Numéro
Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 3, Juillet-Septembre 2022
Page(s) 272 - 279
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2022613272
Publié en ligne 15 septembre 2022

© GEPPSS 2022

Psychanalytiquement, on peut considérer comme présent tout ce qui dans le psychisme se rattache à l’expérience en cours d’être vécue.

André Green (1990)

Pour ouvrir

Dans l’enfance bien avancée du XXIe siècle, le sujet humain stocke de grandes quantités de mémoire sous forme numérique. Il regarde aussi vers un futur riche en réparations, augmentations et autres assistances que la robotique pourrait lui offrir. En parallèle il continue de souffrir de n’être pas si grand; il s’en émeut, il s’en oublie. Il n’a pas attendu non plus l’avènement du virtuel pour espérer la Lune. Mais si depuis longtemps sa condition manquante lui donne mal réflexion, il dégénère maintenant jusque dans ses annales. La science ayant horreur du vide elle a nommé la chose : il neuro-dégénère.

De fait, les troubles démentiels apparaissent chez nombre de nos contemporains, sous des formes variées. Les neurosciences ont révélé des syndromes, identifié des pathologies telles que la maladie d’Alzheimer. La recherche, neuroscientifique d’une part, cognitiviste par ailleurs, n’est sans doute pas incompatible avec une exploration psychanalytique. Jean-Michel Gentizon (2016), médecin psychiatre – et oui, psychanalyste –, s’interrogeait sur l’existence d’éléments psychiques favorisant, préfigurant une évolution démentielle. De renommés confrères, allopathiques en diable, plaidaient même avant lui pour une approche plurielle :

« Selon un modèle intégratif on peut émettre l’hypothèse que la démence pourrait être la conjonction :

  • d’une vulnérabilité génétique (gènes de susceptibilité à développer tel ou tel type de lésion);

  • d’une vulnérabilité biologique acquise durant la neurogenèse (dérégulation de l’axe corticotrope durant l’enfance, rendant plus sensible aux agressions ultérieures, donc aux effets délétères des excès durables de glucocorticoïdes);

  • d’une vulnérabilité psychologique acquise aussi durant une enfance “traumatique”, et responsable de l’acquisition de mécanismes de défense inadéquats ou d’insuffisance des capacités d’ajustement au stress ou coping;

  • d’un stress intense et prolongé, facteur précipitant d’un syndrome démentiel infraclinique ou facteur de décompensation chez des sujets âgés présentant ces vulnérabilités génétiques, biologiques ou psychologiques » (Charles, Bouby-Serieys, Thomas, Clément, 2006). À leur suite, ainsi qu’à l’aide de travaux variés, je m’attache à qualifier le procédé historique que nous révèlent les troubles aigus de la mémoire.

Signalétique de l’oubli : une approche globale

L’enjeu de la compatibilité entre disciplines issues des sciences dites « exactes » et sciences humaines (dont la psychanalyse fait partie, parce qu’elle n’est pas aussi inclassable que certains et certaines psychanalystes le prétendent) revêt désormais les atours de l’époque. La mode n’est plus à la contradiction, jugée finalement peu féconde, on mélange donc les genres, réduisant les courants de pensée à de simples outils, qu’il nous faudrait mettre en boîte (ainsi de la « psychologie intégrative »). Heureusement l’on travaille aussi, depuis longtemps, à d’autres types de lien : « Si l’on s’intéresse aux processus [les] plus élémentaires qui contribuent à assurer le refoulement, celui-ci devient une fonction à laquelle coopèrent des opérations de traitement de l’information, de comparaison avec la mémoire à long terme, de production de signaux de plaisir et de déplaisir, de sélection et de déplacement de la réponse.

En quoi l’on voit d’ailleurs que la psychanalyse est aussi intéressée par le niveau cognitif » (Widlöcher, 1990). Sur le fil du destin pulsionnel s’organisent conjointement psyché et soma. Autrement dit une décompensation est toujours psychosomatique.

Les limites du sujet s’admettent dans une globalité telle que l’apparition, au cours de la vie, de dysfonctionnements somatopsychiques majeurs, ne fait que révéler des failles présentes dès l’origine. Je ne parlerai pas des maladies cutanées ou des allergies, pas non plus d’inexplicables infertilités. Mon investigation porte sur la pertinence d’une corrélation entre altération grave du fonctionnement mnésique et fragilité initiale de la psyché. Puisque l’on reconnaît le rapport entre donnée formelle et manifestation symptomatologique (telle que décompensation psychotique et entrée dans la parentalité), pourquoi ne pas s’intéresser à la nature du compromis offert par ces marques spécifiques ? En effet quelle que soit la réalité des traces neurologiques ou l’identification de faiblesses génétiques, aucun clinicien n’est aujourd’hui en état d’affirmer l’origine stricte des troubles mémoriels sévères.

Et si, à l’instar de tout ensemble de symptômes psychopathologiques, la forme démentielle était un moyen ? Le moyen, précisément, de ne pas arriver quelque part... « La maladie [d’Alzheimer] se caractérise anatomiquement par la détérioration du tissu cérébral.

Quels qu’en soient les fondements et les déterminants organiques, mon hypothèse est que ce mal, lié pour une grande part à la sénescence, signalerait une solution somatopsychique singulière, de fin de vie, à la détresse devant la mort, l’abandon, le délaissement, l’angoisse de castration extrême ou, dit encore autrement, à l’inexorable délabrement, l’inacceptable impuissance de soi et de l’autre, l’implacable et scandaleux déclin. [...] Le somatopsychique prend le relais de ce qui, auparavant, était maintenu par des défenses suffisamment solides, démontrant par la même occasion que la conversion n’est pas le seul registre d’expression de l’hystérie » (Tysebaert, 2007). Quand l’horizon se rapproche dangereusement, certains jetteraient l’éponge. Cela se tient, l’on n’atteindra jamais la mort psychique pleine et entière, on s’arrêtera toujours avant; de fait on parle – à juste titre – d’affirmation de soi par le suicide. Le recours démentiel serait une manière moins immédiate de limiter sa participation au jeu de la vie; tout aussi radicale cependant. L’auteure fait référence à l’hystérie, eh bien effectivement, si telle gestion de la fin n’est pas de l’évitement du conflit...

Que faut-il en conclure ? Que les sujets souffrant de pathologies neuro-dégénératives seraient de grands idéalistes ? L’impression mnésique ne se réaliserait chez eux qu’en surface ?

Ce serait incompatible avec le concept même d’inconscient. Et puis nous sommes en présence d’un KO technique, un abandon pour raison médicale avant la fin du match. Observons plutôt ce qui de cette déraison alimente la réflexion sur la mémoire et son établissement.

La mémoire, en termes existentiels

Les digues cèdent, et c’est toute perspective historique qui s’effondre. Écrasement qui n’est pas sans rappeler l’ombre mélancolique. D’ailleurs, un deuil pathologique débouche parfois sur l’avènement d’une ère confusionnelle. C’est selon... la qualité des défenses originelles ? Justement : « Pour survivre, le sujet doit être capable de faire des deuils [...]. On peut émettre l’hypothèse que leurs élaborations dépassent les capacités restantes du sujet, celles-ci pouvant déjà être entachées par des lésions cérébrales et différents facteurs pathogènes (événements de vie délétères...). Le sujet pourrait alors faire le choix inconscient d’une bascule vers un fonctionnement mental de secours, forme de défense ultime de l’autoconservation [...]. Il est intéressant de souligner que les mêmes traumatismes peuvent se retrouver dans d’autres pathologies cliniques du vieillissement, comme la dépression. On peut alors émettre l’hypothèse que le sujet ferait le compromis de la maladie d’Alzheimer ou d’un trouble apparenté » (Poillot, Menecier, Ploton, 2011). Voilà qui appuie une théorie du recours, décidément de moins en moins hypothétique.

Corrélativement, n’y a-t-il pas toujours une prédestination à quelque développement psychopathologique singulier, en fonction de ce qui s’est préinscrit dans la formation de notre inconscient ? Et si oui, en quoi mémoire et destinée sont-ils enchevêtrés ?

Le système est mis à mal parce qu’il est effracté. Ce qui nous permet de repérer l’organisation défensive du sujet, et par voie de conséquence ce qui a chu de son rapport à l’idéal. Rapport qui dès lors nous éclaire sur l’articulation possible entre processus primaires et secondaires, la stabilité de l’accrochage subjectif ayant été perdue. Rayonnement après-coup : notre grammaire n’énonce franchement ses règles que lorsque l’on bafouille.

L’importance de cette dernière séquence réside dans son aboutissement : une vision de la fonction contenante comme un encadrement qui nous tient de l’intérieur. L’enveloppe psychique comporte une version recensant tout ce qui a été déclaré avec ce mode langagier dans l’histoire d’un sujet, désignée par : « enveloppe de mémoire ». Cela ne suffit pas à définir l’inégalable unicité d’un sujet, mais on y trouve des arguments pour témoigner de ce qui le réduit, avec malgré tout une forme de vérité, à un type de sujet, de la médecine, de la psychanalyse, de son époque aussi. Part sociale si l’on veut, transcendantale assurément. La mémoire est finalement ce qui nous cheville l’histoire au corps.

Chemin faisant, on relève les empreintes du destin : « La pulsion est mémoire. [...] Les sources corporelles, loin d’en constituer l’origine énergétique comme l’avançait Freud dans une perspective vitaliste, et comme l’ont répété tant de psychanalystes après lui sans en mesurer la vacuité théorique, représentent des indices parmi d’autres. Traités en mémoire à court terme, ils activent des traces mnésiques déclaratives et procédurales aptes à mobiliser les programmes d’action appropriés. [...] C’est [...] le propre de la cure psychanalytique [...] de permettre à des traces mnésiques encore inscrites dans les programmations procédurales responsables des contraintes de l’action, de se déplacer dans le registre des souvenirs définitivement inscrits dans les réseaux de la mémoire déclarative. Ou du moins de vivre au mieux cette contrainte de l’actualisation des actions » (Widlöcher, 1990). Il convient de ne pas réduire la psychanalyse à une méthode, mais force est de constater que ses pratiquants œuvrent à chaque séance dans cet univers. Quand l’oubli de soi dégénère audelà du refoulement, si dans notre cas d’étude il s’incarne de manière définitive, je nous figure fondés à intervenir.

Dans le processus démentiel, ce sont bien les termes de la mémoire, contractualisés en dépit du sens du sujet, qui imposent la réactualisation perpétuelle de traces mnésiques alors équivalentes aux actions qui en découlent. Désorganisation psychique, pulsionnelle, mémorielle. Le sentiment de continuité d’exister se maintient au prix d’une identité tronquée. D’un soi en flottement. Une oscillation sous forme de compromis, de conciliation. Aussi l’on aurait tort de retenir du tableau nosographique seulement les éléments les plus bruyants : altération des fonctions cognitives (mémoire principalement), confusion, troubles du comportement (caractérisés par de l’agressivité). L’apathie rôde, qui voûte le sujet à la hauteur de son frêle soutènement. Une ombre de plus au tableau. Si avec la mémoire je perds le sens et l’équilibre, si ça ne tient plus debout, ne devrais-je pas songer à un exosquelette ?

Les choses de l’oubli

Pas plus qu’on ne peut dissocier le corps et l’esprit, il serait vain de concevoir les objets internes comme fondamentalement distincts des objets externes. À cela s’additionne une autre dimension : la réalité extérieure. Je parle du monde palpable. De ces choses qui ne rentrent telles quelles ni dans notre psyché ni dans notre espace somatique. Et qui pourtant nous sont tout sauf objectives. Également appelées « objets », et indirectement liées à nos objets pulsionnels, elles ont une fonction patrimoniale. Quel sort donc les attend en cas d’effacement du contrat de mémoire ? On s’aperçoit que « plus nous vieillissons et plus les objets sont appelés à devenir des sortes de récipients pour nos souvenirs. [...] Mais ne croyons pas que l’importance donnée par la personne âgée à ses objets familiers ne concerne que la mémoire de son passé. À travers eux, elle maintient aussi la mémoire de son corps en action. À chacun des objets qui l’entourent correspondent en effet des gestes spécifiques qui fondent son identité bien autant que la possession de ces objets eux-mêmes. C’est pourquoi il n’est pas rare qu’une personne âgée déplacée en maison de retraite et privée de ses objets familiers perde soudain la mémoire.

L’objet maintient un sentiment de continuité à travers les diverses manipulations qu’impose sa présence » (Tisseron, 2015). Pour nous tous ces objets, accompagnés des lieux, des sensations ou encore des personnes qui finalement forment notre environnement concret sont aussi appelés, dans le cadre d’une sensibilité accrue au risque démentiel, à devenir la source d’une terrifiante étrangeté.Un insupportable. «

La clinique alzheimerienne met en avant une clinique du deuil impossible, une incapacité pour le sujet à faire les deuils auxquels il est confronté avec le vieillissement. Mais cette incapacité ne peut être que la continuité d’un fonctionnement psychique préétabli. Elle renvoie aux liens avec les objets d’origine, à l’apprentissage de la séparation et à la qualité de l’internalisation de ces objets, socle du narcissisme » (Poillot, Menecier, Ploton, 2011). Dans mon hypothèse, l’entrée effective dans l’univers démentiel ferait suite à un évènement traumatique permettant cette forme de décompensation spécifique, la plus commune, la plus naturelle de ces effractions potentielles étant l’entrée en sénescence. La résonance dans la réalité externe d’un manque historique sans palliatif disqualifie subitement l’ensemble des représentations du sujet carencé. Une désorganisation radicale se produit car son organisation mémorielle présentait dès l’origine un caractère bancal, inachevé, qui n’a pu être suffisamment clos dans son histoire de vie... dont l’historicité se révèle défaillante. Or l’inconscient est une mémoire; c’est donc bien toute l’organisation signifiante du sujet qui vole en éclats. Les signifiants qui ne signifient plus abandonnent le sujet à une charge affective hyper intense, qui le submerge, et l’oblige à prendre démesure : l’environnement concret, déchargé de sens, passe de familier à étranger. Hélas, une fois le processus enclenché, tout nouvel environnement semble être soumis au même éloignement, puisque pour avoir un statut stabilisateur il faudrait recourir à un système mnésique opérant, qui pourrait procurer la qualité d’environnement familier. Et cela débouche sur quel type d’action ? L’évitement, l’isolement, la fuite. Les malades fuguent, ils errent, la science dit qu’ils déambulent.

Ceci donne souvent lieu à des situations cocasses et crispantes à la fois. Ainsi de Marie-Bernadette, qui en ayant assez de vivre paschez-elle, appelait ses proches – depuis sa ligne fixe – pour les en informer. Lorsqu’ils étaient indisponibles, ou vraiment très mal comprenant, elle quittait les lieux. Ses difficultés motrices associées aidaient à la stopper dans ses folles équipées; du coup les voisins participaient, ça faisait de l’animation. Un bénéfice secondaire dont tous se seraient passés ? Le doute est permis. D’autant plus qu’ils l’ont également vue demander du secours au beau milieu de la nuit, perchée sur son balcon. Les voies de la détresse, impénétrables en l’occasion, n’ont pas livré le secret de son action, et l’on ne sait pas ce qui cette nuit l’a empêché de rêver ses peurs, plutôt que de chercher à fuir, pas même par la porte. L’anecdote aurait été autrement plus grinçante si l’idée lui avait pris de quitter cette scène démente en enjambant le garde-corps, du cinquième étage.

La dame était connue pour ne jamais avoir fait de ce logement le sien, les choses qu’il contenait n’y étant finalement pas à leur place; pas là où elles devraient. Ses objets familiers – dont quelques talismans – y perdaient la cohérence libérant leur pleine magie. De même que les images des êtres intimes accrochées aux murs ou leurs voix puissantes au téléphone, plus rien ne justifiait l’œuvre historique. Revenue depuis peu dans sa ville natale, à son point d’origine, retraitée d’un travail ne lui ayant jamais convenu, ses enfants se passant trop volontiers de son assistance et sans perspective amoureuse, elle a perdu le sentiment d’utilité. Plus d’opportunités de désir et l’ensemble s’affaisse ? Cela correspond à Marie-Bernadette, dépressive au long cours. Son immense déception l’a laissée sans ressources contre le registre affectif, contre l’entièreté du champ des émotions. C’est ainsi l’accès à l’ordre des représentations qui se ferme, jusqu’au souvenir des mots. Ne nous arrêtons pas à une vision simpliste des infirmes à la langue estompée, qui en font souvent violent usage : cela ne signifie pas qu’ils sont au summum de la régression, mais qu’ils se défendent du sens des mots qui n’a pas totalement disparu, et dont le reste à charge leur est insupportable, rapport à l’état de leurs ressources.

Quand on en est là, le soutien direct le plus efficace vient des aidants, proches et professionnels du care en tête, puis du corps médical. Les travailleurs sociaux et les psys participent plus indirectement. Est-ce à dire qu’il alors déjà trop tard ? Certes non. Enfin il y a matière à narration plus tôt dans l’aventure. Se soucier de sa langue avant disparition me paraît préférable. Constat partagé par de plus spécialistes que moi, pour qui « les patients reçus et diagnostiqués MCI [Mild Cognitive Impairment] ont très souvent une comorbidité psychopathologique sous-estimée (dans une vision trop “neurologisante” de la situation) dans les champs de l’anxiété, de la dépression, ou plus subtilement et plus fréquemment du désordre psychosomatique. Repérer cette comorbidité et la traiter semble stabiliser aussi le MCI et empêcher sa conversion en une pathologie démentielle » (Clément, 2012).

Le transfert ou l’exil ?

Une fois les atteintes profondes de l’enveloppe de mémoire attestées, le pronostic est désolant. En l’état actuel des connaissances, non seulement la médication n’a que peu d’effets sur l’évolution de la maladie, mais encore l’impact psychothérapique reste marginal. Toute élaboration n’est sans doute pas impossible pour autant. En son temps, à savoir avant la décompensation, un cadre curatif approprié aidera le désamorçage de cette bombe à retardement. Jusqu’où : un report ? Un allègement des dégâts ? Une annulation ? Ma foi en la psychanalyse ne suffit pas à croire en une éradication du phénomène, enfin tout de même on a un coup à jouer : « Je pense que, dans l’analyse, la découverte de l’historicité par l’enfant peut s’exprimer dans sa tentative de faire se recouvrir, dans le jeu de souvenirs et la rencontre avec la remémoration de l’analyste, l’image de son histoire et l’espacetemps de l’analyse. Il sera alors très important que, dans son effort pour commencer à voir se former son histoire, l’enfant sente que l’analyste le comprend et lui répond » (Schacht, 1977). Cela se confirme chez les adultes. Encore faut-il que le sujet ne demande pas à l’analyste de faire l’histoire à sa place; le patient doit se figurer analysant afin de s’ouvrir à la révélation. Or se révéler à soimême est une épreuve, régulièrement traumatisante. Un édifice mémoriel à risque sismique zéro, cela n’existe pas. Seulement pour que le remède – analytique – ne soit pas pire que le mal – et ses symptômes –, notre construction se soutiendra d’un revêtement approprié. Ainsi la structure psychique peut ne pas apparaître comme un château de cartes, avoir l’aspect d’une honnête et banale névrose, mais être fragilisée au niveau le plus élémentaire de son enveloppe. Ce qui à terme, et fonction d’ébranlements liés à l’expérience de vie, expose le sujet à ces formes singulières de décompensation que seraient les pathologies dites neuro-dégénératives.

Quand l’attrait du symptôme se fait puissant et compromet la part curative du travail, toute assignation historique devient difficulté. C’est-à-dire que l’historicité engage le sujet vis-à-vis de son désir. Une fois les inscriptions mémorielles déchiffrées il lui faut bien s’y référer; il va devoir rendre des comptes. Je me souviens justement d’un patient qui, arrivé dans le circuit du soin psychique suite à une tentative de suicide, s’est finalement retrouvé face à moi. Il se plaignait – comme àlapsychiatremel’ayant adressé –desavie solitaire, de sa condition d’abandonné. Notons dans son parcours la récente disparition de sa mère, le manque de contact avec son fils adulte, ainsi qu’un accident du travail grave, lors duquel son client est décédé, lui s’en sortant miraculeusement indemne, évanoui. Inanimé, il l’était depuis fort longtemps. Jusque dans la relation transférentielle où il a réussi à se faire oublier. Les années qui m’éloignent du temps de nos rencontres n’enlèvent rien à ma surprise d’avoir éprouvé tant de difficulté à me souvenir de son nom, ou de certains aspects notoires de son existence. Tentons d’extraire de son passage une valeur d’à-propos.

Ce que j’ai d’abord pris pour un manque de curiosité vis-à-vis de son propre matériel s’est découvert désintérêt, désespérance face à la nullité ressentie de son discours. Rien à déclarer; défense radicale pour surmoi féroce. Un oubli de soi devant lequel je butai continument, une séance remplaçant une autre comme si ni celle passée, ni celle du jour, ni la suivante ne prenaient place dans un assortiment passé-présent-futur. Amèrement je prends ma part du naufrage, de n’avoir pas su enrayer le mécanisme conduisant cette psyché à se redémarrer en mode sans échec1 d’une fois sur... la même. Aujourd’hui encore je ne peux que nous mettre en garde, nous psychanalystes, de voir les traces mnésiques de nos analysants là où sont nos ornières particulières. Le suffisamment bon esprit de la propriété mémorielle tient notamment à ce que l’analyste ne s’implique pas ailleurs qu’à son niveau. En d’autres termes ce dernier ne fera que renforcer le dégoût du sujet pour son histoire s’il la disqualifie, non seulement en ramenant la couverture à – son – soi mais encore, ce qui est moins manifeste, en refusant d’admettre la ligne de l’analysant comme seule envisageable. « Faire l’histoire », composition imposée, revient à faire avec.La compulsion de répétition a peu de chance de s’enrayer si l’on neutralise le processus de remémoration : « On peut [...] se demander si tous les analystes ne sont pas exposés à cesser à certains moments de souhaiter que leurs patients se souviennent vraiment. C’est-à-dire qu’ils se différencient de leur passé et, par-là, de leur objet transférentiel actuel. Quelque obscur désir ne leur vient-il pas, parfois, d’être eux-mêmes la seule “mère” de leur patient, qui serait ainsi “sans histoire” ? » (Guillaumin, 1977). Mon propos se veut plus radical : j’invite le lecteur à remplacer « seule mère » par « agent triomphateur du pas-tout ». On notera la cohérence de la formule avec l’emphase de la démarche... Disons qu’une distorsion de l’espace transférentiel provoque un nivellement par le bas.

Alors il en jouissait bien sûr, mon patient, de se souffrir insaisissable. Douce illusion d’un personnage sans histoires, comptable de peu, dont les désirs contenus ne déclenchent pas tempête. Naviguer sur une mer d’huile, mer sage ou bien mer morte, au prix d’un grand ennui et d’une réelle désorientation. Chez le gentil Paulo, le désir, à peine constitué en énigme, se serait tout bonnement rendu insignifiant. Et notre aventurier sans boussole de ne pas savoir quelle direction choisir.

À tel point qu’il prêtait régulièrement de l’argent dans son entourage, à chaque fois pour des projets récréatifs. Mon interprétation (à laquelle il n’a pu accéder) c’est qu’il achetait de la dette de rêve, lui qui ne savait pas désirer. Il ne savait pas non plus se raconter d’histoires, et mes efforts pour l’intéresser à la sienne ne fonctionnaient pas. En fait il n’avait pas de capacité historique, et ne supportait pas d’être renvoyé à l’idée qu’il en fallait passer par là. Sa politique de dette était quantifiable, et donc plus simple. Dans cette forme de pauvreté, il empêchait le développement d’arborescences complexes vécues comme des menaces pour son intégrité.

Pareille organisation défensive est tout à fait comparable au modèle addictif : ici les objets internes ne sont pas anesthésiés par un produit toxique mais dévalués; à ce titre il me semble logique de parler d’« addiction ordinaire ».

Dans ce cas de figure, le graphe du désir est comme tracé avec l’éventualité même de son effacement. Que deviendra Paulo quand ces babioles fétichisées, il ne pourra plus les acquérir, même par procuration ? La retraite s’annonce maigre, et surtout proche. Privé de son artifice, une option pour lui crédible serait de shunter le système en basculant dans l’amnésie. Pirouette l’engageant dans un éloignement permanent de soi et des autres.

Qu’est-ce que l’intervention analytique est en mesure d’apporter afin de pallier une défaillance structurelle de l’enveloppe de mémoire ? Chez les sujets affectés à des degrés divers par cette question qui deviennent nos patients, en amont de toute évidence symptomatologique, les « motions pulsionnelles [...] paraissent s’investir d’une charge explosive qu’il faut désamorcer par un prétendu oubli. [...] L’oubli est ici le masque d’une reconnaissance inconsciente qui, aussitôt accomplie, se doit de se négativer pour sauver le fonctionnement psychique et l’objet qui en est le destinataire. La question devient celle de l’acceptabilité de l’intelligible, c’est-à-dire des formes agréées et agréables par lesquelles les éléments isolés ou rassemblés peuvent se signifier pour une organisation psychique sans [la] mettre en danger [...].

L’interprétation, dans les cas dont nous parlons, cesse alors d’être simple élucidation d’un inconscient hésitant entre son irruption dans la conscience et son maintien à l’état refoulé. Elle devient une épreuve de la temporalité, prenant sur elle d’affronter le risque de la fin des temps.

On voit bien alors qu’il est moins question de lever l’amnésie infantile que d’autoriser l’enfance à se constituer en mémoire » (Green, 1990). Ni remémoration, ni reconstitution, on parle ici d’une constitution légitime, au sens de : « que l’on est en droit d’attendre pour un sujet ». Là où se signale qu’un sujet est fondé à être celui de son histoire. La revendication dont il est ici question est un appui de la compulsion de répétition car cela ne prend pas : le sujet ne reconnaît pas le savoir de sa légitimité. C’est plus ou moins flagrant, et cela peut sans doute exister à bas bruit jusqu’à la sénescence. Une forme de clivage pas banale, à la manière d’une psychose ordinaire, qui transcende la notion de structure psychique. Notre capacité à rester alertes à cet endroit donnera corps à l’accroche transférentielle.

Il m’arrive de situer naturellement la trame particulière des histoires narrées par mes analysants en des contextes parallèles, littérature, cinéma ou autres existences créatives, y compris des scènes de mon invention. Toujours à l’épreuve de mes propres facultés mémorielles; toujours en respectant le script du sujet en séance. Il ne s’agit aucunement d’un partage de souvenirs, encore moins d’émotions. Ce travail consiste à stimuler la remémoration par le jeu. De fait, la bienveillante écoute de l’analyste favorise l’inclusion de l’analysant dans ce genre de jeu : « [Le sujet en analyse] a confiance que l’autre sait comment jouer avec lui [...], il se sent soutenu et encouragé dans sa tentative pour animer le passé dans le présent, lorsque l’analyste joue avec lui et peut aussi, grâce à son activité mnésique, prendre en charge une partie de la première écriture de l’histoire. [L’analysant] peut alors s’identifier à la capacité du thérapeute à “faire” l’histoire » (Schacht, 1977). L’exemple donné par notre collègue est celui d’un enfant, mon expérience plaide pour l’universalité de son observation : on retrouve dans notre activité clinique la plus quotidienne cet aspect basique de la relation transférentielle chez tout type de sujet investi dans un travail analytique, sexe, âge et diagnostic confondus (l’étiquette diagnostique, notamment, représente un enjeu que les psychanalystes auraient bien tort d’abandonner aux pseudo experts scientifiques...). Le psychanalyste endosse donc une fonction de remémorateur, à l’aide de son propre appareil psychique mais pas à son service. Effectivement, si je défends fermement la qualification de « désir de l’analyste » comme une forme dégradée du désir du sujet psychanalyste, notre inconscient ne disparaissant pas post analyse (quel que soit le nombre de tranches...), je crois honnête de rappeler la relativité nécessaire de notre quant à soi dans le cadre de notre pratique.

Ainsi le soi de l’analyste est présent en tant qu’espace de transition dans le jeu du souvenir : à travers le soi passeur de l’analyste, l’analysant passe de soi à soi. Mise en relief de la possession mémorielle.

Pour conclure : de l’absence au retour à soi

Penser l’enveloppe de mémoire en sa piètre qualité, partant de l’articulation somatopsychique, nous mène à une autre dyade : le sujet atteint de troubles structurels de la mémoire ferait l’expérience d’une rencontre entre l’Irreprésentable (mort, bisexualité psychique) et le Terrifiant, sorte de négatif du couple représentation et affect. Il se verrait sujet d’une non-existence, ininscriptible, inracontable. Il en va de nos santés personnelle et publique de nous en souvenir. Voilà pourquoi faire l’examen de la mémoire en désordre doit nous permettre de nous y retrouver. Et formant un passage entre schémas basiques et biais pathologiques, nous animer de vestiges en sillons.

La santé mentale apprend à tous ses praticiens l’humilité. Cet article questionne, propose, imagine des voies empruntables mais pour l’heure peu visibles. Si par un abord multifocal on ne craint pas d’étendre notre champ d’action, développant nos idées comme nos pratiques, on s’accorde les moyens du savoir en mouvement. Et cela malgré cette illusion contemporaine, qui veut que de nos jours, à la fétichisation d’objets séculaires s’ajoute celle de nouveaux, collecteurs de mémoire ultra performants et digitalisés.

Sur les effets d’une privation soudaine – et définitive – subie par les addicts aux nouvelles technologies nous ne savons pas grand-chose : ils sont trop jeunes. Doit-on pour autant craindre l’émergence d’une génération démente ? Seulement la tentation est grande d’installer nos nouveaux jouets en lieu et place du maillon mémoire de notre chaîne de vie.

Fantasmatiquement il s’agirait de renforcer notre interface entre mémoire vive et mémoire de stockage à long terme en la confiant à un opérateur objectif, infaillible : un robot. Gageons que notre ambivalence quant aux machines encadrera nos croyances en la matière. Cela se traite avec le respect dû aux signes des temps, ici scansion sociale d’un idéal vieux comme le monde : la finitude. D’une variation homéostatique.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

« Le mode sans échec est un mode d’exécution proposé par certains systèmes d’exploitation qui permet de démarrer un ordinateur avec un nombre limité de programmes. [...] Comme le système d’exploitation ne charge que les pilotes absolument nécessaires (par exemple, ceux de la souris, du clavier, de la carte graphique), certaines fonctions ne sont pas accessibles ». Source : page Wikipedia, Consultée en août 2020, Disponible sur : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mode_sans_%C3%A9chec

Références

  1. Charles E., Bouby-Serieys V., Thomas P., Clément J.-P. (2006). Relation entre événements de vie, traumatismes et démence ; étude ouverte portant sur 565 patients déments. L’Encéphale, no 32-5 C1, 746–752. Paris : Elsevier Masson. [Google Scholar]
  2. Clément J.-P. (2012). Traumatisme de l’enfance et risque de démence dans le grand âge. Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence, no60, 350–355. Paris : Elsevier Masson. [Google Scholar]
  3. Gentizon J.-M. (2016). L’enveloppe de mémoire. Accès : https://www.youtube.com/watch?v=dLtPzIxfuZ0. [Google Scholar]
  4. Green A. (1990). Temps et mémoire. Nouvelle Revue de Psychanalyse, no41 : L’épreuve du temps, 179–206. Paris : Gallimard. [Google Scholar]
  5. Guillaumin J. (1977). Un avenir pour la répétition (Transfert et fonction du langage dans l’élaboration psychanalytique des souvenirs). Nouvelle Revue de Psychanalyse, no 15 : Mémoires, 139–162. Paris : Gallimard. [Google Scholar]
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