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Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 3, Juillet-Septembre 2022
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Page(s) | 247 - 249 | |
Section | L’inceste (2) | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2022613247 | |
Publié en ligne | 15 septembre 2022 |
L’invisible de l’inceste
The invisible of incest
Docteur en Psychologie. Psychothérapeute ICV (Intégration du Cycle de Vie). Président de EIDO, Centre de Soin des Traumatismes et des Violences. Membre du Conseil d’orientation scientifique et technique (COST) de l’association Docteurs Bru.
Le thème de l’invisible fait référence à notre difficulté d’appréhender l’inceste et en repérer les signes. Cette difficulté n’est pas seulement liée à un manque d’acuité des professionnels, bien que de toute évidence, ils manquent de formation. Cette difficulté est systémique (Le Caisne, 2014) et nous y sommes tous confrontés. La science elle-même reste à distance du sujet. Pas ou peu d’études scientifiques, pas d’épidémiologie, pas de construction paradigmatique, ni guide de bonne pratique. Niché au coeur de l’intime, la science ne semble pas savoir comment faire de l’inceste un objet du savoir. Comme l’arbre qui cache la forêt, le terme se dissimule derrière celui d’agression sexuelle, concept criminologique vague qui dissous l’intersubjectivité de la violence (Mazet, 2002) et néglige le statut de la victime dans l’étude du phénomène. Pourtant, si 80% des agressions sexuelles sont intrafamiliales (Brown et al., 2021), c’est bien d’inceste dont il est question, principalement. Même dans les congrès spécialisés, très peu de communications sont consacrées au sujet. Les victimes sont invisibilisées (Dussy, 2013) et participent elles-mêmes activement à ce mécanisme. Elles se terrent. Elles disparaissent socialement. D’ailleurs, l’inceste n’est jamais un motif de consultation. Les patients viennent consulter pour d’autres symptômes. En psychothérapie, après les premières levées d’amnésie, ils font des « allusions », ils évoquent un climat familial ou la peur irrationnelle d’un membre de la famille, mais jamais ils n’évoquent l’inceste. Si le thérapeute ne mentalise pas la problématique, s’il ne la nomme pas, le sujet reste implicite et les victimes demeurent silencieuses. Souvent les patients font sans les voir des associations évidentes. Certains subissent les assauts répétés de rêves traumatiques, mettant en scène des agressions sexuelles subies par un parent, mais ils ne font pas de lien. Ils ont simplement honte. Ils s’indignent contre eux-mêmes et s’en veulent d’avoir des pensées aussi tordues. Ils doutent et attaquent même leur perception : « Mon père m’embrasse sur la bouche et me touche le corps pour me dire bonne nuit et le matin, il me prend par la main pour me mener à la douche avec lui... J’ai envie de lui dire que ça ne se fait pas, mais après tout il ne fait rien de mal »... Quand j’ai signifié à ce jeune patient que sa famille souffrait probablement d’inceste, ses symptômes d’agitation maniaque ont cédé, mais quelques séances après ces révélations, il avait oublié qu’il me les avait faites. L’effacement des expériences vécues est un processus très actif en thérapie de l’inceste si bien qu’à chaque pas en avant, le patient est tenté d’en faire deux en arrière. Il faut donc beaucoup de temps et de soutien humain pour parvenir à dresser ce constat en pleine conscience : je suis victime d’inceste... Pourtant l’inceste est loin d’être invisible. Il s’entoure de nombreux symptômes. L’amnésie concernant des pans entiers de l’enfance. L’idéalisation du parent agresseur et/ou de l’enfance. Une loyauté irrationnelle qui cède difficilement en thérapie. La confusion des pensées et des sentiments. La peur du monde extérieur. L’incommunicabilité. La honte et un sentiment de vide perpétuel. Le corps est mis à rude épreuve et les atteintes psychosomatiques sans étiologie organique sont fréquentes : infections urinaires, troubles orauxpharyngés et intestinaux, fatigue chronique. L’auto-destructivité est aussi à l’oeuvre à travers les automutilations et les passages à l’acte suicidaire, le thème de l’invisible étant aussi associé à ce besoin viscéral de disparaitre (Lyons-Ruth et al., 2013). Souffrir d’inceste est une véritable crise d’existence : sentiment de ne pas trouver sa place, d’être inutile à la société, de n’être pas légitime, de ne pas avoir d’avenir, de n’être rien : « des fois je fais ce rêve, toujours le même, j’ai fait quelque chose de mal et ça se termine à chaque fois de la même façon : je deviens fou et on m’emmène à l’asile, ou alors je tue quelqu’un et je fini en prison ». Autre chose est caractéristique de l’inceste. L’impossibilité pour le parent de se comporter comme tel vis-à-vis de son enfant : « Je ne sais pas ce que tu ressens pour moi. Je ne sais pas si tu es capable de ressentir quelque chose, en fait, pour moi ou pour qui que ce soit. Je ne sais pas qui tu es. Mais ce que je sais, c’est ce qu’il s’est passé. Tu es une ombre, à mes yeux. L’ombre de mon enfance. L’ombre de mes nuits. De mes cauchemars, de toutes mes insomnies ». L’exploration de la vie préverbale révèle que la place de l’enfant et la compréhension de ses besoins est une difficulté qui se pose dès sa conception. L’accordage affectif (Stern, 2003), la réciprocité et la synchronie dans le rythme des échanges sont fortement perturbés par l’insécurité du lien précoce (Shore, 2001). Le couple parental, souvent fusionnel, doit se réorganiser avec l’arrivée du bébé qui isole la mère et « l’enferme » dans une dyade souvent vécue comme une épreuve. Certaines mères adoptent des comportements d’hyperstimulation. Elles s’accaparent l’enfant et alternent entre besoins fusionnels et attitudes de rejet ou d’hostilité. Parfois, elles apparaissent au contraire détachées, absentes et émotionnellement dissociées (Siegel, 2012), évoquant une mère morte (Green, 1980) : « J’ai attendu toute ma vie que tu viennes me secourir, mais ça ne s’est jamais, jamais produit. Tu es restée silencieuse. Toute mon enfance, et toute ma vie d’adulte, je t’ai appelée à l’aide. Tu n’as pas entendu. Tu n’es jamais venue ». Dans ce contexte de caregiving désorganisé (Liotti, 2004), le bébé devient un objet menaçant qui n’est pas relié à une relation de plaisir. Or le plaisir est essentiel à la production d’Ocytocine maternelle dont on commence tout juste à comprendre le rôle majeur dans la neurobiologie de l’affiliation (Feldman, 2022). Ce neuropeptide intervient dans l’activité de l’amygdale limbique et la réactivité au stress. Il interfère sur le comportement sexuel et favorise le comportement parental protecteur, confiant et empathique (Zack, 2008; Scantamburlo, 2009 ; Ross, 2009). Le regard, essentiel pour l’attachement et la régulation du stress (Provenzi et al., 2021) est au coeur d’un mécanisme de déni du lien à l’enfant : « Tu me regardes sans me voir. Tes yeux se posent sur moi comme si je n’existais pas. Avec toi je n’ai pas de corps, je suis transparente »... « Tu m’as terrorisé. Par tes cris, tes larmes. Ton absence. Tes yeux vides, ton abattement (...) Je n’ai jamais demandé à naître, moi »... La fonction du toucher, vitale au bébé, est-elle aussi altérée. Le toucher parental du corps de l’enfant est phobique ou, au contraire, chargé d’une énergie sexualisée qui en fait tout autre chose qu’un geste de tendresse au service de la croissance de l’enfant. Celui-ci se retrouve alors prisonnier d’une relation passionnelle (Ferenczi, 1932), tantôt idéalisée, tantôt négligée par un parent qui se protège en dévitalisant le lien. En désaffiliant son enfant. L’enfant victime d’inceste est réifié. Il devient utilitaire, on s’en sert pour le ménage, pour passer ses nerfs, pour s’exciter puis on l’ignore, on finit par ne plus le voir, comme un simple élément du mobilier. On lui dénie toute souffrance et on l’accuse même parfois d’être à l’origine de la souffrance familiale. C’est un enfant décevant, qu’on ne comprend pas et à qui on semble en vouloir d’être là, ce qui interroge les représentations parentales inconscientes reliées à cet enfant (Ciccone, 2014). La désorganisation du lien d’attachement apparait centrale dans la transmission transgénérationnelle des traumatismes (Guedeney et al., 2012). Mais cette transmission se fait en creux, elle se rend invisible par la transmutation du trauma originel en « secret de famille » (Lev-Wiesel, 2006). De fait, la violence de l’inceste se joue sur une scène transgénérationnelle. Invisible et silencieuse. Si l’enfant constitue une menace, c’est parce qu’il active implicitement une mémoire traumatique de l’histoire parentale. Un fantôme dans la chambre d’enfant (Fraiberg, 1989). Les victimes devenues adultes ontelles- mêmes coupé le lien avec leur passé. Elles n’ont ni mémoire ni représentation de l’enfance. Ou si peu. Pour le supporter, certaines parviennent néanmoins à idéaliser. En thérapie ICV (Pace, 2014), lors des séances de reparentage, il n’y pas d’ailleurs de sensation de soi enfant émergeante, et ce, malgré le rappel mnésique des souvenirs du passé. Le moi enfant n’a pas de structure. Il est immatériel : « je le sens mais je ne peux pas le consoler, il est comme une flaque »... « C’est comme un enfant de cire, quand je m’approche, il fond »... « C’est du vent, on ne parle pas au vent »... « Dès que je tente de le prendre dans mes bras, il disparaît »... L’inceste est un enfant incandescent qui irradie l’intimité du moi devenu adulte. Il repose toujours sur une peur traumatique, indicible et viscérale, qui dissocie et fait rupture dans la continuité du moi. Or, la peur n’est pas dans l’amour (Porges, 2011). Elle le fait disparaître.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
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