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Perspectives Psy
Volume 54, Numéro 1, janvier-mars 2015
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Page(s) | 5 - 9 | |
Section | Éditorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2015541005 | |
Publié en ligne | 7 août 2015 |
N’oubliez pas la réalité psychique !
Don’t forget internal reality!
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Pédopsychiatre. Institut Mutualiste Montsouris, 42, boulevard Jourdan, 75014
Paris, France
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Rédacteur en chef de Perspectives Psy, Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, Université Picardie Jules Verne, CHU Amiens Picardie – Site Sud (Amiens), Avenue René Laënnec – Salouel, 80054
Amiens Cedex 1, France
Les événements du 7 puis du 9 janvier ont suscité un immense mouvement d’émotion contenue qui s’est exprimé par la manifestation du 11 janvier. Mouvement éminemment polysémique, il fut certes un hommage aux victimes, à ceux qui témoignent de leurs convictions, un clin d’œil à l’irrévérence aussi, mais il fut surtout un sursaut groupal contre la mort. Nous avons manifesté pour affirmer la liberté d’expression et de culte, pour célébrer la liberté vivante, pour crier que nous sommes vivants ! Que des caricaturistes, il en aura encore. Parce que la pensée et le rire sont le propre de l’Homme, comme le chante Rabelais dans son Gargantua. Il ne peut y renoncer sans s’effondrer puis s’anéantir.
Mais ce surgissement spontané de pensée vivante fut un moment suspendu de coalescence inattendue, mêlant de multiples racines, provenant de terres très variées, françaises et étrangères. Et les événements récents de Tunisie nous rappellent cette multiterritorialité. On ne peut les rassembler artificiellement dans un même tronc. En conséquence, un tel mouvement est bien difficile à reconvoquer artificiellement sous le vocable de « l’esprit du 11 janvier », même en référence à des valeurs identitaires présentées comme universelles1.
Car nous sommes bien atteints dans nos identités, par les événements de janvier, ceux du 7 et du 9, mais aussi ceux du 11. Ils semblent manifester les questionnements identitaires demeurés trop longtemps latents. Quelle en est la dimension psychique inconsciente groupale ? Médiatiquement, le terrorisme est moins traité sous l’angle du parcours des individus délinquants que sous la forme de groupes qu’on étiquette de labels communautaires. Mais dans un deuxième temps, cette analyse sur « un plan groupal » est avortée et rabattue du côté de la sécurité (Guilé, 2010). En faisant l’impasse sur la dimension psychique, individuelle ou groupale des faits humains, il ne reste d’issue pour évacuer la part sauvage de soi que la construction des murs au sens de Foessel (2010).
Dans l’effroi immédiat de janvier, c’est l’horreur et la condamnation qui surgissent de façon quasi-unanime. Mais sur les réseaux sociaux, d’autres voix se font entendre : la plupart sont mobilisés certes, mais tous ne « sont » pas nécessairement « Charlie ». Beaucoup s’interrogent sur le « je suis ». Ils sont quelque chose, mais peut-être quelque chose d’autre, ajoutant au « je » un prédicat différent qui vaudra d’ailleurs à certains une condamnation pénale. Mais au fond il y a le « je suis » posé de façon fondamentale, certains se proclamant fondamentalement « je suis » comme si quelque chose avait profondément ébranlé nos bases identitaires quelles que soient leurs déclinaisons spécifiques. Comme si « Qui suis-je ? » devenait La Question.
Face à ces questionnements ontologiques, quelles sont les structures de sens autour desquelles s’articule notre société et se construisent les identités de nos concitoyens ? Pour un jeune, « à quel sein » se vouer ? À quelles figures s’identifier parmi les multiples reflets de l’« extimité » (Tisseron, 2006) des « murs » Facebook ? Quels processus structurent aujourd’hui les modes de filiation, d’affiliation, et les « alliances inconscientes » qui les sous-tendent ?
« Avec la défaillance des garants métasociaux, nous vivons la transformation critique des grandes matrices de symbolisation que sont la culture, la création artistique, les repères de sens » (Kaës, 2013, p. 285). Par un effet domino, cette transformation sociale sape l’établissement de garants métapsychiques groupaux, affaiblissant le développement psychique, réduisant le sujet au rang d’individu, dégagé des grands ordres symboliques, renvoyé à l’emprise du communautaire. En écho avec le Malaise dans la civilisation (1930) de Freud, René Kaes faisait paraître Le Malêtre à l’automne 2012. Dans une « nouvelle conjonction critique des rapports entre inconscient et culture », l’auteur y décrit le « désaccordage » social dont il situe certaines sources dans des transformations rapides des liens familiaux, sociaux, d’autorité et interculturels. Ces évolutions re-questionnent « les fondements de l’identité et la permanence de notre être psychique » (p. 14).
Un des signes de ce mal-être, « le sentiment que le monde est dangereux », fluctue entre deux pôles : la « réalité » et les peurs « millénaristes fondées sur l’imaginaire catastrophiste de la fin du monde » et sur l’« espérance utopique de sa régénération ».
Nous suivons l’analyse de l’auteur qui définit quatre garants métasociaux assurant la confiance dans une société : la Religion qui garantit contre l’angoisse de mort; la Loi qui protège de l’arbitraire; la Culture qui soutient notre capacité à se représenter le monde; la Science qui prémunit contre la soumission à l’ignorance. Indispensables, ces garants ne sont pas pour autant absolus et intemporels. Les bouleversements profonds de notre monde modifient radicalement ces garants, qui sont par nature contingents et transitoires dans leur forme comme dans leurs fonctions. Mais leur instabilité semble favoriser la déliaison sociale, laissant ressurgir les « parties psychotiques de la personnalité ». Endormies en chacun de nous à plus ou moins grandes proportions, ces parties psychotiques réfèrent à « un percept, un vécu brut de la réalité, un affect de terreur qui n’ont pas été contenus, métabolisés et transformés par l’activité du penser maternel ». Face à la terreur non contenue par la société, les réactions défensives seront archaïques : déni, clivage, passage à l’acte… alimentant en retour la violence…
Violence et transformation
Les travaux psychanalytiques mettent en lumière une violence pulsionnelle à la base de la vie : la puissance et l’énergie psychique qui en émergent peuvent servir la construction ou la destruction. Selon qu’elles sont« associées à la présence ou à l’absence du répondant, au fonctionnement ou à la défaillance des cadres et des garants en méta, à l’efficacité des alliances structurantes ou à leur effondrement ». Avec pour corolaire empirique que « les communautés ont beau se lier par les liens de l’amour, elles expulsent sur les autres, audedans comme au-dehors, leur violence inélaborée » (2012, p. 234). Ainsi, la lecture psychanalytique que René Kaes fait de l’intégrisme, des fondamentalismes religieux, apparaît avant tout comme une réponse à une violence intolérable, à des vécus catastrophiques. Cette défense va alors « dénier la différence, revendiquer la pureté des origines et […] exclure ceux qui pourraient la mettre en péril ». Et dans le fond, « chacun de nous est à un moment ou à un autre intolérant à la différence, à l’inquiétant dont elle menace notre narcissisme et le sentiment de notre “intégrité” » (p. 246).
Travail de la culture et polyphonie
Ces analyses, étayées par notre expérience quotidienne, soutiennent plus que jamais l’importance du travail de la culture, de la pensée, pour transformer cette violence. Par le meurtre des dessinateurs, des journalistes, c’est l’espace de la culture, de la pensée qui est directement visé. C’est l’incapacité de prise de distance avec soi, avec son propre discours dont il s’agit : l’adhésion massive au dogme, à un savoir qu’on impose à soi et aux autres sans dialectique, sans une marge d’humour possible sur le sérieux qui le revêt. Pas d’altérité possible donc. Pas de polyphonie non plus. Le discours comme les codes de figuration font l’objet d’un contrôle sans alternative. L’attaque des terroristes porte au plus archaïque : le corps et l’image. Car ce sont des dessinateurs qui ont été touchés en priorité. Non des essayistes, des « conceptuels », un peu plus à distance de l’intuition sensorimotrice.
Identité et transmission
Pour Gilles Kepel (2014), la religion est instrumentalisée comme marqueur identitaire d’une culture ou d’une communauté, et non d’une confession. L’auteur se fait ainsi le narrateur de parcours d’enfants d’immigrants qui jouent diversement des propositions et des interdits identitaires de leur famille et de leur quartier. Des jeunes en difficulté identitaire. Leur identité dans une société mouvante ne peut qu’être en changement, en rapport dynamique avec les échanges sociaux, métissée, à facettes, selon les événements qui nous interpellent (Maalouf, 1998). L’intégrisme, ce serait ainsi refuser la marge d’incertitude propre à tout rapport au réel et à son évolution inéluctable. C’est s’agripper à une position immobile malgré le temps qui passe.
Les organisations terroristes appartiennent à la modernité. Décentralisées, elles fonctionnent volontiers en réseaux aux frontières incertaines, sans ennemi toujours clairement défini. Elles rejoignent des personnalités malléables, ductiles, qui se sentent étriquées, aliénées dans le monde occidental. Ces jeunes semblent inspirés plutôt que recrutés.
Les réseaux sociaux sont autant supports des actions terroristes que symboles d’un fonctionnement : l’attentat de mercredi 7 janvier était scénarisé, adressé. Là encore ce phénomène prend racine chez des jeunes fragilisés ou du moins sans protection face aux flux d’informations et de sollicitations numériques. À un âge où l’on sait que l’adhésion à un idéal fanatique prend d’autant plus d’ampleur que les assises narcissiques sont fragilisées (pauvreté, précarité du lien social, fragilité de l’inscription culturelle, chômage…). Dans un contexte de crise, la façon dont la société métabolise le pluralisme culturel, la multiplicité des valeurs ou leur absence est interpellée.
Les aînés sont convoqués : qu’avezvous fait de l’héritage de vos pères ? Comment allez-vous nous le transmettre, pour qu’on puisse se le réapproprier ? Quelle transmission intergénérationnelle donc ? Quelle responsabilité sociale ? Gilles Kepel suggère que les terroristes tentent de tuer une génération, celle de « vieux cons » qui ne comprennent plus rien, qui exaspèrent par leur distance critique moqueuse, sans tendre la main pour les rejoindre. On connaît l’extrême sensibilité du narcissisme des jeunes qui construisent les bases de leur personnalité, face aux remarques moqueuses de leurs aînés. Aucune génération ne peut se construire sans l’appui des générations précédentes; ils se chargeront ensuite de se réapproprier leur héritage. Questionner les modes de transmission trans-générationnelle actuels, c’est peut-être l’occasion d’intensifier le dialogue avec des intellectuels respectés du monde musulman, tels que Moreno Al Ajamî, Mohammed Arkoun, Malek Chebel, Tareq Oubrou… En effet, le travail en psychiatrie des adolescents nous enseigne la valeur précieuse de ces figures parentales pour venir étayer l’idéal des adolescents : en décalage des parents réels, mais pas trop éloignés d’eux.
De même qu’est requestionné le rôle du système éducatif dans la prévention du fanatisme. On n’insistera pas sur le rôle déjà longuement débattu des prisons et moyens répressifs (lorsqu’ils sont exclusifs) dans l’émergence du fanatisme. De même que la fanatisation des jeunes en réaction à la peur et à leur propre fragilité narcissique, ne fait que souligner plus encore l’importance des structures sociales, des structures de soin, des structures d’accompagnement de ces jeunes. Il s’agit d’abord de sécuriser les peurs, d’ouvrir ou de rétablir un espace de pensée pour se déterminer comme sujet de sa vie. Avec une marge de libre arbitre. Il s’agit ensuite de leur permettre de donner forme à des projets professionnels qui font sens pour eux. Qui leur donnent une place au sein de la société et un sentiment d’« utilité » pour reprendre les termes d’un ancien djihadiste. Ces vœux pieux en contexte de crise peuvent sembler illusoires; mais l’investissement financier et humain qu’ils impliquent n’est peut-être pas disproportionné au regard d’autres politiques sécuritaires.
Conclusion
Sans apporter de réponse toute faite, la pratique en santé mentale qui est la nôtre nous permet de témoigner à quel point, dans les situations de peur générée par le chaos, la pensée est précieuse. Face au « malêtre » actuel, nous en faisons quotidiennement l’expérience, « notre propre capacité d’apporter une figuration, un système de représentation et de traitement suffisamment cohérent avec notre monde moderne désenchanté » (Kaës, 2012) apaise et contient la souffrance, les peurs et les haines qui en découlent. La meilleure réponse au drame qui se joue en ce moment nous semble passer par le travail de la culture, par notre capacité de transformation de ce que nous vivons : par l’art, par l’enseignement, par la pensée, par des espaces d’être-ensemble…
De tels événements ne peuvent se comprendre qu’en intégrant à l’analyse les dimensions inconscientes et groupales. Les différents traits qui caractérisent le fonctionnement social contemporain selon René Kaës (2012), contrôle, limites extrêmes, urgence et désenchantement, voire désespérance, affectent les garants métasociaux sur lesquels s’appuie le fonctionnement psychique groupal. La capacité du groupe à métaboliser les événements traumatiques se trouve alors attaquée. La communauté peine à transformer le « brut » en « représentable » pour se le réapproprier; et le replacer ainsi dans un espace d’être-ensemble partageable où les différences, la conflictualisation n’impliquent pas la brutalisation. Sinon se gravent des mouvements, des actes moteurs du corps social, imprévisibles, qui viennent figurer, si ce n’est répéter, et non vraiment représenter, un ressenti difficilement représentable. Mais la pensée de René Kaes, comme la pensée des « psy » n’est pas le simple diagnostic d’un spectateur d’un monde en proie à l’effondrement. Le rôle du psy est avant tout thérapeutique : sa parole n’est pas savoir, mais co-construction de pensée qui élabore, transforme et métabolise. Le mouvement du 11 janvier, dans ces aspects de « marée-manifestation » humaine jamais rassemblée dans un aussi grand nombre, dans l’effervescence de ces témoignages de solidarité internationaux, dans la coalescence des réseaux sociaux, semble une des prémisses d’un nouveau mouvement psychique groupal. La caricature propose une première forme de figuration imagée; mais elle n’existe pas seule. Elle est reliée de façon polyphonique à des penseurs, des artistes, des acteurs sociaux… Nous ne pouvons nous en tenir à une lecture consensuelle et optimiste sur le mouvement du 11 janvier, faisant l’économie de l’ambivalence psychique.
Dans un monde globalisé post-colonialiste, une telle position impérialiste peut être ressentie comme « néocoloniale » par des populations qui par ailleurs continuent à souffrir de l’autoritarisme de leur gouvernement et ne bénéficient pas de la prospérité économique promise par l’économie occidentale. Pour ces personnes, l’identité religieuse est le seul rempart contre l’indignité (Antonius, 2013). Attaquer une religion sous l’angle de ses symboles, c’est-à-dire en superficie, peut compliquer la nécessaire réforme en profondeur de ses grilles de lecture dogmatique, car elle insécurise les références identitaires de ses pratiquants.
Références
- Antonius, R. (2013). A mediated relationship: media representations of Arabs and Muslims as a political process, in B. Momani et J. Hennebry (dir.). Targated transnationals. The State, the media, and Arab Canadians. Vancouver. University of British Columbia Press, 110–128. [Google Scholar]
- Foessel, M. (2010) État de vigilance, critique de la banalité sécuritaire. Lormont, Éditions Le Bord de l’Eau. [Google Scholar]
- Guilé, J.M. (2010) Le désir sécuritaire et le psychiatre. Perspectives Psy, 49(3), 181–184. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
- Kaës, R. (2012). Le malêtre. Paris, Dunod. [Google Scholar]
- Kaës, R. (2013). Face au malêtre psychique dans les cultures hypermodernes, que peut la psychanalyse ?, Bulletin de psychologie, 526, 281–288. [CrossRef] [Google Scholar]
- Kepel, G. (2014). Passion française. Paris, Gallimard. [Google Scholar]
- Maalouf, A.. (1998). Les identités meurtrières. Paris, Grasset. [Google Scholar]
- Tisseron, S. (2001). L’intimité surexposée. Paris, Ramsay. [Google Scholar]
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