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Numéro
Perspectives Psy
Volume 58, Numéro 1, janvier-mars 2019
Page(s) 5 - 6
Section Hommage
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2019581005
Publié en ligne 22 juillet 2019

Une figure du décalage entre l’engagement dans les pratiques et l’assurance des dogmes certifiés vient de nous tirer sa révérence. Je veux parler de Pierre Sadoul, notre collègue et ami, avec qui dans le partage des commentaires du monde qui nous unissait dans notre commun service, nous ne cessions pas de parler de tout et de rien.

Avec Pierre Sadoul, ce rien de tous les jours en disait beaucoup plus sur le tout de nos choix, non pas que ces derniers ne soient pas nécessaires, tant s’en faut, mais par ses questions anodines, il parvenait à en secouer le trop. Ce trop qui dans le domaine des théories, produit parfois, bien malgré nous, des accès de « parvenu de la vérité ». Un propos de Lucien Bonnafé, notre aîné et ami commun, me revient : « dans la lutte contre la malfaisance des pensées fétichisées, il n’est pas indifférent de laisser une trace de nos soucis ». Voilà ce dont était capable Pierre Sadoul, nous rappeler, d’un rire, d’une bousculade, d’une question, d’un dessin, parfois même d’un discours que ce souci devait effectivement être maintenu. Dans ses gestes, ses rires, ses accès de conviction d’autant plus puissants, que profondément soutenus par le vécu de son semblable, il ne cessait de nous rappeler à l’humilité de notre métier.

Je mesure combien avec sa disparition, en une trentaine d’années de travail et combats partagés, il ne parlait quasiment jamais de lui, tout attaché à œuvrer au quotidien, insatiable et curieux de tout. Parce que quelqu’un l’avait su par d’autres que lui, acceptait-il en rigolant, le temps d’une ou deux phrases, d’évoquer ces moments où il invitait ses copains dans la Rolls de son père. Cette évocation prenait plutôt l’aspect d’une bonne blague adressée au hasard de la vie, en cela il réussissait par je ne sais quelle force intérieure à être le contraire dans son style, dans son rapport aux autres de la figure communément admise du bobo, dont on peut aisément imaginer qu’il avait pourtant dû en recevoir une sacrée dose de transmission culturelle. De même en ce qui concerne sa fréquentation régulière du bureau de Jacques Lacan alors qu’il était encore jeune adolescent, non seulement il ne s’en est jamais fait, comme certains, un « coupe fil » psychanalytique, mais avec une simplicité toute en retenue, il reconnaissait que le « bonhomme » avait toujours été avec lui plutôt sympathique et prévenant. Là encore pas de gloriole de qui a fréquenté une personnalité marquante du XXe siècle, non plus que la sacralisation d’un texte qu’il aurait pu dire, reçu par lui en ligne directe, à la mesure de ces aides de camp galonnés qui en ont fait leur repas quotidien. Si par analogie on peut définir une sorte de « boboserie psychanalytique », non seulement il n’en était pas, mais il était plutôt le personnage de son inverse, qui plus est, il arrivait à s’en moquer avec gentillesse. Il n’avait pas besoin de se dire psychanalyste pour l’être, encore moins d’une école plutôt que d’une autre, sa pratique en était infiltrée, soutenue par sa liberté de penser, la seule école qui comptait pour lui était la buissonnière…

Lui qui parcourait quelques congrès pour les ponctuer de ses remarques graphiques, il aura toujours refusé à sa façon, d’être celui qui trône sur la photo, tout juste acceptait-il de l’écorner un peu, voire de la transpercer de part en part quand elle se présentait comme un peu trop éblouissante aux yeux des spectateurs envers qui il témoignait ainsi d’une affective résonance.

C’est toujours difficile de parler avec trop de sérieux de quelqu’un qui n’a cessé de critiquer le sérieux avec on ne peut plus de sérieux. Le « bonhomme » cité plus haut, s’est un jour laissé aller à dire que l’amour c’est réciproque. Pierre Sadoul m’a enseigné, non pas sur le plan théorique, mais dans sa façon d’être, que l’amour ne fait jamais que poser, de la manière la plus étroite et rapprochée, la question de la réciprocité. Cette question de la réciprocité au cœur de notre travail, il n’y a pas d’autre solution que de l’accepter avec humour, pour la maintenir comme question. Enseignement à la fois simple et compliqué comme un éclat de rire de Pierre Sadoul. Sa leçon on pourrait la résumer comme suit : la question de la réciprocité doit être maintenue par l’utilisation sans faille d’un amour de l’humour pour souligner en quoi elle vibre avec l’humour de l’amour, voilà où se situait selon Pierre la réciprocité envers ses semblables. Cela nous écarte un peu du côté spot publicitaire de « l’amour c’est toujours réciproque », sacré Pierre.

Il excellait, en cela peut-être était-ce là son génie, dans une empathie de non-possession entremêlée à une sympathie de non-commisération, une sorte de prolongement ouvert des remarques que faisait Oury sur l’empathie. Il m’a fallu un certain temps pour comprendre que Pierre Sadoul savait non seulement écouter, mais entendre et que le retour de cette disponibilité se faisait là on ne l’attendait pas et y prenait toute sa portée en se tenant à distance des explications irrespectueuses.

Il excellait au moins en trois domaines, dans celui de sa fidélité indestructible en amitié, dans son art du grapheur et de la caricature pouvant saisir en un éclair le dessous des apparences physiques et des pensées, enfin en psychiatrie où sa pratique ne s’est jamais voilé la face sous le couvert de ses fonctions.

Il était aussi connu pour avoir, entre autres, mis l’un d’entre nous à la « baille » alors qu’il était tout fringant dans son costume, et pour avoir aussi entarté quelques collègues qu’il aimait beaucoup. Il m’avait raconté qu’allant régulièrement le soir palabrer avec Bernard Campens, le directeur de l’hôpital de Corbeil, contemporain de « l’implantation préalable » de Lucien Bonnafé, ce dernier lui avait dit, dans un moment de colère affective, qu’il ne voulait plus jamais le revoir passer la porte de son bureau. Il avait dans l’instant qui suit, escaladé la façade et profiter de l’ouverture printanière de la fenêtre pour rentrer clamant : « puisque vous ne voulez pas que je rentre par la porte, je rentrerai par la fenêtre ! », ce qui les avait fait tomber en rigolant dans les bras l’un de l’autre.

Il pouvait facilement reconnaître qu’il s’était trompé et ponctuer cela d’un rire avec un fléchissement en avant de tout son corps. Non seulement il acceptait de se tromper, mais quand les autres se méprenaient sur ses intentions, jamais il ne leur en tenait rigueur. La rancune était quelque chose qui lui était tout à fait étranger.

Il pouvait dans certaines circonstances, quand l’insupportable lui montait à la gorge tenir des discours dont la beauté n’avait d’égale que la pertinence. Je me souviens d’une de ses envolées lyriques contre le directeur d’Étampes, à l’époque où ce dernier s’en était pris à la personne de Tony Lainé et des réalisations innovantes de son service.

Dans le travail, il ne reculait devant aucune forme de folie, il était d’une disponibilité sans faille. Il était profondément désaliéniste, si par ce terme on entend le combat permanent contre toutes assignations à résidence de nos semblables dans des lieux ou corpus étouffants. Étonnamment, il usait très peu de ses dons de dessinateurs dans ses consultations, non pas qu’il n’acceptait pas que son bureau soit éclaboussé de peinture, mais il laissait faire les enfants. Comme dans sa vie, jamais il ne leur imposait par-dessus eux, son savoir, y compris graphique. Toujours disponible pour venir en aide à ses collègues toutes disciplines confondues, il n’était pas de ceux qui convoquent plusieurs réunions pour « analyser » la demande et conclure qu’il serait préférable de ne pas y répondre. Je suis bien obligé d’évoquer son courage devant la mort qui a forcé l’admiration de bon nombre d’entre nous. Peu de temps avant son décès, il avait dit sur son lit d’hôpital : « je suis dans un avion, je suis un peu faible, mais pour l’instant tout va bien, je sais qu’il y a une bombe dans la soute, mais je ne sais pas quand elle va exploser ».

Chef de service il m’avait demandé de m’y coller à mon tour et m’avait dit rigoler par avance de tous ceux qui lui avaient conseillé ou de ne pas le faire ou de changer de service parce que la situation ne pouvait devenir qu’intenable. Je crois que nous nous sommes entendus comme deux larrons non pas en foire mais en service public et à ce propos il m’avait fait cette remarque : « comment peux-tu expliquer que ce qui est le plus simple puisse être présenté comme étant le plus difficile… ? ».

Pierre Sadoul aura été un praticien hors temps, un grand bonhomme pas seulement par la taille, le plus bel hommage qui soit dans son travail, lui a été rendu par un jeune homme lors de son enterrement, jeune homme que je n’ai pas reconnu sur le moment bien que l’ayant rencontré deux ou trois fois, il y a une petite décennie dans le cadre de son suivi extraordinairement difficile par Pierre Sadoul dans le service. Ce jeune homme a parlé une ou deux minutes, il a dit qu’il était profondément triste que ce Docteur qui avait su l’écouter et l’entendre ne soit plus et qu’il ne serait pas là où il en est, s’il ne l’avait pas rencontré, dont acte.

Après sa mise à la retraite, il avait continué son travail clinique en prenant pas de mal de gardes dans le service adulte de l’hôpital. Les infirmiers étaient très étonnés par la façon dont il s’entretenait avec les patients, en particulier le temps n’était pas celui d’un entretien, mais de la rencontre. Une nuit, après un long entretien avec une personne, devant l’absence de moyen de transport disponible, il décida de la raccompagner chez elle avec sa voiture. Pour lui, la clinique s’imposait naturellement contre les contraintes administratives. Il avait critiqué ouvertement une certaine emprise du discours administratif sur le discours médical. Quand il fut mis fin à son travail de manière abrupte, incorrecte et irrespectueuse par un directeur, il distribua sur tous les courriels de l’hôpital un ordre de mission du ministère de la Santé annonçant le transfert de ce directeur au Mali dans le cadre d’une mission humanitaire…

Pierre Sadoul derrière ses salutaires facéties était un étonnant praticien de la folie, à des années-lumière du grand renfermement du DSM 5, toujours du côté de l’individu, contre les institutions, s’il le fallait.

Notre pensée va à Claude sa femme, Bastien et Charles ses enfants, que son esprit nous éclaire de son rire et que son style nous protège de toutes les formes d’obscurantisme.

Adieu l’ami, ne t’éloigne pas trop.

Le 3 mars 2019


© GEPPSS 2019

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