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Editorial
Numéro
Perspectives Psy
Volume 63, Numéro 1, Janvier-Mars 2024
Page(s) 3 - 7
Section Éditorial
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2024631003
Publié en ligne 17 mai 2024

Depuis plusieurs années, le terme de schizophrénie semblerait ne plus convenir à certains. Le Centre Collaborateur de l’Organisation Mondiale de la Santé (CCOMS) milite pour un changement de nom et est à l’origine d’une tribune récemment parue dans le Monde1.

Les arguments avancés sont les suivants :

  • Le mot est stigmatisant et conduit à des représentations sociales négatives ;

  • La fiabilité et la validité scientifique du terme schizophrénique seraient discutables ;

  • Des patients ne se reconnaissent pas dans le terme ;

  • Le changement de terme a pour objectif de faire évoluer le regard porté sur la maladie ;

  • L’exemple du Japon est avancé en ayant fait évoluer « la maladie déchirée de l’esprit » en « trouble de l’intégration ». Le Japon aurait ainsi fait passer l’information donnée aux patients concernant le diagnostic de 36 % à 70 % en deux ans (de 2002 à 2004).

Il faut prendre avec prudence des chiffres avancés de manière aussi péremptoire, ou alors il faut reconnaître au Japon un don pour le recueil des données sans aucune mesure avec le nôtre… Encore un mot sur le Japon. À la fois à partir de contact personnel avec un professeur de psychiatrie japonais et de ceux qu’un collègue universitaire entretient avec ses homologues japonais, la révolution semble ne pas être aussi spectaculaire. Mais là encore, face à ces questions épidémio logiques complexes, il convient de vérifier la rigueur méthodologique des études2.

Que faut-il penser de cette démarche ? Comment l’insérer dans nos évolutions sociétales et dans les mouvements « déchirés » (pour reprendre l’adjectif initial japonais) dans lesquels nous baignons.

Rappelons d’abord que ce changement de nom concernerait de nombreux patients et professionnels. En 2020, selon la DRESS (données traçables et non péremptoires), parmi les hommes pris en charge à temps complet ou partiel, le diagnostic de schizophrénie était porté pour 26.3 % d’entre eux et de 16,2 % pour les femmes. En ambulatoire, le diagnostic concerne 13 % des hommes et 8.3 % des femmes pour une file active de 2 millions de personnes (avec le Covid, la file active a diminué entre 2020 et 2019)3. De nombreuses personnes sont donc concernées.

Le changement d’un nom attesté depuis plus d’un siècle ne serait-il pas le symptôme de la culture de l’effacement ? La démarche nominaliste considère qu’en changeant le nom, on changerait la maladie ou les représentations qui y seraient rattachées. Malheureusement la maladie n’a que faire de la manière dont on la nomme. Faudra-t-il aussi changer le nom des symptômes qui s’y rattachent : perception atypique et non pas hallucination ; construction imaginaire et non pas délire ; perception complexe de son identité et non pas dissociation ou discordance, etc. ?

Le terme schizophrénique ne serait pas scientifique ? Comment caractériser la scientificité de la nomination d’une maladie. Les maladies d’Alzheimer, de Charcot et de tant d’autres sont-elles scientifiques quand elles sont affublées du nom de leur premier descripteur ? Pour quelles raisons, le trouble de l’intégration serait-il plus scientifique ? Passons sur la tendance à recourir à « trouble » plutôt qu’à « maladie », mais « intégration » est bien vague et ne se focalise que sur un seul paramètre, quelle piètre sémiologie ! On imagine que certains vont s’engouffrer dans cette évolution noso graphique avec délectation pour y inclure les immigrants, laissant libre cours aux plus détestables pulsions rejetantes et stigmatisantes qui meuvent dangereusement nos sociétés.

En abandonnant de manière explicite la référence à l’esprit (« phrène ») pour une terminologie sociologisante, la démarche antipsychiatrique est évidente. La psychiatrie par définition est la discipline concernée par les maladies de l’esprit. Après les évolutions contemporaines excluant du champ de la psychiatrie l’autisme, puis les « dys », ce serait au tour d’une maladie pour l’instant encore centrale dans le domaine de la psychiatrie d’en être soustraite.

Cette évolution signerait un échec de la psychiatrie à assumer le traitement d’une maladie. D’autres domaines de la médecine ont su affronter des situations similaires. Ainsi, dans mon adolescence, puis au cours de mes études de médecine et même encore en tant que jeune médecin, je ne comprenais pas pourquoi évoquer un cancer, ne serait-ce qu’en prononcer le nom était tabou. Presque une maladie honteuse. Heureusement, la stigmatisation, liée aussi aux pronostics alors souvent sombres des cancers, s’est nettement amendée. Même les monarques en font dorénavant publiquement état dès le diagnostic posé. Nous devons avoir la même démarche avec la schizophrénie et travailler avec les patients, mais aussi avec le reste de la société pour faire évoluer les idées. Et notamment auprès des personnalités politiques. N’oublions pas, qu’encore très récemment, lors de la réforme de l’irresponsabilité pénale, des parlementaires souhaitaient sanctionner les psychiatres qui n’auraient pas forcé leurs méchants patients à prendre scrupuleuse ment leur traitement qui eux-mêmes pourraient bien finir par se voir reprocher l’arrêt intempestif de traitement médicamenteux4.

L’innovant trouble de l’intégration pourrait aussi ouvrir à d’autres formes de stigmatisation en considérant que tous ceux qui en souffrent ne sont pas intégrés5. Ce qui n’est pas le cas. Tous les psychiatres connaissent des patients souffrant de schizophrénie (dont la gravité peut être très variable avec de nombreuses formes cliniques) et dont l’intégration n’est pas le problème. Bleuler décrivait d’ailleurs le groupe des schizophrénies en soulignant ainsi leur variabilité clinique, ce qu’exclurait l’unique trouble de l’intégration6. Notons aussi qu’avec cette nouvelle appellation, les personnes malades ne seront plus qualifiées de schizophrènes, mais de « désintégrés » (faisons confiance aux bonnes âmes pour s’en délecter au moindre fait divers, d’autant plus qu’un désintégré ne peut qu’être dangereux). Quelle avancée spectaculaire dans la déstigmatisation !

Cette méconnaissance du fait psychique, de la complexité de cette maladie, de la propension bien compréhensible à suspendre un traitement aux fréquents effets indésirables souvent très gênants d’autant plus quand la symptomologie s’est amendée, est certes très répandue, mais dans le champ de la médecine, la schizophrénie n’est pas un cas isolé. La tendance à nier une existence au fait psychique, à un appareil psychique, à l’esprit, traverse le champ de la psychiatrie moribonde. Une tribune collective parue dans le Figaro le 13 février 2024 est intitulée « Face à l’état délétère de la psychiatrie en France, il est urgent de généraliser l’accès aux soins »7. Cette tribune fait l’éloge de la fondation FondaMental et de ses centres experts dont on connait le lobbying intense apparemment permis grâce aux fonds récoltés. On y lit que 40 % des maladies psychiatriques sont associées à une inflammation (encore un chiffre à vérifier et des pathologies à préciser), que le cerveau est étroitement en relation avec notre flore intestinale et qu’une « polymicrobiothérapie » serait prometteuse pour traiter la dépression, sans oublier évidemment l’apport de l’imagerie cérébrale. Rien sur le fonctionnement, voire l’existence de « l’esprit »8. Mais en développant les centres experts qui semblent à la lecture de cette tribune être atteints des mêmes maux que les centres médico-psychologiques – délais d’attente trop longs pour obtenir un rendez-vous – l’accès aux soins serait généralisé, faisant totalement abstraction de l’existence de la psychiatrie hospitalière et libérale. Hors les centres experts, point de salut. Rappelons toutefois que ces centres autoproclamés d’excellence, banales plateformes, où se pratiquerait une psychiatrie de précision ne font que des diagnostics, ordonnant ainsi aux psychiatres de « terrain » d’appliquer leurs doctes ordonnances. Il faut rappeler aux soutiens non-médecins de FondaMental que tout médecin se doit d’abord d’examiner personnellement son patient, de faire sa propre évaluation et qu’il a la responsabilité personnelle du traitement proposé et discuté avec le patient.

Le parcours de soin du patient passant par un centre expert alourdit la démarche en doublant le temps diagnostic, sans pour autant assurer la continuité des soins en se dégageant de l’engagement thérapeutique. Tandis que le principe du secteur de psychiatrie, réparti sur tout le territoire, est d’articuler prévention, diagnostic et traitement. Et pour celles et ceux qui l’ignorent, la psychiatrie de secteur développe de plus en plus une médecine personnalisée (pour ne pas dire de précision). Elle affine notamment la prescription en recourant à la pharmacocinétique et au génotypage, permettant un gain de temps en prescrivant le plus rapidement possible un traitement psychotrope efficace tout en diminuant les effets indésirables grâce à un ajustement posologique en fonction du métabolisme du patient, sans oublier la diversité des approches psycho thérapeutiques et des accompagnements sociaux. Et quand tout cela est insuffisamment développé, la raison en est une diminution des moyens humains et une dispersion des financements (d’où l’importance pour les Pouvoirs publics de ne pas se laisser duper par les lobbyistes qui ont les moyens de les influencer) comme le rappelle un communiqué de plusieurs syndicats de psychiatrie9.

Si aucun psychiatre ne peut que soutenir la recherche dans tous les domaines (dont immunologique, génétique, « inflammatoire », etc.) et le recours à des examens complémentaires diversifiés, il serait assez déconcertant de ne plus accueillir ce que ressent le patient de sa maladie, de ses inquiétudes, de celles de son entourage, de ses peurs, de ses réticences par rapport à un traitement, de ses questions sur la manière d’affronter le regard d’autrui, des conséquences de sa maladie dans ses relations affectives, sociales, professionnelles, etc.

Ce serait d’autant plus déconcertant que notre société est traversée par des bouleversements des interrelations : homme/femme (#MeToo), harcèlements scolaires et autres, violences diffuses, racisme pas uniquement d’atmo sphère, tensions politiques, conflits nationaux, etc. tout en promouvant « en même temps » des cours d’empathie pour mieux tenir compte de son prochain. La discordance ou le « déchirement » est manifeste.

Le collectif appelant à changer le nom de la schizophrénie souhaite un débat national inclusif (Ah ! Que ce mot inclusif est tendance ; un motclé à insérer dans toute communication…). Une convention citoyenne ? Participer ou ne pas participer à un tel débat est un dilemme. Y participer est déjà accepter le principe du changement de nom. Ne pas y participer ouvre au risque de refuser le débat. Mon expérience des groupes de travail m’a souvent fait constater que même en y manifestant son désaccord, le fait d’avoir participé à la discussion est considéré comme un assentiment aux conclusions. Compliqué le consentement ! Il va d’ailleurs être intéressant d’observer si mon positionnement dans cet éditorial ne va pas entraîner des réactions haineuses comme cela a été le cas pour trois collègues très engagés en psychiatrie et qui ont démissionné fin 2023 de la Haute Autorité de santé pour faire suite à leurs désaccords sur la manière d’aborder (encore une question de méthodologie) la pair-aidance dans une recommandation sur la grande précarité10,11.

Le présent éditorial – et je remercie Perspectives Psy de me l’avoir proposé – est une forme de compromis : une prise de position personnelle, écrite (et traçable) sans participer à l’impressionnant « collectif international » promu par les auteurs de la tribune du Monde. Il convient que les psychiatres ET les psychologues qui considèrent que le radical « psy » a encore un sens se mobilisent pour éviter que nous ne soyons pas que des objets ballotés par les représentations sociales, l’inflammation, le microbiote intestinal, ou les chromosomes (excluant l’épigénétique). Sinon, le cogito cartésien ne sera plus que la lubie d’un Ancien Monde. Et Perspectives Psy, L’Évolution psychiatrique et l’Information psychiatrique devront renoncer à leur qualificatif ! Comme concluait Jean Garrabé dans son remarquable ouvrage sur l’histoire de la psychiatrie en 1992 : « […] la révolution scientifique qui marquerait véritablement la fin de la schizophrénie ne s’est pas encore produite ».

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


2

Pour ne pas retomber dans les délires hydroxy chloro-quinesques.

4

David M, Montet I. L’irresponsabilité pénale sous le coup de la « légifémotion ». L’Information psychiatrique 2022 ; 98 (1) : 13-8 doi:10.1684/ipe.2021.2366

5

Encore faudrait-il préciser en quoi consiste le fait d’être intégré ou non.

6

Garrabé J. Histoire de la schizophrénie. Seghers, 1992. Parmi toutes les innombrables publications sur la schizophrénie, citons sans évidement sans être exhaustif et en n’effaçant pas l’histoire :

  • Ey H. Psychoses chroniques. Schizophrénies, description de la forme typique. EMC 37282 A10, 2-1955

  • Lanteri-Laura G. Del Pistoia. Étude clinique et diagnostique de la schizophrénie. EMC 37282 A10, 2-1987

  • Lanteri-Laura G, Gros M. Historique de la schizophrénie. EMC 37281 C10, 9-1982

  • Juignet P. Les schizophrénies. Philosophie, science et société. 2017. https://philosciences.com/259.

8

Pourtant « L’esprit » est le thème du Congrès français de psychiatrie 2024.

11

David M. La grande précarité de la psychiatrie. Une tragédie. L’Information Psychiatrique. 2024 ; 100 (3) : 151-155.doi:10.1684/ipe.2024.2691.


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