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Editorial
Numéro
Perspectives Psy
Volume 52, Numéro 4, octobre–décembre 2013
Page(s) 311 - 312
Section Éditorial
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2013524311
Publié en ligne 3 janvier 2014

Dans un ouvrage de parutiontrès récente, Alain Touraine nous invite à « démontrer notre capacité d’agir, de transformerou de détruire ». Définissant l’être humain comme être ayant « le droit d’avoir des droits », il précise que « le but des êtres humains est d’affirmer et de reconnaître qu’ils sont des acteurs, c’est-à-dire que leurs actes sont commandés par le désir et la capacité de créer, de transformer » (Touraine, 2013 p. 595). Cet appel à se positionner comme acteur est tout particulièrement destiné dans le cadre de ce livre à nous opposer au risque de désubjectivation véhiculée par les forces capitalistes à l’œuvre dans notre société. Alors que le capitalisme porte dans son origine un ferment de liberté (Boltanski et Chiapello, 1999) ses formes actuelles, dégradées et totalitaires, combinées avec l’étatisme, ne laissent rien échapper à la marchandisationet à la logique de performance (Guilé, 2009).Nous sommes dans l’ère du tout chiffré où le sentiment « d’être un numéro » exprime bien la perception sociale de soi comme élément dans une suite continue de chiffres, plutôt que comme singularité. Dans notre monde contemporain, cette singularité, pourtant vécue au plus profond de notre subjectivité, semble disparaître. Tant tout est affaire de flux, de flux financier, de flux migratoire, de flux d’information, de fluidité imposée et politiquement correcte, bref dans un appel à se perdre dans le flux. Ceci est bien développé dans le texte de Raphaël Josset, publié dans l’ouvrage collectif dirigé par Michel Maffesoli et Brice Perrier (2012). L’homme postmoderne qu’il décrit se perd dans ce monde de flux, se perd dans l’instantané, dans l’immédiateté. Dans cette nouvelle configuration, le sentiment de permanence de soi est en fait ressenti en se maintenant dans un continuum de contacts et de communications avec l’environnement, comme peuvent le permettre les réseaux sociaux actuels. Ceci est parfaitement emblématique du comportement de plus en plus habituel des adolescents et jeunes adultes qui sont tout à la fois présents dans une conversation et en même temps attentifs aux messages Facebook, MSN, twitter qu’ils reçoivent et auxquels ils répondent instantanément. La numérisation des contacts sociaux ouvre en simultané un canal virtuel de communication instantanée tandis que se déploient dans la réalité présente les échanges avec d’autres interlocuteurs, sans hiérarchie stable entre l’un et l’autre espace de communication.

La transmutation des activités humaines, non seulement commerciales, mais également soi-gnantes dans un discours de flux de patients et d’équilibre de coûts et de recettes, a dématéria-lisé la pratique du soin. Mais le plus grave est qu’elle dématérialise les patients et les acteurs du soin, ou ceux qui se reconnaissent encoreainsi. Le chiffré et la numérisation ramènent à un dénominateur commun unique des activités, communications et productions humaines tout à fait hétérogènes. Ainsi tout peut en fait devenir valeur d’échange. « L’échangeabilité des valeurs devenant alors le fétiche d’un système fantasmagorique d’équivalent généralisé propre à l’économie de marché qui a reconfiguré la totalité des rapports sociaux » (Josset, 2012, p. 89).

Cette imprégnation dans un continuum de flux tend également à dissoudre les références et référenciels externes dans un continuum. Les normes deviennent relatives et diffuses. Dans ce contexte, nous n’en sommes plus au modèletraditionnel de subjectivation qui résultait d’une intériorisation des normes externes puis de leur dépassement grâce à un appui confiant sur un groupe, familial, social, partageant bon an mal an le même ensemble normatif. Nous sommes issus du modèle du sujet libéréde tous ces déterminants externes (Touraine, 2013, p. 88).

La numérisation des individus et des rapportssociaux résulte certes du développement del’informatique mais suit tout le développement des probabilités depuis le XVIIe siècle (Guilé, 2010). Nous sommes aussi devant le passaged’une communication et d’une culture verticalisées et structurées à une communication et une culture horizontales, plus relatives, oùla différence entre la réalité et son image s’estamoindrie, une communication où la présencen’est plus reliée à l’espace. Cette communication est aussi reliée à un temps qui est également distordu, non référé au fuseau horaire. L’individu se transforme en homme disséminé, « dividu » au sens de Josset (2012, p. 93).L’engagement dans les jeux vidéos conduit àgénéraliser un engagement virtuel dans toutesles actions. Mais ceci est concomitant d’une consommation qui elle, est réelle, les marchés financiers l’ont bien compris en attachantpublicités et messages marketing à ces jeux.Tout le travail d’inhibition qui est le fruit d’une éducation partagée entre adultes et enfants devient extrêmement difficile dans ce contexte. Les pathologies de l’agir fleurissent et se biologisent : troubles déficitaires de l’attention avec hyperactivité, dysrégulations de l’humeur, pathologies addictives. Mettre en jeu son désir et sa capacité de transformation dans un monde numérisé devient un défi car cette mise en jeu impose une temporalité appropriée qui n’est pas assurée dans l’univers actuel du numérique.

Références

  1. Boltanski, L., Chiapello, E. (1999). Le nouvel esprit du capitalisme. Paris, Gallimard. [Google Scholar]
  2. Guilé, J.M. (2009). Logique de performance et soins psychiques. Perspectives Psy, 48, 113–116. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  3. Guilé, J.M. (2010). Le désir sécuritaire et le psychiatre. Perspectives Psy, 49, 181–184. [CrossRef] [EDP Sciences] [Google Scholar]
  4. Josset, R. (2012). De l’individu au dividu. In L’homme postmoderne (Maffesoli, Perrier, Eds). Paris, Francis Bourrin. [Google Scholar]
  5. Touraine, A. (2013). La fin des sociétés. Paris, Seuil. [Google Scholar]

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