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Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 2, Avril-Juin 2022
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Page(s) | 121 - 125 | |
Section | L’inceste | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2022612121 | |
Publié en ligne | 29 juillet 2022 |
Histoire de l’inceste et de ses représentations en France (fin XVIIIe- fin XXe siècle)
History of incest and its representations in France (late 18th-late 20th century)
Post-doctorante- ANR DERVI (Dire, Entendre, Restituer les Violences Incestueuses), 54, Boulevard Raspail, 75006 Paris, France.
L’inceste que les représentations désignent aujourd’hui comme une violence sexuelle commise par un parent sur un enfant est une construction relativement récente dans nos sociétés contemporaines. L’objet de cette présentation est de retracer succinctement les grandes étapes qui ont amené non seulement à la construction de cette définition contemporaine de l’inceste mais également à la construction des discours sur le tabou qui l’accompagne. De quelle manière est-on passé du crime d’inceste à la veille de la Révolution française aux violences incestueuses telles qu’on les conçoit aujourd’hui ?
L’Ancien Régime et le couple incestueux (XVIIe siècle-1810)
L’inceste, avant 1791, n’est pas conçu comme une violence sur des enfants mais comme une sexualité criminelle. C’est un crime contre la parenté qui se commet au sein de la famille biologique, par alliance ou spirituelle. La législation d’Ancien régime ne distingue pas un agresseur et une victime. C’est la relation, dans son entier, qui est incestueuse et les degrés de parenté séparant le couple servent alors d’échelle pour définir la gravité du crime et de sa sentence. Plus l’inceste se situe au premier degré, plus le châtiment est grave. Ainsi, les relations entre frère et sœur ou entre père et fille sont punis de la peine capitale avec, là encore, une gradation dans la mort : un père et sa fille peuvent être condamnés à la brûlure vive tandis qu’un frère et une sœur peuvent être punis par pendaison ou décapitation. À noter cependant que si les lois d’Ancien Régime sont d’une sévérité exemplaire, l’application réelle des peines n’est pas systématique. Dans une relation père-fille, les jeunes enfants sont rarement condamnés et sont généralement mis hors de cause à l’issue des procès.
À la veille de la Révolution, l’inceste est donc davantage considéré comme une relation entre membres d’une même famille qui trouble la morale. L’usage de la violence et de la contrainte ne rentrent pas dans la définition du crime. Ainsi, sous l’Ancien Régime, le crime de viol est rarement associé à l’inceste qui appartient à une sphère distincte et constitue un crime de luxure.
Lors de la promulgation du premier code pénal français en 1791, les révolutionnaires font le choix d’écarter ce crime d’inceste de leur nouvelle législation. Selon eux, il n’appartient pas au droit positif de punir un crime qui relève de la morale d’autant plus que cette immixtion de l’État dans la sphère privée confé rerait à la transgression une publicité encore plus nocive. Cette décriminalisation de l’inceste en 1791 entraîne l’occultation de la dimension violente de cette sexualité car à l’inverse, le crime de viol, inscrit dans le code de 1791 au travers des articles 29 et 30, ne prévoit pas de criminaliser les violences incestueuses non consenties ou sur les enfants.
Le XIXe siècle et les pères pauvres dénaturés (1810-1880)
La promulgation du code pénal de 1810 pallie ce silence de dix-neuf années initié par le code pénal de 1791. L’inceste revient dans la législation sous la forme d’une circonstance aggravante générale (article 333) du viol et de l’attentat à la pudeur avec violence (article 332), deux catégories de violences sexuelles auxquelles s’ajoutent en 1832 celle d’attentat à la pudeur sans violence qui est la seule infraction où l’âge de la victime est constitutive de l’infraction1. L’article 333 vise les personnes détenant une autorité de droit (les parents) ou de fait (les beaux-parents, les concubins, les oncles, etc.) sur leur victime car leur transgression est jugée dangereuse pour la société. Cette mention de l’autorité dans le code pénal est à mettre en lien avec la philosophie édictée par le code civil en 1804 où la famille incarne le « sanctuaire des mœurs » sur laquelle se bâtit l’avenir de la société française. Le code civil place à la tête de cette famille un magistrat, le père, qui doit la préserver de la corruption et préparer l’entrée en société de ses enfants. Cette puissance attribuée aux pères justifie que lorsqu’ils deviennent les instruments de la corruption de leurs enfants, ces derniers soient sévèrement punis. Ils encourent en effet les travaux forcés à perpétuité en cas de viol ou d’attentat à la pudeur avec violence et les travaux forcés à temps en cas d’attentat à la pudeur sans violence.
Si les élites politiques et judiciaires du XIXe siècle redéfinissent en partie l’inceste comme une violence, les représentations du crime issues du XVIIIe siècle perdurent quant à elle dans la première moitié du siècle. Ainsi, l’inceste se dévoile, sous la plume des écrivains romantiques, Chateaubriand et Hugo notamment, comme une passion amoureuse destructrice qui aboutit à la mort de ses protagonistes.
Ces représentations s’effritent cependant autour des années 1840 face à l’émergence d’un nouveau répertoire de la dangerosité associant l’inceste à la pauvreté. En décrivant les habitats ouvriers des grands centres urbains, les hygiénistes rapportent dans leurs ouvrages leurs préoccupations quant aux modes de vie des nouvelles classes laborieuses. En 1840, dans son Tableau de l’état physique et moral des ouvriers, Louis-René Villermé s’inquiète de la promiscuité dans laquelle vivent ces familles, invitant son lecteur à ne « reculer devant aucun des mystères dégoûtants qui s’accomplissent sur ces couches impures, au sein de l’obscurité et de l’ivresse2 ». Sous l’impulsion des enquêteurs sociaux, l’inceste se lie au monde ouvrier pour devenir une violence sexuelle initiée par des pères pauvres et dénaturés. La transmission de ce nouvel imaginaire social au corps de la magistrature est palpable dès les années 1850 dans les dossiers de procédure de cour d’assises où les magistrats recherchent désormais dans la conformation des habitats pauvres la preuve des violences incestueuses en faisant dresser des plans par leurs arpenteurs.
Danger moral puis social, l’inceste se dote d’un nouveau visage de la dangerosité à partir de 1856. Le 19 avril, Prosper Menière, directeur de l’Institut impérial des sourds-muets de Paris, prononce en effet un discours devant l’Académie de médecine dans lequel il s’inquiète des effets de la consanguinité sur la pérennité de l’espèce humaine. En 1857, Alfred Devay étaye les conclusions de son confrère et établit une hiérarchie des tares engendrées par la consanguinité à partir de 121 cas. La surdité, l’albinisme, le crétinisme, la stérilité et la monstruosité physique y sont présentées comme les conséquences néfastes de la reproduction consanguine sur l’espèce humaine. La même année, Bénédict-Augustin Morel énonce sa théorie de la dégénérescence qui permet d’unir le corps médical français dont une partie reste hostile à la théorie de la consanguinité. Selon lui, si la consanguinité a bien des effets sur l’hérédité, c’est avant tout le milieu social, en premier lieu duquel la misère, qui est une source de dégénérescence des individus. Cette théorie médicale, très populaire en France, fournit un écho aux inquié tudes formulées par les enquêteurs dans les années 1840. La promiscuité et l’alcoolisme produisent l’inceste et incarnent des dangers pour la pérennité de l’espèce humaine.
Si ces discours sociaux et médicaux influencent les représentations des magistrats, il n’en demeure pas moins qu’ils ne peuvent pas être utilisés comme des preuves juridiques des violences sexuelles commises par des membres de la famille. L’habitat ou les modes de vie, marqueurs d’un climat incestueux à partir des années 1850, ne peuvent servir à qualifier une infraction. De même, malgré le développement d’un corps de médecin légiste au XIXe siècle, la preuve médicale du crime reste difficile à établir. En 1857, Ambroise Tardieu publie le premier ouvrage consacré aux expertises de violences sexuelles. Il y établit une typologie des traces physiques de ces crimes : la défloration, les irritations de la vulve, la maladie vénérienne. Dans la pratique, cependant, les experts ne peuvent que rarement relever ces indices dans le cadre de violences incestueuses dénoncées plusieurs mois ou années après les faits. Pour cette raison, tout au long du XIXe siècle, les magistrats sont fidèles à la preuve testimoniale. Les voisins et les membres de la famille sont auditionnés mais ils sont souvent réticents à s’ouvrir auprès d’eux. Les inculpés, eux, avouent rarement les faits. C’est donc vers la parole des enfants que les juges d’instruction se tournent pour forger leur conviction. Qu’une enfant de 3 ans prononce des mots de la sexualité et mime des gestes sexuels ou qu’une adolescente ait des relations avec d’autres jeunes de sa communauté sont des preuves de la corruption de ces enfants par une figure parentale. Ainsi, en 1876, alors qu’il procède à une confrontation entre Claude Lorrin et sa fille Joséphine, âgée de 15 ans, le juge d’instruction Victor Lambinet interpelle l’inculpé suite à des propos crus tenus par sa fille : « Les révélations du témoin sont certainement bien honteuses mais la honte retombe sur vous qui avez attenté à la pudeur de votre enfant qui l’avez déflorée et l’avez initié aux débauches les plus repoussantes3. »
La protection de l’enfance prend autour des années 1860 une place plus importante dans les débats législatifs. En 1863, l’incrimination d’attentat à la pudeur sans violence est réformée.
Dans les cas de violences commises par des ascendants, le seuil d’âge de 13 ans est allongé jusqu’à la majorité de l’enfant car ce dernier est considéré comme incapable de discerner l’acte sexuel dans lequel l’engage un adulte. L’attentat à la pudeur avec violence et le viol, si difficiles à constater matériellement, tombent peu à peu en désuétude au sein de la magistrature qui préfèrent désormais qualifier l’inceste sous l’incrimination d’attentat à la pudeur sans violence, certes moins grave, mais où la dimension matérielle des preuves est moins exigeante. À partir de 1875, l’ensemble de ces représentations sur l’inceste trouve dans les faits divers un média privilégié de diffusion auprès de l’opinion publique. Le 10 septembre 1884, le Petit Journal évoque succinctement dans ses pages intérieures, sous le titre « Un monstre », une affaire de violences incestueuses : « La gendarmerie d’Andruick (Pas-de-Calais) vient de mettre fin à un horrible scandale. Elle s’est emparée d’un misérable qui abusait de sa fille depuis que celle-ci avait l’âge de treize ans et qui l’a rendue deux fois mères. » L’autre incestueux, le père ouvrier du Nord de la France, s’incarne dans le lexique du misérable. Le terme permet de renvoyer tout autant à sa condition sociale pauvre qu’au caractère extraordinaire de l’acte que l’on cherche à présenter. La prévention de la contagion et la préservation des mœurs sont présentes quant à elles au travers du refus de nommer l’inceste ou, ces violences, comme incestueuses puisque la périphrase permet de contourner le mot. Ces faits divers ont une double fonction. La première est de désigner une altérité incestueuse qui occulte, en retour, les autres acteurs de l’inceste : les pères bourgeois, les frères, les oncles ou les femmes. La seconde est d’apprendre à une population française qui lit désormais massivement la presse populaire de la fin du siècle à ne pas dire et à ne pas discuter de l’inceste. Le tabou sur l’inceste qui se définit par l’interdiction de dire le phénomène résulte d’une construction sociale qui trouve son aboutissement, en France, à la fin du XIXe siècle. Le mot est rapporté pour la première fois par James Cook après un voyage dans le Pacifique en 1768. Toutefois, il n’est associé scientifiquement à l’inceste qu’à partir des dernières décennies du XIXe siècle par les anthropologues américains et britanniques (Mac Lennan, 1865; Morgan, 1877) qui réassignent le mot4 à l’interdit de l’inceste. En France, Émile Durkheim est le premier à associer le tabou à l’inceste dans son article paru en 18975.
En parallèle à cette diffusion des premiers faits divers d’inceste sur le mode du tabou, la fin du XIXe siècle connaît une dernière inflexion majeure. Alors que le siècle a progressivement fait place aux enfants, accordé du crédit à leur parole et puni sévèrement les auteurs de ces violences, de nombreuses publications viennent les décrédibiliser. En l’espace de quinze années, trois thèses de médecine dont la première est publiée par Claude-Étienne Bourdin en 1883 présentent les enfants comme des menteurs pathologiques. Dans des affaires de violences incestueuses où la procédure repose majoritairement sur la parole de ces enfants, ces théories marquent une rupture qui s’ancre durablement au XXe siècle.
Le XXe siècle et les enfants vicieux (1880-1988)
Dans la première moitié du XXe siècle, les peines prononcées chutent considérablement. Alors que le code pénal continue à réprimer sévèrement ces violences, les jurés de cours d’assises prononcent désormais régulièrement des circonstances atténuantes à l’égard des agresseurs. Les jugements, par ailleurs, se raréfient et le mot inceste n’apparaît plus qu’avec parcimonie dans l’espace public. Les enfants deviennent menteurs, pervers et vicieux et sur eux pèsent désormais le plus fort soupçon. En 1938, la jeune Maria, 11 ans, violée à plusieurs reprises par son frère aîné âgé de 27 ans, est présentée par le juge d’instruction du tribunal de Pontoise comme ayant « essayé de provoquer au coït son frère ». Elle « est représentée dans le dossier comme une enfant vicieuse, menteuse, ayant commis à l’occasion de petits larcins domestiques6 ». Ce déplacement de la focale sur les enfants s’accélère encore autour des années 1950 sous l’impulsion de deux phénomènes. Le premier s’incarne dans l’utilisation fréquente auprès des tribunaux du syndrome œdipien qui présente l’enfant comme porteur d’un désir pour son parent. Le deuxième s’incarne, à partir des années 1960, dans les discours pédophiliques, portés par des écrivains comme Tony Duvert et Gabriel Matzneff qui défendent l’idée que les enfants peuvent entretenir avec des adultes des rapports consentis.
Les années 1980 marquent le début du retour des violences incestueuses dans l’espace public. La loi du 23 décembre 1980 permet une meilleure appréhension juridique de ces violences en désignant désormais le viol comme un acte de pénétration commis par des individus de l’un ou l’autre sexe sur des individus de l’un ou l’autre sexe. Ces années incarnent également un tournant avec la prise de parole médiatique de victimes comme celle d’Eva Thomas qui livre son témoignage à visage découvert dans l’émission télévisée Les dossiers de l’écran sur Antenne 2 en 1986.
Pour conclure, le crime d’inceste est loin d’être un invariant. En trois siècles, il a connu de profonds bouleversements. Au XVIIIe siècle, il est un crime de mœurs où la violence n’est pas constitutive du crime. Il est un crime de la parenté au sens large du terme. Au XIXe siècle, il est redéfini comme un viol ou un attentat à la pudeur aggravé par la circonstance d’autorité. On le perçoit dès lors comme un crime initié par des pères dénaturés et pauvres sur leurs enfants. Au XXe siècle, cette vision de l’inceste est renversée. La fixation de l’inceste sur le couple père/fille traduit une vision de plus en plus étroite de l’inceste. L’inceste s’est rétréci pour devenir une relation de couple entre un père et sa fille. Les frontières entre la victime et l’agresseur se brisent. Les jeunes filles deviennent des actrices de l’inceste souhaitant le désir paternel et tous les enfants deviennent suspects de mensonges et de manipulations. Désormais, l’intention sexuelle pèse sur les enfants. Le père dénaturé du XIXe siècle est devenu l’enfant vicieux et menteur du XXe siècle. Dès lors, les violences incestueuses deviennent des relations, tout juste pénalisables par le biais de l’incrimination d’attentat à la pudeur sans violence. Elles sont rarement nommées viol jusqu’aux années 1980. De ces nouvelles acceptions découle une indulgence accrue des jurés populaires envers les agresseurs et visible au travers de l’abaissement des seuils de peine et des circonstances atténuantes.
Cette vision étriquée empêche en retour une saisie efficace de ces violences par une justice mal préparée à embrasser la complexité des mécanismes incestueux. Certains enfants aiment leurs agresseurs, d’autres non. Certains dénoncent leurs parents tandis que d’autres préfèrent se taire. Une partie d’entre eux résiste à leurs agresseurs et une autre intériorise les violences sans se débattre physiquement. Quelques enfants éprouvent du plaisir mais d’autres n’en éprouveront jamais. Dans tous les cas, il s’agit de violences incestueuses. La dimension affective du crime déstabilise particulièrement la société et davantage une institution judiciaire peu armée légalement pour appréhender ces violences. Dès lors, l’inceste est normalisé pour être circonscrit à son essence juridique la moins grave, l’attentat à la pudeur sans violence. Le rôle joué par le corps médical et la psychologisation croissante de l’inceste au cours du siècle interrogent également. L’enfant y perd peu à peu son statut de victime. Il est de moins en moins écouté, de plus en plus surveillé. La médiatisation de l’affaire d’Outreau entre 2004 et 2005, la disparition d’une pensée globale de l’enfance à la fin du XXe siècle7 ou encore la loi du 21 avril 2021 qui crée 7 régimes juridiques distincts de l’inceste, n’invitent pas à l’optimisme pour le XXIe siècle.
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