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Perspectives Psy
Volume 48, Numéro 1, janvier-mars 2009
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Page(s) | 5 - 6 | |
Section | Editorial | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2009481005 | |
Publié en ligne | 15 janvier 2009 |
« Quousque tandem... ? »
Pédopsychiatres, Praticiens Hospitaliers, Paris, France.
Dans ses vœux à la Nation, le 31 décembre 2007, le Président de la République avait appelé à une « politique de la civilisation », faisant référence au concept développé en 1997 par E. Morin et S. Naïr 1.
Pour ces auteurs, « la politique de civilisation vise à remettre l’homme au centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être ». C’est un projet de société au service d’une autre politique, au service de la qualité de la vie, contre la financiarisation de l’économie et contre la pensée unique, monétariste...
Très rapidement, E. Morin a fait connaître sa perplexité face à l’utilisation que le président, son entourage et ses ministres semblaient faire de ses travaux.
À peine un an plus tard, le 2 décembre 2008, le même Président de la République prononçait à l’Hôpital d’Antony, un discours sur l’hospitalisation en milieu psychiatrique qui est venu glacer d’horreur l’ensemble des acteurs de notre discipline. Certains y entendirent une preuve de plus de l’amateurisme d’un président dilettante, décidément bien mal informé de la complexité des problèmes qu’il prétendait résoudre. Pour d’autres, ce discours s’insérait dans une entreprise plus vaste de déstabilisation de toutes les pratiques professionnelles – mais aussi de toutes les démarches citoyennes – centrées sur l’éthique du sujet.
L’appel des 39 dénonça alors la Nuit sécuritaire qui s’abattait non seulement sur le champ de la psychiatrie, sur ses usagers comme sur ses professionnels, mais aussi sur l’ensemble des citoyens. Il soulevait de plus l’hypothèse d’une entrée en « résistance par la désobéissance civile, pour soutenir la possibilité d’une psychiatrie au service des sujets en souffrance, respectueuse du sens de leur existence, et non une psychiatrie servant au maintien de l’ordre sécuritaire stigmate de l’asservissement de la population par la peur ». Et chacun, face à ce sentiment de déjà-vu, de se replonger dans la lecture de M. Foucault.
Parallèlement, à l’échelon de la société citoyenne, alors que les conséquences de la crise financière mondiale obligent à remettre en question les dogmes néo-conservateurs qui nous sont imposés depuis 2 ans (au nom d’une « indispensable réforme »), il devient de plus en plus insupportable de continuer de voir prôner des modèles socio-économiques et politiques qui ont fait la preuve (de part et d’autre de l’Atlantique) de leur inefficacité à « remettre l’homme au centre de la politique » et à sortir d’une culture du court terme dont, une fois dépassé l’attrait premier pour tout ce qui est clinquant, on commence à mesurer la dangerosité.
Car d’autres champs que le nôtre sont touchés par cette maladie de civilisation qui vient menacer notre capacité à vivre ensemble et qui atteint déjà les plus vulnérables. La justice, l’éducation, la protection maternelle et infantile, la santé scolaire, les réseaux d’aide… tous les domaines concernés par le soutien et la prévention, tous ceux qui ont vocation de promouvoir le lien social et de favoriser l’accession de l’individu à une position de sujet citoyen, sont mis à mal, voire mis en pièces.
En témoigne « l’appel des appels » 2, qui tente de fédérer les multiples doléances qui montent du terrain en un « cahier des charges » opposable aux politiques. L’un des initiateurs de ce mouvement, R. Gori, proclame ainsi « Au moment où notre civilisation manifeste de la haine et du mépris à l’égard de la pensée, du travail de la culture, du temps nécessaire pour comprendre, nous voulons remonter le courant de cette civilisation qui nous entraîne vers les chutes de l’humain ».
Notre pratique de praticiens hospitaliers en pédopsychiatrie de secteur nous confronte journellement aux conséquences dramatiques de cette dislocation du lien social sur les familles les plus vulnérables psychologiquement (« La crise, disait R. Kaës, est une maladie du tenir ensemble »).
Elle nous confronte tout aussi journellement aux effets délétères de ce mépris à l’encontre de la pensée et à ceux de la disqualification de la valeur du travail clinique. Cette disqualification induit dans les équipes un vécu d’insécurité qui risque de fragiliser l’investissement professionnel face aux situations cliniques difficiles « coûteuses en énergie humaine ». Or cette insécurité-là, bien moins médiatique que celle liée au risque rarissime d’acte violent de la part de certains patients schizophrènes, semble être assumée par les tutelles et le pouvoir politique actuel avec un cynisme décomplexé. Tout semble se passer comme si, derrière les grands discours affichés, l’objectif était le démantèlement progressif, par épuisement des forces vives, par épuisement de la pensée, d’une pratique centrée sur la prise en compte de la souffrance psychique et sur la notion de prévention primaire et secondaire.
Le récent « Rapport sur les missions et l’organisation de la Santé mentale et de la psychiatrie » remis par E. Couty à la ministre de la Santé n’apporte pas d’éléments rassurants, bien au contraire. Destiné d’une part à réorganiser le champ de la psychiatrie suivant le cadre du projet de loi HPST 3, et d’autre part à réformer les modalités de l’hospitalisation sous contrainte, ce rapport, dont la rédaction finale semble avoir posé des problèmes méthodologiques et éthiques 4, semble consacrer la fin d’une vision humaine, centrée sur la clinique du sujet, de notre discipline.
Si certaines de ses recommandations ouvrent des pistes prometteuses, notamment celles (recommandations 12 à 18) qui concernent la formation et la reconnaissance de la spécificité des savoirs et savoir-faire dans notre discipline, il reste que ce rapport tend (vise ?) à cliver les pratiques en santé mentale et en psychiatrie (i.e. le domaine de la médecine qui a le plus à voir avec les sciences humaines) en interventions extra-hospitalières, articulés avec le secteur social et médico-social (où il devient de plus en plus difficile de garder son importance au fait psychique), et en interventions hospitalières organisées dans le cadre austère et volontiers déshumanisé (mais rentable, forcément rentable) de l’« Hôpital-Entreprise ». Comme le remarquent les syndicats, la question des liens nécessaires entre l’intra et l’extra-hospitalier reste pour le moins à clarifier.
Mais, là encore, le message est clair : « la messe est dite ! ». Et notre réaction à la lecture de ce rapport a été « ça continue ! » ; d’où notre question : « jusques à quand enfin… ? ».
Nous ne pouvons donc qu’être agréablement stimulés, dans notre souhait de maintenir notre capacité à penser - même sous l’orage -, par les manifestations de protestation, telle celle de B. Golse dans le cadre de l’« appel des appels ».
Notre collègue nous y engage à « lutter sans relâche pour préserver l’axe psychopathologique de nos réflexions théorico-cliniques […] car c’est seulement ainsi que nous saurons garantir le respect, la dignité et la liberté que convoque tout naturellement le fait humain ».
Il rappelle que « la pensée a horreur d’ellemême et que, de ce fait, nous n’avons de cesse de nous attaquer à ce que nous avons pourtant de plus précieux. Il existe, partout et toujours, une sorte de consensus anti-complexité […], car la complexité nous confronte immanquablement à la souffrance, à la sexualité et à la mort ».
Et c’est ici que l’on retrouve E. Morin qui écrivait 5 : « Certes, l’ambition de la pensée complexe est de rendre compte des articulations entre des domaines disciplinaires qui sont brisés par la pensée disjonctive (qui est un des aspects majeurs de la pensée simplifiante) ; celle-ci isole ce qu’elle sépare, et occulte tout ce qui relie, interagit, interfère. Dans ce sens la pensée complexe aspire à la connaissance multidimensionnelle. Mais elle sait au départ que la connaissance complète est impossible: un des axiomes de la complexité est l’impossibilité, même en théorie, d’une omniscience. […] Elle comporte la reconnaissance d’un principe d’incomplétude et d’incertitude. Mais elle porte aussi en son principe la reconnaissance des liens entre les entités que notre pensée doit nécessairement distinguer, mais non isoler les unes des autres. »
Connaissance multidimensionnelle, prise en compte du principe d’incomplétude et d’incertitude, reconnaissance des liens… notre chemin est tracé. Puissions-nous, être nombreux à le suivre et, malgré « la crise », à « tenir ensemble » !
C.f. Lettre adressée à la ministre de la Santé par R. Bocher, P. Farragi et N. Skurnik, Psychiatres des Hôpitaux membres de la Commission Couty, dénonçant l’absence dans ce Rapport d’« éléments majeurs ayant fait consensus » ainsi l’absence de séance de restitution pour apprécier la conformité du texte final avec le contenu des débats de la commission. Ces procédés semblent devenir courants dans l’administration centrale ; nous avions nous-mêmes connu de telles méthodes lors des « groupes de travail » institués dans le cadre de la préparation de la loi de 2007 sur la Protection de l’Enfance…
© EDK, 2010
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