui : la phénoménologie, la psychanalyse, la psychologie comportementaliste et de son évolution cognitiviste, la psychosociologie, la psychologie systémique, et la psychiatrie biologique avec notamment la découverte des médicaments psychotropes et des mécanismes de l’hérédité… L’objectivité est de reconnaître que chacun de ces courants de pensée a apporté des éléments de compréhension des maladies mentales, et qu’aucun d’entre eux n’apporte un système d’explication exhaustif. Malheureusement, homo homini lupus, beaucoup des tenants de chacune de ces perspectives se sont enfermés dans une illusion communautaire de toute puissance, avec le rejet sarcastique des autres perspectives. Cause et sens En médecine en général, et en psychiatrie en particulier, il est nécessaire de distinguer deux types d’étiologie. La première est la cause matérielle : traumatisme, tumeur, intoxication, infection, etc. connues depuis toujours des chirurgiens, et de mieux en mieux de nos jours. Ces causes ont une action défavorable sur le corps du malade qui en est victime, supprimer la cause objective permet la guérison. Pour ce qui concerne le système nerveux central, la plupart des paralysies, des anesthésies, des mouvements anormaux, des troubles de la conscience, des pertes d’apprentissages relève de telles causes. De même, chez le sujet en bonne santé, tout le monde s’accorde aujourd’hui pour estimer que sa pensée dépend de son corps, spécialement de son système nerveux central. Dans cette perspective biologique, nous connaissons des maladies qui relèvent de causes objectives : la paralysie générale, le mal des ardents, les névroses post-traumatiques, les troubles de la conscience par intoxication, etc. À côté des causes objectives, on sait depuis longtemps qu’il existe aussi des troubles mentaux en rapport avec la pensée. La première observation connue est probablement le cas du fils d’un grand personnage de Boukhara, décrit par Avicenne autour de l’an mille. Ce jeune homme se mourait de langueur en raison d’un amour impossible qu’Avicenne sut découvrir... et rendre possible. Depuis longtemps, nous savons que la pensée est souvent perturbée par la signification que prennent certaines situations, voire par des interprétations fausses de certaines situations. Freud a mis en évidence l’importance de l’inconscient dynamique et des conflits intrapsychiques. Il a construit une théorie des processus dynamiques inconscients, montré l’importance des processus de glissements sémiotiques (métaphores, métonymies et autres tropes) dans la pensée normale et pathologique, et montré l’importance de l’histoire du malade. Il a donné du symptôme névrotique une interprétation en terme de glissements sémiotiques affectant des conflits intrapsychiques. De leur côté, les phénoménologues ont insisté sur le fait que nous n’avons aucune connaissance directe du monde et de nous même, que nous en avons seulement des représentations construite par notre pensée. Ils ont aussi montré comment les représentations mentales pouvaient être perturbées dans les troubles mentaux. Ainsi, pour ce qui concerne la pensée, nous sommes aujourd’hui tout à fait certains qu’elle procède de l’activité des cellules nerveuses du Système Nerveux Central, mais nous ignorons totalement comment les échanges électrochimiques entre cellules nerveuses se transforment en pensée : c’est le problème qu’il y a 250 ans Schopenhauer nommait « le nœud du monde ». (En revanche, nous savons comment l’influx nerveux produit la contraction musculaire au niveau de la plaque nerveuse, ou comment sont contrôlées les sécrétions endocrines) Dans les différentes disciplines médicales, trouver la cause des symptômes permet de comprendre la maladie et de la soigner. En même temps, pour le malade, les symptômes peuvent avoir un sens a posteriori : la malchance, la faute, l’imitation, le destin, etc. La médecin psycho-somatique nous a appris aussi que les symptômes, parfois, pouvaient avoir un sens a priori: un chagrin, une forte préoccupation, un malaise existentiel, un conflit impossible à élaborer, etc. En psychiatrie, il est exceptionnel que les symptômes aient une cause biologique, et habituel qu’ils aient un sens a priori. La clinique des névroses le met bien en évidence, comme celle des états limites : un événement passé est représenté par la symptomatologie. Pour les psychoses, il semble exister des causes favorisantes, comme des particularités biologiques héréditaires, ou infectieuses comme dans la paralysie générale, et des facteurs déclenchant, prenant pour le sujet un sens personnel. Autrement dit, certains symptômes ou certaines maladies mentales procèdent non pas d’un désordre biologique, mais d’une particularité de la pensée du malade.

Conclusion

Les progrès important en biologie humaine et en imagerie corporelle ne doivent pas faire négliger le fait que nous pensons, et que la pensées obéit à d’autres lois que les lois de la biologie. Si les symptômes psychiatriques ont un sens, les supprimer par un produit chimique est semblable aux pratiques cosmétiques, qui ne réparent pas l’enlaidissement, mais le camoufle.


© EDK, 2010

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