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Perspectives Psy
Volume 44, Numéro 5, décembre 2005
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Page(s) | 337 - 338 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2005445337 | |
Publié en ligne | 15 décembre 2005 |
Du « scientifiquement correct » à la pensée unique
From the "scientifically correct" to the single thought
Pédopsychiatre, Psychanalyste, Professeur associé à l’Université Paris VII 100, rue de Rennes, 75006 Paris, France
Il est actuellement fréquent d’entendre dire que la « Classification Française des Troubles Mentaux des Enfants et des Adolescents » (et son corollaire, la Classification des Handicaps) serait de plus en plus, sinon rejetée, du moins désinvestie, écartée, négligée. Cela est sans doute dans l’air du temps, peut-être à la mode – ou encore l’indice d’une allégeance à quelque livre noir ? En effet, cette classification repose en partie – mais en partie seulement – sur un modèle psychanalytique (ou, mieux : psychodynamique) des troubles mentaux, et ses auteurs sont souvent – mais pas seulement – des psychanalystes. Je rappelle qu’elle procède d’une conception multidimensionnelle de la vie psychique et de ses avatars pathologiques, et qu’elle tient compte aussi bien des apports de la psychanalyse que de ceux des sciences cognitives, des neurosciences, voire des théories de la conduite, dans une perspective psychopathologique et structurelle, au-delà donc des seules références à la symptomatologie et des visées adaptatives. C’est ce qui en fait la richesse et l’originalité. Et tout aussi bien ce qui la distingue fondamentalement des conceptions anglo-saxonnes (comportement, conditionnement, apprentissage…) qui sont à la base des DSM successifs, même si ces derniers tiennent compte des neurosciences et de l’environnement (« le cerveau et la commisération » dirait J. Constant1). Il n’est pas question ici de nier l’intérêt de ces références ni celui des DSM qu’elles ont inspirés. Mais, précisément, ces derniers ne trouvent leur valeur que dans la mesure où ils sont susceptibles de répondre aux seules visées (pratiques, idéologiques, politiques – dans le bon sens de ces termes, évidemment) qui y ont présidé – à l’exclusion de toutes autres – ce qui, scientifiquement, n’est que trop critiquable, d’autant que certaines notions (comme celle de la psychomotricité) n’étant pas traduites en anglais ne sauraient s’y introduire, pas plus qu’elles ne pourraient s’enseigner ni engendrer des mesures thérapeutiques (F. Joly). Dès lors, nous tenons à dénoncer vigoureusement la véritable tutelle, emprise, voire tentative d’hégémonie, exercée par les conceptions anglo-saxonnes qui cherchent à s’imposer – et la nomenclature des troubles mentaux n’est pas seule en cause, loin s’en faut – comme seules « scientifiquement correctes », excluant tout autre courant de pensée. Parfois, ces pressions se feront sous le couvert d’un rejet de toute référence tant soit peu psychanalytiques ou psychodynamiques, mais pas seulement. Il est d’autres raisons, moins directes, d’ordre éditorial, commercial, carriériste, financier, politique… Je citerai ainsi la difficulté voire l’impossibilité du droit d’accès de travaux, s’ils sont étrangers à leur doctrine (tels ceux de l’École Française de Pédopsychiatrie), aux références et bibliographies internationales dominées pas les États-Unis. Si nos écrits font régulièrement référence à des études anglo-saxonnes (et, plus généralement, étrangères) sur les thèmes qu’ils abordent, la réciproque n’est point vraie. Si les traductions de nos ouvrages sont fréquentes en langue espagnole, italienne, portugaise, elles sont rares en allemand (où la psychiatrie est dominée par le courant anglo-saxon), et pratiquement inexistantes – en dehors de certaines œuvres psychanalytiques – en langue anglaise. En revanche, la traduction en français d’auteurs anglais ou américains est habituelle. Mais il serait trop facile d’accuser les seuls Américains et leur modèle conceptuel. Nous avons nos propres responsabilités. Je les introduirai par une anecdote quasi caricaturale, à propos de la Nomenclature justement. L’un des deux thèmes du Congrès de Pédopsychiatrie de Paris en 1989 portait sur la Classification Française. Y participèrent de nombreux étrangers et, lors d’une Table Ronde, un Québécois, un Italien, un Espagnol, un Marocain, un Tunisien, un Grec ; aucun Anglo-Saxon ! J’avais demandé, au titre de la propagation de la culture scientifique française, au ministre alors chargé de la francophonie, non point une participation financière (je savais que les crédits en étaient plus que limités), mais le parrainage de son ministère. Il me répondit que le thème lui paraissait intéressant mais ne relevait pas des préoccupations de ses services ! Deux jours plus tard, lors d’une interview au Figaro, le même ministre (dont je tairai le nom) déclarait qu’en arrivant à son poste, il avait été effaré de l’ignorance de son personnel concernant les enjeux de la francophonie ! Il est vrai aussi que, si nous sommes parfois envahis par les publications ou les listes d’ouvrages made in USA, les Américains (du Sud comme du Nord) en reçoivent fort peu de nos éditeurs. La diffusion des travaux de langue française est indigente, nos livres sont trop chers alors que les ouvrages américains bénéficient de remises (nous l’avons constaté au Mexique, en Uruguay, au Brésil et même au Québec). La transmission de notre culture ne doit pas se faire qu’à travers les arts et la littérature. La recherche scientifique doit bénéficier de crédits de diffusion à la hauteur de nos ambitions. Quant aux centres de recherche eux-mêmes, ils ne disposent pas, notamment en psychiatrie, de dotations convenables. Mieux, pour ce qui est des travaux de l’École Française de Pédopsychiatrie, et plus généralement de Psychiatrie, le plus officiel de ces centres promeut un alignement (voir ses trois derniers rapports à ce sujet) sur les conceptions anglo-saxonnes, et une critique parfois scandaleuse de nos positions, avec les conséquences qu’en peuvent tirer les pouvoirs publics : Éducation Nationale en ce qui concerne l’enseignement, ses diplômes et ses postes ; Santé Publique pour ce qui regarde les ressources thérapeutiques, institutionnelles, la prévention, la politique d’hygiène mentale et sociale. Ce n’est pas faire preuve d’un esprit étroitement chauvin que de dénoncer ces abus et ces carences. C’est, ce me semble, le droit et le devoir de chaque culture de participer, à son rang, au progrès scientifique. C’est aussi chercher à promouvoir, à travers sa langue propre, son patrimoine culturel qui ne saurait, en ce qui nous concerne, se limiter aux romans, aux chansons, au théâtre ou aux exploits sportifs. Face à l’extension programmée de la culture anglo-saxonne, ce serait, sinon, courir le risque du « scientifiquement correct » et accepter le triomphe de la pensée unique véhiculée à travers la langue unique, nous « coupant ainsi de notre patrimoine culturel » (R. Misès).
Références
- Mises R. À propos de l’expertise. Inserm. La lettre de Psychiatrie Française 2005 ; 149 (novembre) : 13-15. [Google Scholar]
- Mises R, Quemada N (sous la direction de). Classification Française des Troubles Mentaux de l’Enfant et de l’Adolescent (CFTMEA) – R-2000. CTNERHI (236 rue de Tolbiac, 75013 Paris), mai 2002 : 190 p. [Google Scholar]
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