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Editorial
Numéro
Perspectives Psy
Volume 53, Numéro 2, avril-juin 2014
Page(s) 91 - 93
Section Éditorial
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2014532091
Publié en ligne 8 octobre 2014

L’entrée dans l’été est propice aux lectures de fond, prolongeant notre réflexion sur les questions d’identité et de singularité amorcée dans les éditoriaux précédents. Deux textes nous y invitent : « Les pierres d’angle », un ouvrage récemment publié par la philosophe Chantal Delsol, et « Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident », une compilation des conférences données au Japon par le juriste et psychanalyste Pierre Legendre.

Les deux auteurs montrent que les pensées grecques et chrétiennes portent en germe les évolutions contemporaines de l’identité. Évoquant la contestation contemporaine de la différence homme/femme, Delsol (2014, p. 72) la resitue dans un mouvement de pensée plus général et ancien qui refuse le dualisme et met en exergue les continuités plutôt que les séparations. Foin des différences, on les remplace par un « monisme vengeur » qui fusionne les catégories binaires en un continuum. La distinction entre hommes et femmes est à penser comme un continuum masculin-féminin où chacun peut choisir de mettre le curseur au gré des événements, des âges et des contextes. Cette déclinaison multiple de l’identité personnelle dans le domaine du sexué s’articule aux évolutions de l’identité dans les autres champs de son expression, comme le quotidien du travail et des relations sociales. L’individu contemporain est plongé dans un continuum de flux d’informations et de sollicitations constamment « mis à jour ». Il s’y plonge, s’y disperse et s’y dissémine, devenant ce que Josset (2012, p. 93) nomme le « dividu », aux antipodes du sujet construit au coeur d’une identité bornée, inscrit dans un espace-temps repéré et partagé.

Cette dissolution de l’individu contemporain affecte assurément l’une des facettes de l’identité, la face interne, celle de l’ipséité, du sentiment de continuité de soi, de la continuité d’existence et de pensée au travers des événements, des âges et des lieux. Cette identité-là est à construire sur d’autres fondements. Est-elle indépendante de son versant social, identité-identification, identité au sens strict du terme ? De nos jours, cette identité-ci est du domaine du divers. Le « dividu » est appelé à exprimer toutes les facettes et potentialités de soi grâce aux offres chatoyantes de la publicité et de la vente. L’accent est mis sur les multiples expressions de la personnalité, et non sur la cohérence et la continuité à travers les âges, les lieux et les situations. Cette identité est fortement déterminée de l’extérieur. Si l’ipséité renvoie à une pensée interne de soi, l’identité- identification s’exprime dans le regard des autres et se décline en de multiples rôles influencés par la publicité et les réseaux sociaux, non seulement chez les adolescents mais aussi chez de nombreux adultes.

Qu’est-ce qui fait socle pour le « dividu » ? Est-ce cet espace de rôles partagés, où les conduites sont co-déterminées par le market et le regard de l’autre ? Est-ce un nouvel espace collectif de construction de l’identité ? Alors espace sans histoire, plutôt évanescent. Référer l’humain à un groupe qui l’a vu naître, le définir en référence à un groupe d’appartenance, sont deux postures vues dorénavant comme passéistes. L’humain contemporain se développe sans dépendance à des déterminants externes. Il doit être libéré des attaches qui le déterminent. Libération d’apparence, mais déliaison en profondeur. Car l’humain se développe sur un plan strictement individualiste, sans égard à la portée collective de ses choix et conduites, délié de toute obligation vis-à-vis d’autrui. La figure de l’autre ne s’incarne que dans l’autre humain croisé au hasard de son parcours, visà- vis duquel ne se noue rien d’autre que ce que chacun apporte individuellement dans l’espace-temps borné de cette interaction. Pas d’obligation qui déborde cet espace-temps et implique d’autres humains au titre de l’appartenance à un même groupe ou communauté. « Pas de responsabilité sans enracinement » écrit Delsol (2014, p. 93). Autrement dit, pas de racines, pas d’obligations. On trouve une illustration de ce phénomène dans le contrat de mariage à durée déterminée, sporadiquement testé actuellement dans certains pays. Pour contrer l’incertitude du futur, l’engagement matrimonial est dissocié des obligations vis-à-vis des enfants qui naîtraient éventuellement de cette union. L’engagement se noue sur le plan horizontal du devenir de deux adultes sans considération d’un plan vertical et transgénérationnel, sans réception de la génération précédente, ni transmission patrimoniale à la génération suivante. Le système des droits et devoirs est bâti autour du bénéfice individuel sans égard pour le bien commun, ce dernier se résumant à l’organisation de la réponse aux désirs individualistes.

Il y a une volonté, au nom de la liberté individuelle et du libre choix, de délier l’humain de ses enracinements, présentés comme des sujétions archaïques et « paternalistes ». Mais c’est lui arracher la peau et le livrer sans repères au monde de la surconsommation et de la séduction publicitaire. Qu’est-ce qui fait socle et centre de gravité pour le « dividu » ? Eu égard à ce qui est évoqué au sujet de la publicité, le regard de l’autre certainement y contribue. Le questionnement introduit par Legendre sur l’Occident et ses montages identitaires est intéressant à cet égard. Pour Legendre, les conflits s’organisent autour d’une « guerre de la représentation où l’humain combat autant l’ennemi concret d’en face que la part obscure de lui-même » (2004, p. 55 sq.). En réaction à la présence de cette part obscure de soi, la pensée et les sciences se sont construites en Occident en profonde aversion pour l’ignorance de soi. Les montages identitaires passent par une dématérialisation du corps et du monde opérée par les mots (Legendre, 2004). Mais actuellement, le langage ne transporte plus de part d’ombre, l’humain se situe dans un rapport de soi à soi immédiat. La part d’ombre, si elle subsiste, est véhiculée par l’image et restreinte à l’espace évanescent d’interlocution offert fugacement par les réseaux sociaux. On réalise des selfies ou des usies, photos essentiellement sans légendes ou accompagnées d’émotions emphatiques, images censées être auto-parlantes, postées en attente des commentaires facebook qui leur attribueront des intentions et un sens. À ces échanges s’ajoutent des géolocalisations facebook qui semblent être, pour le « dividu », un moment plus dense d’enracinement dont on témoigne auprès de la communauté d’amis. À l’opposé, snapchat offre la possibilité de communiquer des instantanés qui, par définition, seront éphémères, doublure évanescente de l’instant vécu par le « dividu ».

Le réseau social devient l’avatar du groupe d’appartenance dans les processus de l’identité-identification. Les montages identitaires portés par le social courent le risque d’être moins tiercifiés par le langage et plutôt exprimés par les images dont le sens est alors co-élaboré par le regard de l’autre.

Références

  1. Delsol C. (2014). Les pierres d’angle. Paris : Éditions du Cerf. [Google Scholar]
  2. Josset R. (2012).De l’individu au dividu. In L’homme postmoderne (M. Maffesoli et B. Perrier, eds). Paris : Éditions François Bourrin. [Google Scholar]
  3. Legendre P. (2004). Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident. Paris : Éditions Fayard. [Google Scholar]

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