Numéro
Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 2, Avril-Juin 2022
Page(s) 117 - 120
Section L’inceste
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2022612117
Publié en ligne 29 juillet 2022

Le mouvement MeToo, les féminicides, la pédocriminalité dans l’Église, le silence des élites dénoncé par Vanessa Springora et par Jacques Thomet, n’a pas concerné l’inceste, mais le harcèlement sexuel, le viol, la violence de couple. Puis parut le livre, ou plutôt le best-seller, de Camille Kouchner. La presse s’empara de cette « Familia grande », et l’inceste, mot que l’on ne prononce jamais, fit le buzz, infiniment plus que la publication d’une enquête qui révélait pourtant qu’en 2020 6,7 millions de Françaises et de Français avaient été directement touchés par ce fléau (sondage IPSO- Face à l’inceste, 2020).

Les associations de lutte contre l’inceste, espérèrent qu’une étape était franchie, que le tabou de l’inceste avait été au moins partiellement levé. L’affaire Valérie Bacot, condamnée le 25 juin 2021 à quatre ans de prison, dont trois avec sursis, pour le meurtre de son mari, violent et proxénète, nous prouve le contraire. Hyper médiatisée, cette affaire qui est typique d’un inceste fut décrite par une presse unanime comme une histoire de violences conjugales entre un homme violent et son épouse qu’il prostituait. Qu’on en juge plutôt par ces quelques articles : « Violences conjugales : vers une autre affaire Jacqueline Sauvage ? », RTL.fr, 4 décembre 2017; « Le meurtre de La Clayette, une nouvelle affaire de femme battue accusée d’avoir tué son mari », Le Figaro, 5 décembre 2017; « Elle a tué son mari qui la violait : Valérie Bacot, la nouvelle Jacqueline Sauvage », lexpress.fr, 21 janvier 2021; « Récit. Femme battue, violée, prostituée, Valérie Bacot a tué son mari (2/3). Le mari, victime qui ne manque à personne », francetvinfo.fr; « Les vies fracassées de Valérie Bacot, condamnée pour l’assassinat de son mari mais sortie libre de son procès », lemonde.fr, ? 26 juin 2021; « Valérie Bacot : “Je voulais nous protéger de lui”, explique lors de son procès celle qui a tué son mari violent », France 3 Bourgogne-Franche-Comté; « Affaire Valérie Bacot : la nouvelle Jacqueline Sauvage témoigne », W9, rtl.fr; « Valérie Bacot, bientôt jugée pour avoir tué son mari violent, soutenue par une pétition », Le Huffpost, 10 mai 2021; « Début du procès de Valérie Bacot, accusée du meurtre d’un mari qui la battait et la prostituait », lemonde.fr, ? 21 juin 2021; « Elle a tué son mari qui la tyrannisait : l’interview poignante de Valérie Bacot », Sept à huit, LCI, 10 mai 2021; « Valérie Bacot risque la prison à perpétuité pour avoir tué son mari violent », rtl.fr, 25 janvier 2021; etc. Pas une seule fois on ne trouve le mot « inceste » qui n’existe décidément pas dans le vocabulaire politique ou médiatique, malgré le nombre ahurissant de victimes de l’inceste en France.

Compte tenu de ses conséquences somatiques (Felliti, 1998), psychologiques (Bonneville, 2015) et sociales (Aubry, 2021), ce fléau est un problème de santé publique, objet d’un déni qu’il convient d’analyser pour le briser. Car la France ne traite pas l’inceste, ni même les violences sur mineurs, comme un problème de santé publique comme le recommande l’Organisation mondiale de la santé (OMS) selon une approche reposant « sur les exigences rigoureuses de la méthode scientifique. Pour arriver du problème à la solution, il faut passer par une première étape clé consistant à découvrir autant de connaissances fondamentales que possible sur tous les aspects de la violence par une collecte systématique de données sur l’ampleur, la portée, les caractéristiques et les conséquences de la violence à l’échelle locale, nationale et internationale […] ».

Le gouvernement a balayé le travail considérable réalisé par le Conseil national de la protection de l’enfance (CNPE) créé par la loi de 2016. M. Adrien Taquet l’a remplacé par une Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (CII-VISE) où, vous l’aurez noté, l’inceste est cette fois ciblé en tant que tel. Cette commission doit déposer un rapport en 2023 alors que toutes les mesures de prévention et de prise en charge ont déjà été étudiées et proposées par des colloques, des associations et le CNPE.

La commission a pris des premières mesures dont un numéro d’appel pour les victimes de l’inceste pour reconnaître les survivants qui se sont tus, et les orienter. Mais où orienter les victimes ? Il n’y a que peu d’associations dédiées à l’inceste et peu de centre de soins spécialisés (Lopez, 2016). L’État a certes mis en place 10 centres de psychotraumatologie pilotés par un Centre national de ressources et de résilience (CN2R) financé par le ministère de la Santé. Quelques autres se sont créés dans des hôpitaux, mais ces centres sont plus spécialisés dans le traitement des troubles de stress post-traumatique que dans les traumas complexes (Van der Kolk, 2005) qui affectent les survivants de l’inceste (Chavez, 2016).

L’association Face à l’inceste a listé 30 propositions pour améliorer la prévention, le dépistage (les soignants ne font que 5% des signalements et informations préoccupantes…) et la prise en charge des survivants de l’inceste :

  1. Pour combattre un fléau de santé publique, il faut commencer par le nommer. L’inceste a été réintroduit en mars 2016 dans notre code pénal, mais uniquement en tant que surqualification du viol ou de l’agression sexuelle. Nous demandons la création d’un crime d’inceste spécifique pour punir tous les actes sexuels incestueux commis sur des mineurs.

  2. Imprescriptibilité des crimes et délits sexuels sur mineurs. Il faut 16 ans en moyenne aux survivants de l’inceste avant d’arriver à parler des faits à quelqu’un (étude Face à l’inceste 2010). Ce délai peut être plus long encore lorsqu’il y a déni. Abolir la prescription est nécessaire pour qu’un procès soit tout simplement possible dans de nombreux cas, mais aussi pour prévenir la récidive et assurer un traitement équitable entre toutes les victimes d’un agresseur en série.

  3. Mettre fin à la correctionnalisation de l’inceste et des viols sur mineurs. Trop souvent les viols sont requalifiés illégalement en agressions sexuelles et jugés en correctionnelle au lieu de la cour d’assises, comme s’il s’agissait d’un délit et non d’un crime. Cette minimisation des faits, de leur gravité, et de leurs conséquences à long terme est une forme de déni qui favorise le passage à l’acte.

  4. Mise en place d’études de victimation régulières. Notre dernier sondage réalisé en 2020 estime à 6,7 millions le nombre de survivants de l’inceste en France.

  5. Mise en place d’études scientifiques des troubles et conséquences des maltraitances afin de mieux les prévenir.

  6. Pendant la grossesse et dans les premières années de vie de l’enfant, information, dépistage et accompagnement des parents à risques grâce au questionnaire de l’ACE Study (Felitti, 1998) dans les maternités et pendant les examens médicaux obligatoires de l’enfant.

  7. Campagnes d’information grand public récurrentes visant les adultes (agresseurs ou potentiels, entourage immédiat des enfants) sur l’interdit de l’inceste, les sanctions encourues non seulement pour le crime commis mais aussi pour l’absence de signalement du crime.

  8. Information des enfants dès la maternelle jusqu’au lycée sur leurs droits et sur les limites à ne pas dépasser concernant leur intimité, sur l’existence du 119 et son rôle, ceci par des interventions en classe mais aussi par écrit (dès le cours préparatoire) dans chaque manuel scolaire en page de garde avec un langage adapté à l’âge de l’enfant.

  9. Avant recrutement, enquête de moralité et examen du casier judiciaire des intervenants auprès des enfants : travailleurs sociaux, assistantes maternelles et leur conjoint, enseignants, animateurs de centres de loisirs ou colonies de vacances. Les mesures préventives déjà en vigueur à l’Éducation nationale doivent être généralisées à d’autres employeurs (départements, associations, etc.) ainsi qu’aux bénévoles.

  10. Autorisation pour les personnes ayant des enfants qui se mettent en couple avec un nouveau conjoint de demander s’il est inscrit au fichier judiciaire des auteurs d’infractions sexuelles (FIJAIS).

  11. Création d’un organisme interministériel dédié au pilotage de la prévention de l’inceste, à l’information du public, à la coordination de la recherche, et à la protection des victimes. Prévention secondaire : détecter les premières manifestations.

  12. Formation initiale et continue obligatoire des professionnel(le)s en contact avec les mineurs sur les violences sexuelles, leurs conséquences, leurs repérages et sur les procédures de signalement.

  13. Mise en place d’un suivi psychologique systématique par des « victimologues » pour les enfants fugueurs, délinquants. Pour les mineures de moins de 16 ans subissant une IVG, stockage de l’ADN de l’embryon pouvant prouver l’inceste en cas de procédure judiciaire ultérieure.

  14. Détection des enfants maltraités dès lacrèche avec des outils ludiques (dessins, jeux de rôles, fiches thématiques…).

  15. Information dans les écoles sur les maltraitances sexuelles et sur les moyens de les signaler lorsqu’un enfant en parle à un autre enfant. On constate que le premier confident de l’enfant agressé est dans 50% des cas un ami ou sa mère.

  16. Obligation légale de signalement des soupçons de violences sexuelles sur mineurs, y compris pour les médecins et professionnels de santé. Protection de ces derniers de toutes poursuites devant les juridictions pénales et les instances disciplinaires professionnelles.

  17. Protection des personnes qui agissent devant la justice pour protéger un enfant contre les éventuelles violences, menaces, tentatives de chantage, comme on le fait pour les lanceurs d’alerte. Cette protection doit inclure les parents qui doivent pouvoir signaler des soupçons de violences sexuelles par leur (ex)-conjoint sans craindre des représailles judiciaires ou autres. Le soi-disant SAP (syndrome d’aliénation parentale) qui est officiellement désavoué par le ministère de la Justice (5e plan de lutte contre les violences faites aux femmes, janvier 2017) doit être effectivement banni de tout débat judiciaire. Prévention tertiaire : réduire les conséquences.

  18. Création de groupes régionaux de gendarmes et policiers spécialisés dans la pédocriminalité. Doter les services luttant contre la pédopornographie de moyens humains et techniques suffisants.

  19. Considérer l’enfant qui ose parler comme un enfant « présumé victime » même s’il a commis des actes de délinquance qui sont parfois des appels au secours ou les conséquences de sévices subis (vol, toxicomanie, fugues, violences physiques…). Cela passe avant tout par la formation des professionnels impliqués (justice, service sociaux, corps médical).

  20. Protection immédiate de l’enfant qui doit être mis à l’écart de l’agresseur présumé. Si les deux parents sont impliqués, séparer l’enfant de ceux-ci en le plaçant dans un environnement sécurisé spécifique à cette problématique avec du personnel spécialisé et formé.

  21. Prise en charge pluridisciplinaire de l’enfant présumé victime avec un accompagnement psychologique systématique gratuit par des « victimologues » sans limitation de durée. Création de centres de soins spécialisés dans la prise en charge des traumatismes (dont le viol et l’inceste).

  22. Application systématique et obligatoire du protocole du NICHD en cas de procédure judiciaire. Enregistrement vidéo du témoignage de l’enfant, réutilisable par tous les acteurs de la chaîne judiciaire, dans une salle dédiée au recueil de la parole de l’enfant victime.

  23. Réduction de la durée d’instruction et de jugement créant une attente parfois de plusieurs années, traumatisante pour l’enfant. Cela nécessite avant tout un budget suffisant pour notre justice.

  24. Possibilité pour l’enfant de témoigner par télétransmission lors du procès de son agresseur, ou bien d’être représenté par des experts qui auront recueilli sa parole et la transmettront à l’audience à la place de l’enfant.

  25. Formation d’Etat initiale et continue obligatoire de toutes les personnes en contact avec l’enfant présumé victime : travailleurs sociaux, magistrats, policiers, gendarmes, médecins, psychiatres et psychologues, experts auprès des tribunaux, avocats…

  26. Création d’un parcours d’aide pour les survivants de l’inceste et de la pédocriminalité, pour les guider dans l’ensemble de leurs démarches (police, justice, soins). Site internet dédié et numéro vert d’information (comparable à ceux qui existent pour le tabac, le SIDA, le cancer, etc.).

  27. Lutte contre l’exposition des mineurs à la pornographie. Les mineurs sont exposés à la pornographie dès l’âge de 11 ans en moyenne.

  28. Il faut imposer la vérification systématique et fiable de l’âge des personnes qui consultent des sites « pour adultes », et bloquer les sites non conformes. La loi du 30 juillet 2020 comporte des mesures qui renforcent l’arsenal législatif, il faut maintenant l’appliquer et mettre fin à cette corruption de mineurs à échelle industrielle.

  29. Formation et validation par l’Etat des experts judiciaires intervenant dans les affaires de pédocriminalité, autant pour expertiser les victimes que les agresseurs présumés. Amélioration de l’aide juridictionnelle pour les victimes de crimes et délits sexuels. Actuellement, les avocats défendant les agresseurs sont mieux payés que ceux qui défendent les victimes ! Au minimum, il faudrait que l’aide juridictionnelle accordée aux uns et aux autres soit la même.

  30. Information autour de la prise en charge des soins à 100% par la Sécurité Sociale au titre d’affection de longue durée (ALD) pour les survivants d’inceste et de pédocriminalité.

En conclusion, il paraît peu utile de réfléchir sur d’éventuelles propositions, il s’agit plutôt de les mettre en pratique. C’est ce que les professionnels de santé attendent de la CIIVISE et, au-delà, de l’État qui a pour habitude de mettre les rapports qu’il commande dans les tiroirs de l’oubli.

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

  1. Aubry I., Lopez G. L’inceste. Dunod, 2e éd, 2021 à paraître. [Google Scholar]
  2. Bonneville E.. Les traumatismes relationnels précoces., Érès, Toulouse, 2015. [CrossRef] [Google Scholar]
  3. Chavez A. « La thérapie des enfants victimes », dans Traiter les psychotraumatismes. Paris, Dunod, 2016. [Google Scholar]
  4. Face à l’Inceste, http://facealinceste.fr/blog/projets/prevention-nos-30-propositions-au-gouvernement, 2020. [Google Scholar]
  5. Felliti V.J., Anda R.F., Nordemberg D. et al. Relashionship of childhood abuse and household dysfunction to many of leading causes of death in adults : the Adverse Childhood Experiences (ACE) Study. AmJ PreventMed, 1998. [Google Scholar]
  6. Lopez G., et al., Traiter les psychotraumatismes. Paris : Dunod, 2016. [CrossRef] [Google Scholar]
  7. Van der Kolk B.A., Roth S., Pelcovitz D., Sunday S., Spinazzola J. Disorders of extreme stress : The empirical foundation of a complex adaptation to trauma. J Trauma Stress, oct., 18 (5), 2005. [PubMed] [Google Scholar]

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