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Perspectives Psy
Volume 62, Numéro 1, Janvier-Mars 2023
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Page(s) | 37 - 44 | |
Section | Les psychothérapies, entre théories et recherches | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2023621037 | |
Publié en ligne | 3 mars 2023 |
Vers un dialogue entre recherche et clinique : l’alliance thérapeutique
Towards a dialogue between research and clinical practice: the therapeutic alliance
Ph.D., Privat-Docentet Maître d’enseignement et de recherche, Institut universitaire de psychothérapie, Département de psychiatrie, Centre hospitalier universitaire vaudois et Université de Lausanne, Suisse
Chercheurs et cliniciens vivent dans des mondes de plus en plus séparés, précipitant la psychothérapie dans une crise de légitimité. Cet article fait l’hypothèse que l’alliance thérapeutique, en tant que variable intégrative par excellence, est un élément à même de réduire ce fossé, en considérant en particulier que l’alliance entre chercheur et clinicien repose sur les mêmes bases que l’alliance de travail entre patient et thérapeute. Quelques exemples de recherches empiriques permettent d’aborder plus particulièrement trois aspects conflictuels de nos connaissances actuelles concernant l’alliance : comme facteur commun ou comme agent spécifique, comme utile au chercheur ou utile au clinicien, enfin la distinction entre composante-trait et la composante-état de l’alliance. Le temps est venu de fortifier cette alliance vitale entre recherche et pratique clinique.
Abstract
Researchers and clinicians live in increasingly separate worlds, precipitating psychotherapy into a crisis of legitimacy. This paper hypothesizes that the therapeutic alliance, as an integrative variable, is an element capable of reducing this gap, considering in particular that the alliance between researcher and clinician is based on the same principles as the working alliance between patient and therapist. A few examples of empirical research allow us to address three conflicting aspects of our current knowledge about the alliance: as a common factor or as a specific agent, as useful to the researcher or useful to the clinician, and finally the distinction between the trait-component and the state-component of the alliance. The time has come to strengthen this vital alliance between research and clinical practice.
Mots clés : psychothérapie / alliance thérapeutique / recherche empirique / cliniciens / formation
Key words: psychotherapy / therapeutic alliance / empirical research / clinicians / training
© GEPPSS 2023
La pratique psychothérapeutique vit une crise de légitimité. Alors que la pression, notamment des organismes de financements, pour une pratique scientifiquement et empiriquement fondée sur les connaissances actuelles n’a jamais été aussi présente, le fossé entre recherche et pratique clinique se creuse inexorablement. Rappelons à cet égard que les principes de bonne pratique édictés par l’association américaine de psychologie ( APA Presidential Task Force on Evidence-Based Practice, 2006) impliquent que l’évaluation et les interventions psychologiques soient conformes aux données scientifiques validées par la communauté, que les résultats scientifiques soient accessibles et intégrés aux pratiques dans les décisions cliniques, que les pratiques soient remises en question en fonction des données scientifiques et que de nouvelles hypothèses pertinentes pour les soins soient testées, que la formation soit basée sur des données de recherche, que les cliniciens participent aux « données probantes basées sur la pratique » (practice-based evidence) en vue de l’amélioration des soins.
Par ailleurs, on sait que les cliniciens ne se basent pas sur la recherche pour leur pratique, n’en utilisent pas les méthodes et ne participent pas à la communauté scientifique. J’ai montré comment deux malentendus historiques, la vision du thérapeute comme praticien-scientifique issue des célèbres conférences de Boulder de 1949 et l’importance exagérée donnée aux études randomisées contrôlées comme unique approche scientifique, expliquaient en partie les difficultés d’intégration entre recherche et clinique (de Roten, 2021). S’y ajouter l’évolution actuelle de la recherche vers plus de spécialisation et de complexité qui ne facilite guère cette intégration.
À l’Institut universitaire de psychothérapie de Lausanne, créé à la fin des années 1990 et qui regroupe des chercheurs et des cliniciens de différentes orientations thérapeutiques, nous avons en particulier étudié l’alliance thérapeutique, considérée dans un premier temps en tant que variable « translationnelle », c’est-à-dire permettant de faire un lien entre données de recherche -un monde de chiffres à propos de variables concernant des groupes, et la clinique -un monde de mots à propos de configurations d’éléments pour des personnes individuelles. Nous en sommes arrivés à considérer l’alliance de travail (« working alliance ») entre recherche et clinique comme du même ordre, impliquant les mêmes composantes, que l’alliance entre clinicien et patient (de Roten, Michel et Peter, 2007; de Roten et Michel, 2013). Concept protéiforme, l’alliance joue un rôle central dans différents contextes cliniques et thérapeutiques et, même lorsqu’elle est ignorée ou rejetée, on peut identifier des facteurs qui expriment sous d’autres formes une réalité similaire mise en œuvre de manière concrète dans l’interaction thérapeutique (Meissner, 2006).
Je fais l’hypothèse que l’alliance est un concept à même de combler en partie le fossé entre ces deux solitudes que sont le chercheur et le clinicien. Pour en faire la démonstration, je discuterai trois controverses qui agitent notre domaine.
Facteur commun versus agent spécifique
Du fait de leur hétérogénéité, les données de recherche sont difficilement exploitables, menant à des conclusions parfois sensiblement différentes. Il a été à la fois démontré que l’alliance thérapeutique joue un rôle causal dans le succès thérapeutique et que les techniques thérapeutiques expliquent les résultats des patients. Barber (2009), en combinant ces deux affirmations, chacune bien étayée empiriquement, met en lumière le conflit de base qui les sous-tend, exprimé dans la question suivante : la psychothérapie, est-ce avant tout une affaire d’alliance ou de technique ? L’étude de Levy, Hilsenroth & Owen (2015) est intéressante à ce propos. Produite par l’une des meilleures équipes de recherche du domaine, cette recherche examine la relation entre interprétations du thérapeute dans les premiers stades d’une psychothérapie psychanalytique et les résultats dans différentes sphères de fonctionnement du patient. L’étude a pour avantage de prendre en compte plusieurs caractéristiques explicatives du patient (symptomatologie globale, personnalité, insight, qualité des relations d’objets) en plus de l’alliance et de contrôler le rôle médiateur du thérapeute, dont on connaît l’importance dans la prédiction des résultats (par exemple Crits-Christoph et Gallop, 2006). Les interprétations du thérapeute ont été évaluées de manière psy-chométriquement fiable par des cliniciens indépendants. Les résultats montrent, d’une part, que l’interprétation est le seul prédicteur d’un changement cliniquement significatif du patient, et, d’autre part, que l’alliance est le seul prédicteur des progrès perçu par le patient, en tenant compte d’un large éventail de domaines de fonctionnement (relationnel, professionnel, social). Ainsi la technique du thérapeute (l’interprétation au sens large) facilite l’amélioration de la symptomatologie, indépendamment des autres facteurs examinés, dont l’alliance thérapeutique. Cependant, cette dernière, indépendamment des autres facteurs examinés, permet de prédire l’évolution positive plus globale du patient.
Cette étude permet donc de distinguer des effets spécifiques liés à la technique ou au processus relationnel. C’est en soi une validation importante de l’importance de ces deux facteurs. On peut cependant se demander si cette distinction n’est pas artificielle, ce que sait si bien faire la recherche, alors que pour le clinicien, ces facteurs sont par essence liés. C’est ce que soulignent par exemple Crits-Christoph et Connolly Gibbon (2002), en examinant une classe particulière d’interprétation qu’ils nomment « interprétations relationnelles ». Toute technique est mise en œuvre dans un contexte relationnel et a une influence sur ce contexte. C’est ce que notre équipe a essayé de montrer dans plusieurs travaux, par exemple sur l’ajustement du thérapeute au fonctionnement défensif du patient (Despland et al., 2001; de Roten, 2006). Nous sommes partis du postulat que les interventions du thérapeute, qu’elles soient plus exploratoires (interprétatives), ou plus soutenantes, ne visent que très rarement l’alliance directement, mais se modulent en première intention en fonction des caractéristiques du fonctionnement psychodynamique du patient. Pour évaluer le fonctionnement défensif du patient, nous avons utilisé les échelles d’évaluation des mécanismes de défense (Perry et al., 2009), une méthode basée sur l’identification de 30 mécanismes de défenses, classés en 7 niveaux hiérarchiques, sur la base de la transcription verbatim d’entretiens psychothérapeutiques. La moyenne pondérée des mécanismes repérés dans une séance permet d’évaluer un niveau global de fonctionnement défensif. En mettant en rapport ce dernier avec l’attitude thérapeutique plus ou moins exploratoire ou soutenante du thérapeute, nous avons pu estimer dans quelle mesure ces interventions s’ajustaient au niveau de fonctionnement défensif du patient, un élément bien décrit dans la littérature clinique sur la psychothérapie psychanalytique (Bathia et al., 2017).
Les résultats de cette étude indiquent que l’ajustement adéquat des interventions du thérapeute au fonctionnement défensif du patient (c’est-à-dire une attitude plus exploratoire lorsque le fonctionnement défensif du patient est élevé et une attitude plus soutenante lorsque le fonctionnement défensif est bas, donc plus immature) est lié avec une évolution favorable du patient au cours d’une psychothérapie psychodynamique brève. Ainsi, l’alliance thérapeutique n’est pas seulement un facteur commun aux différentes formes de psychothérapies, mais également un agent spécifique, lié à l’application compétente d’une technique spécifique. L’importance de l’ajustement pour le développement de l’alliance thérapeutique a été confirmé par Hersoug, Hoglend et Bogwald (2004). Ainsi, si l’alliance est un facteur important dans toutes les formes de psychothérapie et pour tous les types de patients, cela ne signifie en rien que la construction, le maintien, et la résolution des ruptures intervenant au cours du processus thérapeutique implique des processus similaires. Cela a parfaitement été démontré par Crits-Christoph et al. (2010) dans une étude comparant psychothérapie cognitive et psychothérapie interpersonnelle. En s’intéressant à une autre forme d’ajustement, l’adéquation des interventions du thérapeute aux conflits relationnels centraux du patient, ces auteurs ont mis en évidence que plus le thérapeute ajuste ses interventions aux conflits relationnels évoqués par le patient, et meilleurs seront les résultats pour la thérapie interpersonnelle, alors qu’ils seront moins bons dans le cas de la thérapie cognitive. Ceci peut s’expliquer par le fait qu’en se focalisant sur les conflits relationnels, le thérapeute TCC sort de la zone de compétence que lui offre son modèle.
Récemment, Colli, Gagliardini et Gullo (2021) ont ajouté un élément motivationnel au type d’ajustement du thérapeute en montrant que le lien entre fonctionnement défensif du patient et attitude d’exploration/soutien du thérapeute est médiatisé par différentes formes de contre-transfert, positifs et négatifs. Par exemple, un fonctionnement défensif bas est corrélé au contre-transfert de type « critiqué/maltraité », conduisant le thérapeute à une attitude plus exploratoire, donc plus confrontante. À l’inverse, en lien avec un fonctionnement défensif plus mature, un contre-transfert du thérapeute caractérisé par des sentiments positifs, des réactions d’implication excessive ou de protection est associé avec un niveau plus faible d’exploration en faveur d’une communication plus soutenante.
Ainsi, le contenu ou la forme des interventions du thérapeute sont influencés par la perception de la relation avec le patient, ce qui correspond à une manière spécifique de concevoir la relation entre technique et relation thérapeutique. Les interventions des thérapeutes ne sont pas uniquement le produit d’une décision technique, puisqu’elles sont également affectées par la dynamique de la relation dans l’ici et maintenant, et constituent des moyens indirects par lesquels le thérapeute co-régule la relation avec le patient et communique ses sentiments pendant les séances. Ces événements relationnels complexes communiquent quelque chose de très important sur le type de relation possible entre le patient et le thérapeute et sont considérés comme un produit émergeant des structures d’interaction patient-thérapeute (Jones, 2000), une conception aujourd’hui largement acceptée dans la littérature psychodynamique. Selon la définition princeps de Bordin (1979), la qualité de l’alliance est fonction de la capacité à collaborer du patient et du thérapeute à propos des tâches et des objectifs thérapeutiques, ainsi que de la qualité du lien thérapeutique (dans quelle mesure le patient se sent compris, respecté, etc.). Cette définition met implicitement en évidence l’interdépendance des facteurs techniques et relationnels en précisant que des patients différents seront prédisposés à trouver différentes tâches et différents objectifs significatifs en fonction de leur histoire et de leurs schémas relationnels individuels. Il est de ce fait problématique de considérer la qualité de l’alliance et les interventions spécifiques utilisées comme des dimensions additives ou interactives, comme on peut faire à l’aide de méthodes statistiques. L’utilité d’une intervention est toujours médiatisée par sa signification relationnelle et toute tentative de dissocier ces dimensions est conceptuellement problématique.
Concept de recherche versus concept clinique
L’une des gloires de la recherche en psychothérapie a été la mise en évidence d’un lien clair, robuste entre l’alliance thérapeutique, particulièrement au cours de la phase initiale de la thérapie, et les résultats, pour différentes formes de thérapie et différents types de patients (Flückiger et al., 2018). Mais cela ne dit en rien ce que cela implique du point de vue de la clinique. On peut même imaginer l’aspect paradoxal d’une telle prescription.
Si le concept intéresse autant les chercheurs, cela peut s’expliquer par un changement de paradigme dans de nombreuses traditions psychothérapeutiques (si ce n’est toutes) qui met l’accent sur l’importance des facteurs relationnels dans le traitement et sur des thèmes tels que l’influence mutuelle entre thérapeute et patient, l’importance de la flexibilité et de la spontanéité du thérapeute, ou l’importance des aspects authentiques de la relation thérapeutique (Safran et Muran, 2006; Stern, 2013). Il y a là un point de rencontre fortuit qui a pu contribuer au maintien de l’illusion que recherche et clinque travaillent de concert.
C’est sans doute au niveau de la formation des thérapeutes que la recherche a eu le plus d’impact sur la pratique. Pour l’alliance, les premières tentatives ont pourtant été des échecs retentissants. Henry et al. (1993) ont expérimenté la formation de 16 cliniciens durant une année focalisée sur la sensibilité aux aspects relationnels et aux techniques thérapeutiques permettant d’y répondre. Si le programme de formation a réussi à modifier les interventions techniques des thérapeutes (adhérence des thérapeutes à la méthode), on a observé en moyenne une détérioration de la relation thérapeutique. Les auteurs en ont conclu que dicter des comportements spécifiques pour obtenir une adhésion technique de la part du thérapeute peut modifier d’autres variables thérapeutiques de manière inattendue, voire contre-productive. La majorité des tentatives qui ont suivi n’ont également pas obtenu les changements positifs espérés. L’alliance semblait définitivement se cantonner à la recherche, comme indicateur d’un bon processus thérapeutique, à la manière d’un sismographe ou d’un thermomètre.
La reconceptualisation de l’alliance comme un processus dynamique et continu de négociation intersubjective par Safran et Muran (2000) a permis de donner un nouvel élan à cette perspective. L’idée de rupture a été l’occasion de nombreux débats sur sa nature. Pour Muran (2019), c’est un concept « mémorable et trompeur », par l’importance de la reconceptualisation de l’alliance thérapeutique et les multiples insatisfactions associées au terme lui-même. De fait, de nombreux phénomènes relationnels décrits dans la littérature s’y rapportent directement, tels que brèche, tension, désaccord, détérioration, dysfonctionnement, perturbation, déséquilibre, impasse, malentendu, menace, etc. Les principes psychanalytiques de mise en acte, de résistance, ou de transfert-contretransfert, font également partie intégrante des éléments qui ont participé à son développement (Safran et Muran, 2000), en lien avec les principes de « la théorie relationnelle » de la psychanalyse contemporaine.
À la suite du développement d’un modèle empirico-clinique de résolution des ruptures d’alliance, ces auteurs ont construit un module de formation spécifique (alliance-focused training) permettant d’aider au développement des capacités des thérapeutes à négocier les ruptures d’alliance (Muran et Eubanks, 2020). La formation comprend un travail d’auto-observation du thérapeute de son état interne, à la tolérance à la détresse et au contrôle de ses émotions, ainsi que le développement de sa sensibilité interpersonnelle. Une deuxième partie est focalisée sur les différentes stratégies de résolution, en allant des plus directes au plus indirectes, de la surface vers la profondeur. Une attention toute particulière est donnée à la pratique de le métacommunication, focalisée sur l’expérience du patient, du thérapeute ou sur le champ interpersonnel. L’étude de l’impact de la formation montre des changements chez le patient et chez le thérapeute allant dans le sens d’une facilitation du processus interac-tionnel (Muran et al., 2018).
L’alliance comprend à la fois une compétence comportementale enseignable et mesurable et, d’autre part, une partie ineffable, irréductible et fondamentale du traitement. Il est évidemment plus facile de faire dire à un enfant réticent « je suis désolé » que d’enseigner la signification d’une excuse authentique. De même, il sera toujours plus simple apprendre aux thérapeutes l’utilisation de stratégies de résolution plutôt que de leur faire adopter d’une véritable position de collaboration relationnelle en étant capable non seulement de comprendre le patient, mais de mettre en mots cette compréhension. La capacité du psychothérapeute à identifier les ruptures d’alliance et à proposer un travail pour les restaurer vise non seulement d’accorder les points de vue avec le patient, mais également de réfléchir de manière approfondie aux modes de régulations personnels et interpersonnels, fréquemment sources de difficultés. D’autres programmes de formation et de supervision sont disponibles (pour une revue, Smith Hanson, 20l6), avec comme avantage le fait que leurs effets sont à chaque fois évalués, capitalisant ainsi sur le meilleur des deux mondes.
On a montré à de manière robuste que le thérapeute est relativement aveugle à l’alliance thérapeutique telle que la perçoit le patient (Fitzpatrick, Iwakabe et Stalikas, 2005; de Roten et Michel, 2013). D’où l’intérêt d’utiliser un instrument de mesure de l’alliance simple et rapide dans la pratique clinique habituelle pour monitorer ses aléas au cours de chaque thérapie et alerter le thérapeute en cas de difficulté. Dans ce cas, il est souhaitable que les thérapeutes s’intéressent à leurs propres contributions plutôt que se centrer sur les caractéristiques du patient. Les explications en termes de résistance ou de style d’attachement peuvent se révéler utiles pour le travail thérapeutique mais elles n’ont aucune pertinence par rapport aux résultats de la thérapie (Baldwin, Wampold et Imel, 2007).
Composante-trait versus composante-état
L’individualisation du traitement est une donnée fondamentale de la clinique. Même si le but ultime de la recherche est de déterminer « quelle thérapie, pour quel patient, et dans quelles circonstances », cela constitue un challenge. La recherche actuelle tente d’y répondre en identifiant en particulier les médiateurs et les modérateurs du lien entre alliance et résultats. Pour ne prendre qu’un exemple, Lorenzo-Luaces, DeRubeis et Webb (2014) examinent la variation du lien alliance-résultats en fonction de sous-groupes de patients souffrant de dépression recevant une thérapie comportementale et cognitive. Le nombre d’épisodes précédents de dépression y joue un rôle important. Lorsqu’il est faible (entre 0 et 2 épisodes précédents), le niveau d’alliance est un excellent prédicteur des résultats (taille de l’effet d = 1,21), alors qu’il ne se montre plus du tout pertinent au-delà (taille de l’effet d = 0,04). Ceci semble indiquer, d’une part, que des processus de changement différents agissent en fonction de cet élément et, d’autre part, que l’effet de l’alliance sur le succès thérapeutique tend à être sous-ou sur-estimé. Dans la même veine, au cours des premières séances de psychothérapie psychodynamique, le changement dans la perception de l’alliance est un prédicteur nettement plus important qu’une mesure ponctuelle (de Roten et al., 2004).
Un pas de plus est franchi avec les travaux de Sigal Zilcha-Mano, directrice du laboratoire de recherche en psychothérapie de l’université de Haïfa, sur la distinction entre composante-trait (CT) et composante-état (CE) des mécanismes de changement tels que l’alliance. La CT se réfère aux différences individuelles entre les patients, aux éléments spécifique qui signalent la pathologie et qui constituent les ressources de l’individu alors que la CE décrit les changements qui se produisent au sein du patient au cours du traitement, les éléments spécifiques qui signalent les mécanismes de changement individuels susceptibles d’optimiser l’efficacité du traitement. Selon Zilcha-Mano (2021), cette distinction « a le potentiel d’expliquer non seulement le fonctionnement de la psychothérapie, mais aussi la façon dont les changements de tout type se produisent à la suite d’une intervention, d’événements de la vie et d’autres facteurs » (p. 516).
Par rapport à l’alliance, ce modèle permet d’examiner empiriquement le débat resté jusque là théorique entre l’alliance comme sous-produit ou condition d’un travail thérapeutique efficace et l’alliance comme élément thérapeutique en lui-même. Ainsi, certains éléments de l’association alliance-résultat apparaissent comme le résultat de la composante de l’alliance semblable à un trait des patients (CT) : une capacité générale à former des relations satisfaisantes avec les autres, des représentations internes de soi et des autres, et des attentes vis-à-vis des relations interpersonnelles. Cette capacité peut affecter la capacité du patient à former une relation satisfaisante avec le thérapeute, et par voie de conséquence influencer la capacité du patient à bénéficier du traitement. L’association alliance-résultat est -au moins partiellement -due aux traits existants des patients, donc à cette partie de l’alliance qui n’est pas thérapeutique en soi. En revanche, la CE de l’alliance fait référence aux changements dans l’alliance pendant le traitement (par exemple, le renforcement de l’alliance dans le temps) associés aux changements dans les résultats (amélioration de l’état psychique du patient). Cette composante met en évidence la nature thérapeutique de l’alliance en tant qu’ingrédient actif suffisant en soi pour provoquer un changement thérapeutique. Le développement de nouvelles méthodologies de recherche, qui prennent en particulier en compte l’évolution temporelle de l’alliance et des changements thérapeutiques, permettent d’explorer empiriquement cette différenciation entre CT et CE.
Plusieurs études, basées sur de larges échantillons, ont ainsi permis d’identifier la CE de l’alliance et que cette composante a un effet sur le succès thérapeutique (Falkenstrom et al., 2013; Zilcha-Mano et Errázuriz, 2015; Zilcha-Mano et al., 2015) pour différents types de patients. En d’autres termes, les changements d’état de l’alliance au cours du traitement peuvent prédire le résultat, indépendamment de la capacité générale du patient à former une alliance satisfaisante. Donc l’alliance entraîne activement des changements dans les résultats. En comparant deux formes de traitement ayant des objectifs similaires mais basés sur des rôles différents joués par l’alliance, Zilcha-Mano et David-Sela (2022) montrent que la CE de l’alliance agit effectivement différemment dans chacun d’eux, comme facteur commun dans un cas et comme agent spécifique dans l’autre. Une autre étude (Zilcha-Mano et Errâzuriz, 2018) montre que l’effet de la CE de l’alliance est modéré par le degré de satisfaction du patient dans sa vie. C’est un moment propice, une opportunité pour explorer et résoudre des problèmes interpersonnels, par exemple au travers d’une expérience intersubjective correctrice. Lorsque le patient est préoccupé et perturbé par des problèmes stressants, l’effet thérapeutique de la CE est bien moindre.
Ces exemples illustrent combien ces travaux sont utiles pour améliorer notre compréhension du rôle de l’alliance, en fonction des circonstances, du moment, et du cadre thérapeutique. Pouvoir mieux décrire et spécifier quand et comment l’alliance a un effet thérapeutique me semble ouvrir une voie de recherche riche de promesses sur l’étude de l’alliance d’une manière qui soit utile au clinicien, dans un souci d’individualisation et de potentialisation des effets de la psychothérapie.
Conclusion
J’ai essayé de montrer à l’aide de quelques exemples empiriques que l’alliance était une variable intégrative intéressante pour discuter du lien collaboratif entre recherche et clinique. Qu’est-ce qui nous retient ? L’illusion d’une pratique psychothérapeutique refermée sur elle-même se heurte aux réalités sociales. Miller (2017) cite des données qui montrent que la majorité des patients qui pourraient en bénéficier choisissent de ne pas consulter un psychothérapeute (environ 66%); le nombre de patients qui choisissent de consulter un psychothérapeute diminue (33% de moins en vingt ans); pour ceux qui font malgré tout ce choix, une majorité ne revient pas après la première séance (environ 57%); et finalement un patient sur quatre abandonne avant d’avoir atteint une amélioration cliniquement significative. Si l’on ajoute à ce tableau que l’efficacité de la psychothérapie n’a pas changé depuis 40 ans, au point de se demander si Eysenck n’avait finalement pas raison (Cuijpers et al., 2018), n’est-il pas temps de se préoccuper sérieusement de cette alliance nécessaire, vitale ?
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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