Numéro
Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 2, Avril-Juin 2022
Page(s) 146 - 161
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2022612146
Publié en ligne 29 juillet 2022

© GEPPSS 2022

La mort fœtale in utero (MFIU) est définie comme la perte d’un fœtus au-delà de la 22e semaine d’aménorrhée (SA). À la différence d’autres deuils périnataux (comme les interruptions médicales de grossesse [IMG] ou l’interruption sélective d’un embryon ou d’un fœtus), les MFIU impliquent une confrontation brutale à la réalité de la mort et imposent une prise en charge qui ne peut être différée compte tenu du risque pour la santé de la mère (Gonnaud, 2015).

Généralement, la rapidité de la prise en charge des MFIU va dépendre de la perception par la mère de l’interruption des mouvements fœtaux. Cette perception est influencée par de nombreux facteurs en lien avec l’investissement prénatal de la grossesse : niveau socioéconomique, la situation maritale, son statut obstétrical (primipare ou multipare, l’avancée de la grossesse, la fréquence du suivi et sa continuité, et bien sûr l’état psychologique de la mère (Heazell et al., 2018).

Nous évoquerons ici un cas clinique dans lequel une MFIU n’a été constatée que onze semaines et cinq jours, après le décès du fœtus. Comme nous allons le détailler, il s’agit d’une situation assez exceptionnelle étant donné qu’elle condense sur un temps court de nombreuses problématiques liées au deuil périnatal. La patiente est passée en quelques semaines d’une situation de découverte tardive de grossesse, dans un contexte d’antécédents de deuils périnataux, au diagnostic anténatal d’une maladie grave associé à des questionnements autour d’une IMG et enfin à la constatation d’une MFIU.

Afin de tirer les enseignements de cette situation nous avons choisi de rapporter ce cas clinique en couplant les informations liées au dossier médical et aux consultations psychologiques, à une analyse qualitative de la perception des professionnels impliqués.

Méthodes

L’unité de périnatalité du CHU Amiens-Picardie est une équipe pluridisciplinaire composée de deux psychologues, une psychomotricienne, deux médecins pédopsychiatres et un interne de pédopsychiatrie. Elle intervient auprès de patientes hospitalisées dans les unités du service de gynéco-obstétrique du CHU Amiens-Picardie.

L’ensemble des entretiens ont été réalisés entre 1 et 3 mois après l’accouchement de la patiente. Ils ont tous été réalisés par le même chercheur, formé à la méthodologie de l’entretien qualitatif. Aucune note n’a été prise durant les entretiens et tous les entretiens, ont été retranscrits et leur contenu validé par le professionnel interrogé. Tous les professionnels interrogés ont répondu à la même question : « Pouvez-vous me raconter s’il vous plaît votre prise en charge de la patiente Mme V. du début à la fin de votre prise en charge. »

À partir des entretiens retranscrits et relus par les différents professionnels interrogés, un encodage avec isolement de thématiques propre aux objectifs de l’étude fut réalisé conformément aux recommandations COREQ pour les études qualitatives. Les thèmes ont été extraits de l’analyse des entretiens sans grille prédéfinie. Les entretiens ont été codés individuellement par deux chercheurs qui ont ensuite comparé leurs résultats. Le profil démographique et professionnel des sept participants aux entretiens est décrit dans le Tableau I.

Tableau I

Professionnels ayant répondu à l’entretien semi-structuré

Résultats

Description du parcours clinique

La patiente était multipare (gestité 9) avec cinq grossesses menées à terme. Elle a présenté deux fausses couches et une lyse d’un jumeau lors du premier trimestre de sa dernière grossesse en 2017. Cette dernière grossesse a aussi été marquée par une hémorragie de la délivrance. Son dernier enfant présentait un handicap d’étiologie non connue. Sa précédente grossesse a été marquée par une césarienne et une hémorragie de la délivrance. Cette nouvelle grossesse a été découverte tardivement par la patiente, lors de la réalisation d’un test urinaire devant un retard de règles. Elle a été confirmée, aux urgences, par un gynécologue-obstétricien qui réalise lors de cette première consultation une échographie de datation. L’âge du bébé est estimé entre 20 et 22 SA. Une seconde échographie de contrôle est demandée qui met en évidence une cardiopathie congénitale faisant suspecter une trisomie 21.

Une consultation avec un généticien est prévue en urgence une semaine après. L’amniocentèse réalisée confirmera la trisomie 21. À l’issue de la réunion hebdomadaire de diagnostic anténatal, il est décidé de proposer aux parents une IMG. L’IMG est proposée par le généticien, accompagnée de la sage-femme au couple parental quelques jours plus tard. La patiente accepte l’IMG proposé par l’équipe et une première date d’hospitalisation est fixée.

Lors de la consultation en vue de préparer l’IMG, la sage-femme perçoit chez la patiente des mouvements de retrait et se questionne sur son adhésion à ce projet. Une semaine plus tard, la patiente, hospitalisée, refuse de prendre les traitements tocolytiques et interrompt le processus de l’IMG en demandant sa sortie. Elle sort précipitamment du service sans avoir rencontré le psychologue et l’assistante sociale.

Suite à sa première sortie d’hospitalisation, et devant l’inquiétude évoquée par les professionnels, l’équipe de soins psychiques en périnatalité prend contact avec la patiente et propose un nouveau rendez-vous à de nombreuses reprises. Une date de consultation est fixée avec le psychologue mais elle ne viendra pas au rendez-vous.

Trois semaines plus tard, elle se rendra à une nouvelle consultation conjointe avec le généticien et une sage-femme. Une nouvelle hospitalisation est programmée. Lors de cette seconde hospitalisation, elle va de nouveau sortir précipitamment du service, de nuit, après avoir recraché les traitements tocolytiques.

Un délai de neuf semaines s’écoule sans contact avec les soignants, malgré les tentatives des professionnels pour contacter Mme V. L’équipe pluridisciplinaire en conclut alors que la grossesse sera menée à terme. Elle est de nouveau reçue en consultation avec une sage-femme, le gynécologueobstétricien, et le généticien. Cet entretien ne s’inscrit plus dans une démarche d’IMG mais d’accompagnement de sa grossesse en vue de la préparation de l’arrivée du bébé (information sur la trisomie 21, soins à apporter à l’enfant, et projet de césarienne pour l’accouchement). La patiente formule alors une nouvelle demande d’IMG à la fin de cette consultation, ce qui laisse perplexe les professionnels, compte tenu des deux précédentes hospitalisations. La patiente demande que cela puisse se faire rapidement afin de se rendre au mariage de son fils quatre jours plus tard. Lors d’une consultation le même jour, le psychologue et l’interne de psychiatrie noteront une grande ambivalence face à cette nouvelle IMG, comme si ce projet ne luiappartenaitpas.

Quelques jours après, elle a rendez-vous pour une échographie de contrôle où une MFIU est diagnostiquée. L’interruption de la grossesse est datée à 27 SA. La MFUI s’est déroulée il y a onze semaines et cinq jours. La patiente n’avait pas noté de diminution des mouvements fœtaux. Au contraire, elle avait rapporté à l’interne de gynécologie et à la sage-femme avoir perçu des mouvements actifs la veille. Lors de l’entretien avec le généticien, elle demande de remettre la prise en charge de la MFIU après le mariage de son fils.

L’accouchement est déclenché à 38 SA. La patiente cherche à sortir au plus vite. Lors du passage de l’assistante sociale, le couple ne souhaite pas déclarer l’enfant à l’état civil, même s’ils lui ont donné un prénom. Par la suite, la patiente est venue une seule fois en consultation avec le psychologue en présence de l’interne de psychiatrie. Les difficultés de la patiente d’exprimer son vécu sont manifestes. La patiente ne reviendra pas aux autres rendez-vous proposés.

La Figure 1 résume les grandes étapes de la trajectoire de soin de la patiente.

thumbnail Figure 1

Trajectoire de soin de la patiente.

Perceptions des professionnels impliqués

Nous avons présenté le cas d’une femme âgée de 42 ans qui n’a pas perçu durant sa grossesse l’interruption de mouvements fœtaux, qui témoignait d’une MFIU pendant près de douze semaines. Cette grossesse était déjà marquée par une découverte tardive, d’un diagnostic anténatal de trisomie 21 devant une malformation cardiaque, avec deux tentatives interrompues d’IMG. Le Tableau II détaille pour chaque séquence de soins, les perceptions des différents professionnels. Nous avons regroupé ces perceptions en trois grands thèmes.

Tableau II

Verbatim et regroupement des thèmes

• Thème 1 : un déni de grossesse ?

Dès les premiers contacts, la patiente est décrite comme « enceinte sans l’être ». La découverte tardive de la grossesse à 22 SA interroge les professionnels. L’idée d’un déni de grossesse avancée par la patiente est écartée par les professionnels « en l’interrogeant, je me suis rendu compte qu’elle savait très bien qu’elle était enceinte, mais qu’elle a pris les devants tardivement ». La grossesse est toutefois perçue comme « pas tout à fait intégrée ».

Avant même la découverte de la malformation fœtale, la notion de handicap est évoquée « Le précédent... avait un handicap ». Le terme renvoie à l’histoire d’un ainé dont étrangement on ne saura que très peu de choses, ni la nature exacte de ses déficits ni son étiologie. De même, l’existence d’un décès d’un jumeau au cours d’une grossesse notée dans son dossier médical n’est jamais évoquée ni par les professionnels ni par les parents. Il n’existe aucune représentation partagée de son histoire obstétricale pourtant marquée par plusieurs complications graves. Par ailleurs, la grossesse n’est jamais évoquée en termes de désir d’enfant.

• Thème 2 : Importance des mécanismes dissociatifs

Les mécanismes dissociatifs chez la patiente sont décrits par les différents professionnels. Ils apparaissent dès l’annonce du diagnostic de trisomie 21 avec des symptômes dissociatifs « elle était sidérée », « elle ne parlait plus », « on avait l’impression qu’elle était un peu ailleurs ». De même, le sentiment de détresse à l’annonce du diagnostic de trisomie 21 repéré par les deux professionnels présents lors de cette consultation se traduit par un état de sidération « [elle] ne parlait plus, comme si elle ne s’y attendait pas ». De nouveau, lors de l’annonce de la MFIU les soignants remarquent qu’elle ne semble pas percevoir la gravité de la situation « sans prendre la mesure du risque pour sa santé ». Cette attitude inquiète les professionnels « j’ai dit qu’il fallait que quelqu’un l’accompagne aux urgences gynéco (...) car elle pouvait très bien partir avec un bébé mort à l’intérieur d’elle ». Les deux premiers épisodes d’hospitalisation qui se soldent par une sortie brutale de la patiente, peuvent évoquer une fugue dissociative en lien avec la réactivation des traumatismes périnataux antérieurs, traumatismes entraînant des passages à l’acte, sans que cela puisse être mis en mot. Enfin, en creux, aucune consultation n’est l’occasion d’une verbalisation. Les peurs concernant l’arrivée possible d’un enfant, par ailleurs porteur d’un handicap, ne sont pas évoquées ni par la patiente ni par son compagnon. Seul est évoqué, de façon très floue, le handicap du dernier fils « le précédent... avait un handicap ».

• Thème 3 : Place ambiguë du conjoint et de la nébuleuse familiale

Le compagnon est vécu comme un personnage complexe, ambigu dans son positionnement et pouvant susciter beaucoup d’inquiétude : « Là, le Papa il n’est pas là, ça va peutêtre être plus facile », « Est-ce sa demande ? Est-ce une demande de son mari mais avec laquelle elle n’est pas d’accord ? », « Elle demande une IMG, ou son compagnon demande une IMG, ça je ne sais plus exactement, un truc un peu ambigu ». Le compagnon semble accompagner les mouvements psychologiques de la patiente. D’une part, en relayant les angoisses de mort de la patiente en consultation ou en hospitalisation : « [...] mais elle ne va pas saigner ? elle ne va pas perdre son utérus ? elle ne va pas mourir ? »; d’autre part, en participant aux conduites d’évitement des soins. L’évocation par un soignant du terme « emprise » montre qu’il est globalement perçu comme une entrave à la prise de décision de la patiente. Il est plusieurs fois désigné comme le « géniteur », différenciant la conception et la fonction parentale. À travers plusieurs entretiens, transparaît une nébuleuse familiale difficile à comprendre. L’une des soignantes explique que la patiente s’est d’abord présentée comme « mère célibataire ». On apprendra que sa fille est aussi enceinte, et que son fils aîné va se marier. Il n’est pas envisageable pour la patiente de manquer cette cérémonie même au péril de sa santé. La crainte de désorganiser le groupe familial nous est paru ici une préoccupation importante de la patiente.

• Thème 4 : Angoisses de morts liées aux interventions médicales

À toutes les étapes de la prise en charge la patiente montre des signes d’anxiété manifeste : lors de la consultation de confirmation de la grossesse, où elle exprime des angoisses de mort « elle disait “mais vous êtes sûre que je ne vais pas saigner” », « elle disait “je ne vais pas mourir ?” ». Ces inquiétudes se traduisent principalement par des angoisses de mort avec une peur panique d’une nouvelle hémorragie. La nature de ces peurs évoque un aspect post-traumatique puisque en lien avec des expériences antérieurs d’hémorragie. Les angoisses sont difficilement partagées avec les soignants : « Elle m’en a parlé, oui vaguement » mais apparaissent sous forme de raptus anxieux souvent annonciateur d’un passage à l’acte sous forme d’interruption brutale des soins.

• Thème 5 : Ruptures dans la relation de soin

Les discontinuités dans la trajectoire de soins de la patiente se manifestent selon la répétition d’un scénario en trois temps fait d’une adhésion passive, de moments de rupture, et de conduite d’évitement. Les professionnels sont frappés par sa passivité lors de l’acceptation des soins. Celle-ci est d’abord perceptible dans les aspects très directifs et impératifs du discours soignants. Il est plusieurs fois rappelé qu’elle « [avait] entendu, [...] bien compris », qu’elle avait « accepté », « qu’elle avait signé », « elle a signé les pa-piers, elle était d’accord, elle a dit “oui, oui, y a pas de soucis” ». Tous ces propos autour de la contractualisation de l’engagement peuvent être entendus de façon défensive comme un questionnement sur son consentement, voire de sa capacité à consentir, « le conjoint avait un peu une emprise sur elle ».

La répétition des interruptions d’hospitalisation interroge les professionnels. L’ambivalence de la patiente face à la décision d’IMG, sans que celle-ci ne puisse être clairement formulée de sa part, donne l’impression d’être mise en acte dans la relation de soin. Cette ambivalence confère aux professionnels un sentiment d’étrangeté et les rend perplexes : « Ça a été très très compliqué dans l’entretien parce que, au début, elle évoquait les choses comme si la grossesse allait se poursuivre (...) pour finalement demander la démarche pour l’interruption médicale de grossesse ».

Les professionnels soulignent à de nombreuses reprises les difficultés pour recontacter la patiente « on avait eu du mal à l’avoir au téléphone, on avait fait plusieurs appels, elle s’était décidée pour une date où elle est venue ». Même quand elle est présente, les conditions ne sont pas réunies pour faciliter la communication « elle était en retrait (...) c’était surtout son mari qui parlait ».

Discussion

Réactualisation de traumatismes périnataux antérieurs

Une nouvelle grossesse peut être l’occasion d’une réactualisation d’un deuil périnatal qui n’a pas pu être élaboré par le passé (Herbet, 2021). Dans ce cas clinique, nous nous sommes questionnés sur le rôle des antécédents gynéco-obstétricaux de la patiente dans les mécanismes de défenses mise en jeu par l’annonce de cette nouvelle grossesse et la découverte quasiment concomitante de la trisomie 21.

D’abord, la patiente exprime à plusieurs reprises des angoisses massives concernant un risque d’hémorragie renvoyant directement à une expérience passée. La peur du saignement pourrait aussi évoquer l’angoisse d’être trahie par son corps, c’est-à-dire dans ses capacités à contenir physiquement cette nouvelle grossesse (Soubieux, 2008). Les préoccupations somatiques autour de son utérus (cicatriciel et polyfibromateux) exprimés par les soignants semblent aussi venir en écho de cette crainte. Armstrong et Hutti (1998) notaient une corrélation positive entre la sévérité des symptômes anxieux et les difficultés pour investir une nouvelle grossesse chez des femmes ayant vécu un deuil périnatal.

On retrouve chez cette patiente des sensations corporelles atypiques. Les mouvements du fœtus sont soit insuffisamment perçus (avant l’annonce de la grossesse) soit au contraire continueront à être perçus au-delà après le décès du fœtus. Des difficultés à tenir compte de ses propre sensations corporelles et celles du fœtus sont fréquemment décrites dans des contextes de deuil périnataux (Soubieux, 2008) et sont généralement associés à un moins bon attachement prénatal. Ici, nous nous sommes questionnés sur le rôle des expériences obstétricales antérieures (2 fausses couches, perte d’un jumeau lors du premier trimestre) sur ces dissonances perceptives. Chez cette patiente le projet de grossesse n’est jamais évoqué, les représentations autour du bébé à venir sont quasiment inexistante dans le discours de la patiente et dans ceux des professionnels. Il n’est toutefois pas rare que dans des contextes de deuils périnataux, on repère des capacités de rêveries maternelles diminués voir absente en début de grossesse, ce qui a été interprétés comme un stratégie pour conjurer la crainte d’une nouvelle perte (Soubieux, 2008).

Le déni comme fonction adaptative

Alors que la patiente évoque elle-même « un petit déni », le terme n’est pas réutilisé par les soignants. Au contraire, le retard de reconnaissance de la grossesse suscite plutôt une perplexité voire un agacement, comme si les explications psychologiques proposées par la patiente étaient une façon de se déresponsabiliser (« elle savait très bien »). Plusieurs fois dans le texte les soignants insistent sur cette dimension (« elle a bien entendu, elle a bien compris »).

À côté des situations de déni de grossesse total, Dayan, Andro, et Dugnat (1999) rappel-lent qu’il existe une diversité de situations de non-reconnaissances de la grossesse. Notre patiente présentait des difficultés d’introspection et de représentation de la grossesse évocateur d’une forme de « dénégation de grossesse » plutôt que de véritable déni complet, selon l’expression proposé par Araujo-Attali (2014). Il est d’ailleurs intéressant de constater que la patiente de 19 ans qu’il décrit dans son article pour illustrer cette notion rapportait aussi elle-même « un petit déni ». La description clinique proposée dans cette vignette s’applique à notre patiente : « Sans refuser la reconnaissance de cette grossesse, notre patiente n’évoque que rarement ses ressentis et reste dans le factuel. Cette difficulté à imaginer comme à symboliser se manifesterait par la montée d’angoisse que la patiente exprime. Elle ne paraît pas bénéficier de représentations psychiques venant articuler le réel de la grossesse et lui donner sens ».

Une focalisation autour de la présence ou non d’un diagnostic de déni de grossesse nous parait éluder la grande diversité des présentations cliniques de négations de grossesse. La reconnaissance de formes intermédiaires entre savoir et non-savoir, élégamment appelée « middle knowledge » par Brezinka, Huter, Biebl, et Kinzl (1994), permet de mieux tenir compte de certains aspects défensifs dans le comportement de ces patientes. La reconnaissance plus précocement de la situation de dénégation de grossesse de notre patiente aurait peut-être permis d’être plus attentif à la fonction adaptative de tels mécanismes de déni/ dénégation permettant de faire l’économie de questionnements douloureux liés à la pour-suite de la grossesse. Par ailleurs, le cas de notre patiente illustre le fait que la négation ne porte pas uniquement sur les aspects corporels et sensoriels de la grossesse mais sur des aspects plus généraux de maternité, comme les deuils périnataux passés (Roux, 2004).

Culpabilité face à la mort fœtale

L’annonce de la trisomie 21 et les propositions d’IMG ont certainement désorganisé encore davantage cette patiente déjà en difficultés pour investir cette nouvelle grossesse. Les aspects de possible culpabilité vis-à-vis du fils ainé déjà porteur d’un handicap n’ont pas été exprimés, sont-ils ressentis ? La patiente évoque un sentiment de trahison quand il est question de son fils aîné qui doit se marier. Il lui est inenvisageable de ne pas pouvoir être présente à la cérémonie. Darchis (2006) évoque l’importance que peuvent avoir certaines assignations transgénérationnelles rigides dans les difficultés pour investir une maternité (ou comme ici pour la désinvestir). La crainte de désorganiser le groupe familial nous est paru ici une préoccupation importante de la patiente. Cette dynamique évoque ce que Bayle décrit dans les mécanismes psychiques pouvant amener au déni: « La gestation psychique est inconcevable, et s’opère sur le mode du déni, parce que l’enfant à naître incarne quelque chose d’inconcevable pour la femme. Son identité conceptionnelle projette la mère dans une relation mère enfant inconcevable, parce que honteuse ou traumatique » (Bayle, 2009). À cette crise psychique de l’annonce de la grossesse, s’est superposé donc la crise de la perte, avec un projet d’IMG qui semblait impossible. La découverte de la MFIU qui pourrait être vécue comme la fin d’un cycle la mettant face à une décision impossible ne l’apaise pas, au contraire cela semble réactualiser des angoisses qui se traduisent par une nouvelle demande de sortie d’hospitalisation.

Dynamique du déni et dynamique de l’IMG

La confirmation de la grossesse a été quasiment concomitante de la découverte d’une malformation fœtale et donc de la proposition d’IMG. La dynamique du déni et de l’IMG s’entrechoque sans pouvoir s’élaborer. Les multiples passages à l’acte et la désorganisation qui en découle viennent nous rappeler comment la violence de la situation vient attaquer la pensée à la fois de la patiente et des soignants. Comment en effet décider d’interrompre une grossesse qui a à peine eu le temps d’être accueillie ?

Ce bébé s’inscrit alors surtout dans un discours médical. Il est intéressant de noter qu’au moment où le projet d’IMG est temporairement abandonné les termes de « bébé » et « d’enfant » sont utilisés et non plus celui de « fœtus ». « Nous, on lui a dit qu’il allait falloir préparer l’arrivée de son bébé », « je me souviens très bien qu’on lui a dit qu’on allait l’aider à prendre en charge l’enfant ». C’est lorsque le statut d’enfant vivant lui est conféré et que le temps est pris pour penser cet enfant comme vivant, que la patiente exprimera le désir de s’inscrire dans une démarche d’IMG. Comme le rappelle Durif-Varembont (2008) « [...] dialectiser le rapport vivant-mort n’est possible pour les parents que dans la mesure où ils rencontrent la mort d’un enfant au titre de vivant, c’est-à-dire eux vivant avec lui et lui ayant vécu même très peu de temps, ce qui suppose la rencontre avec un témoin qui écoute et qui parle dans une position juste ». C’est dans cette position de témoin que semble alors avoir été mise l’équipe soignante, ce que souligne très justement le médecin présent lors de cet entretien « quand elle était ici, la grossesse existait et quand elle sortait d’ici, la grossesse semblait être une forme d’abstraction ». L’équipe soignante, aussi par le refus de lui faire subir un acte qu’elle n’aurait pas véritablement choisi, joue aussi probablement une fonction réparatrice, car elle vient verbaliser lors du dernier entretien réalisé après la MFIU avec le psychologue « un sentiment de solitude... elle m’a dit tout ce qu’elle a subit... comme si ce n’était pas important ce qui se passait pour elle, ou en tout cas, pas pris en compte par un environnement qui pouvait lui dire, mais tu es importante ». C’est après tout cet accompagnement qu’elle pourra donc verbaliser pour la première fois son vécu.

Enjeux contre-transférentiels

Les mécanismes de défenses mis en jeu par la patiente sont divers avec une prédominance du déni et du clivage à la fois au niveau des représentations et des aspects affectifs (Tableau II). Ces mécanismes sont plus archaïques que ceux décrits par Dayan et al. (1999) dans un groupe de femmes ayant présenté une négation de grossesse. La particularité de notre travail est de souligner les aspects intersubjectifs de ces mécanismes de défense qui s’observent dans la relation patient-soignants. L’amnésie des antécédents des deuils périnataux (fausses-couches et décès du fœtus gémellaire) chez les soignants évoquent la prépondérance d’un fonctionnement marqué par le clivage. Il est très peu question des antécédents périnataux, évoquant une forme d’amnésie collective. L’impression de flou ressort de plusieurs entretiens : « je ne me souviens plus », « c’est un peu flou », « c’est bizarre, je n’ai pris que peu de notes alors que j’en prends d’habitude », comme un écho avec cette grossesse qui a du mal à s’inscrire, trouver sa place, être mise en mot, verbalisée et faisant écho à ce sentiment d’irréalité identifié chez la patiente. L’une des soignantes les plus impliquées dans la prise en charge oublie la découverte d’une MFIU, qui a pourtant été faite en sa présence : « Oui, bah, ça c’est fini, je crois par une IMG dans le service ».

Sans être dénié, l’impact possible de ces événements est éludé. Cet aspect nous parait fondamental tant qu’il est difficile d’accompagner une IMG sans avoir de connaissance de ce qui s’est passé avant. Gonnaud (2015) note que pour que les soignants puissent se montrer disponibles aux émotions parentales leur esprit ne peut être totalement absorbé par le besoin de comprendre. Les difficultés de certains soignants de se souvenir de son parcours ou de sa biographie nous apparaît participer de ce fonctionnement, cela est particulièrement marquant dans le cas du faux souvenir d’IMG décrite par un soignant.

L’ambivalence fondamentale de cette patiente dans l’investissement de cette grossesse n’a pas trouvé à s’élaborer lors des différents temps de consultation. Les moments de majoration de l’angoisse se sont traduits pas des mises en acte brutales sous forme de refus de soin (médicaments recrachés, sortie d’hospitalisation). C’est ainsi que l’on peut à notre sens comprendre certains aspects paradoxaux de son comportement, comme lorsque la patiente ne parvient à formuler une demande d’IMG uniquement que quand les soignants finissent par renoncer à lui proposer. Les aspects conflictuels non élaborables au niveau intrapsychique se manifestent dans les rapports de force existant dans la relation de soin, où la patiente fait vivre un va-et-vient entre une position d’acceptation et de renoncement à cette grossesse. Bien que banal, il est intéressant de constater qu’en réaffirmant activement l’autonomie de la patiente l’équipe a pu faire émerger une demande plus authentique.

Les éléments d’agressivité nous semblent retrouvés sous forme projetée et retournée contre soi dans un discours soignant prenant trop souvent la forme d’impératifs ou d’injonctions surmoïques. La passivité de la patiente est perçue comme insupportable et source d’agacement : « je suis agacée et contrariée de passer beaucoup de temps avec des patientes qui ne se prennent pas en charge », « elle nous disait qu’elle voulait interrompre et en même temps elle ne nous facilitait pas la tâche parce qu’elle disait qu’il y avait des tas de contraintes », « la phase de réflexion ne peut pas durer toute la grossesse, ça n’a pas de sens ».

Les soignants deviennent le contenant des angoisses maternelles projetées. Collas, Metge et Puyuelo (2015) décrivent le rôle des soignants dans les contextes de deuil périnataux comme une toile de fond sur laquelle le vécu traumatique va pouvoir s’inscrire et commencer à s’élaborer. Plus globalement, le travail de réceptivité et d’intégration des aspects les plus archaïques des angoisses dans ces contextes de situations exceptionnelles sont au cœur du travail d’accompagnement psychologique en périnatalité (Corde, 2014). Pour la patiente décrite ici, cette toile de fond semble par moment déchirée et difficile à inscrire dans une continuité. La réalisation d’entretiens quasiment systématiquement dans un contexte d’urgence évoque l’espace-temps éclaté et contracté du trauma. Les éléments psychotraumatiques liés aux événements rencontrés dans cette grossesse semblent recouvrir des traumatismes plus anciens compliquant encore d’avantage l’établissement d’une chronologie.

Conclusion

Ce travail illustre la façon dont dans certaines situations obstétricales (IMG, MFIU), deuils périnataux passés et actuels se répondent chez une femme enceinte. L’analyse du vécu des soignants a permis de donner rétrospectivement une plus grande cohérence au vécu de la patiente dans cette situation exceptionnelle. Comme l’illustre ce cas, le rôle de l’équipe de périnatalité dans ses fonctions de pare-excitation et de liaison psychique peut être mis à mal par les aspects psychotraumatiques.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article

Références

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Liste des tableaux

Tableau I

Professionnels ayant répondu à l’entretien semi-structuré

Tableau II

Verbatim et regroupement des thèmes

Liste des figures

thumbnail Figure 1

Trajectoire de soin de la patiente.

Dans le texte

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