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Perspectives Psy
Volume 61, Numéro 1, Janvier-Mars 2022
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Page(s) | 93 - 96 | |
Section | Cinéma (coordinateur Éric Ghozlan) | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2022611093 | |
Publié en ligne | 28 mars 2022 |
L’outrage de la maladie, un ravage père-fille
The outrage of the disease, a ravage father-daughter
Psychiatre des hôpitaux, ancien chef de pôlede psychiatrie du sujetâgé, consultant en Ehpad, 31 rue des Chenizelles, 02000 Laon, France
The Father
Film (2020) réalisé par Florian Zeller Avec Anthony Hopkins, Olivia Colman, Mark Gatiss, Imogen Poots, Rufus Sewell The Father est le premier long-métrage de Florian Zeller, auteur de romans et de plusieurs pièces de théâtre à succès dont Le père extrait d’une trilogie Le père, la mère, le fils. La pièce a été montée en 2012 au théâtre Hébertot. Les acteurs principaux étaient Robert Hirsch et Isabelle Gélinas. Une première adaptation cinématographique, inspirée librement de la pièce, a été effectuée en 20l5 par Philippe Legay sous le titre Floride avec Jean Rochefort et Sandrine Kiberlain.
Florian Zeller a lui-même réalisé une seconde version, tournée à Londres en langue anglaise, portée par deux acteurs renommés Anthony Hopkins et Olivia Colman. La sortie en salle en mai 2021 a été perturbée par la Covid1, ce qui a limité sa diffusion. Le film a obtenu plusieurs récompenses dont deux Oscars et un César.
L’action ou plutôt la disparition lente de toute possibilité d’action se déroule principalement dans le huis clos d’un vaste appartement londonien et met en scène la dérive mentale d’Anthony un ancien ingénieur, octogénaire, qui présente des troubles des fonctions intellectuelles. Cet homme se trouve confronté à la nouvelle réalité de son existence remaniée par la maladie et à l’attitude de son entourage principalement sa fille Anna, Paul l’ami de celle-ci, ainsi que celle d’une aide à domicile Laura. D’emblée le spectateur saisit que la trame du film est une chronique de l’accompagnement familial, social, médical d’un patient porteur d’une maladie d’Alzheimer, bien que ce nom ne soit jamais prononcé mais suggéré.
La réussite du film, qui est une transposition fidèle de la pièce, y compris dans la reprise quasi à l’identique des dialogues, tient à ce qu’il évite l’écueil du théâtre filmé, et que par l’art subtil de la construction et du montage, il parvienne à faire partager au spectateur la perplexité et la confusion du personnage central Anthony. Les effets du réalisateur concernent le traitement du temps, les changements de lieu, les propos, situations ou versions impossibles, contradictoires ou improbables. Le télescopage entre réel et imaginaire, vivant, mort, raison et folie crée une déstabilisation. Le spectateur est dérouté, troublé, ému, avec l’impression que le réalisateur l’amène sciemment à perdre le fil narratif. Les scènes juxtaposées, entrecoupées d’un écran noir, n’ont ni suite logique ni chronologique, ce qui s’avère perturbant. Cette trouvaille de la mise en image oblige à partager le désordre des idées et la perception angoissante, oppressante de la réalité psychique du vieil homme. Cette focalisation « dans la tête d’Anthony », nous permettant d’entrevoir son monde intérieur, ne détourne pas de l’intérêt et de l’identification aux autres personnages en particulier à la division subjective de sa fille, à son sentiment de culpabilité, à l’agacement de Paul le compagnon d’Anna et à l’embarras de l’aide à domicile Laura.
Nous proposons de décrire rapidement l’intrigue et d’analyser ce qui amène le spectateur à partager la perplexité d’Anthony et sa vulnérabilité croissante, aboutissant au sentiment d’être dépouillé, de perdre, selon son expression, à l’égal des arbres, toutes ses feuilles. Compte tenu de la construction du film, proposer un commentaire prend le risque de s’exposer à faire des erreurs d’interprétation à être confus ! Les quelques informations biographiques sont parsemées dans le déroulé monotone quasi hors sens, d’une vie réduite à ses menus faits et gestes, vidées de désir. Le regard du spectateur suit la traversée de pièces, le lever, le coucher dans la « chambre du fond », la prise des médicaments et le partage de repas, avec sa fille et son ami Paul. On apprend par bribes qu’Anthony est né le 31 novembre 1931 (le prénom et la date de naissance sont ceux de l’acteur qui incarne le rôle !), a été ingénieur, son épouse l’aurait quitté, et a eu deux filles Anna et Lucy. Anna a été mariée, serait divorcée depuis cinq ans et après avoir vécu seule a rencontré Paul, avec lequel elle vit désormais durablement à Londres, et avec qui, selon une autre version proposée, elle projette de vivre à Paris. Anna a eu une sœur cadette Lucy, artiste peintre, la préférée du père, dont on apprendra qu’elle est décédée dans un accident.
Le film nous permet de saisir une séquence de vie marquée par l’évolution de la « maladie » : Paul répète à deux reprises; « il est malade ». Ce propos est confirmé par la séquence de la visite à un médecin qui reçoit Anthony avec sa fille et pose des questions simples au patient dont sa date de naissance. Nous comprenons qu’Anthony en perte d’autonomie, ayant refusé à trois reprises différentes aides à domicile a dû quitter son appartement pour être hébergé chez sa fille. Le projet d’institutionnalisation surplombe cette réalité.
Ce scénario en apparence assez simple est complexifié par le travail de la mise en scène. Nous avons évoqué trois leviers, le traitement de la temporalité, de l’espace et de la conscience altérée du sujet et des troubles perceptifs présentés. Le cinéaste ne permet pas au spectateur de se repérer dans le déroulement de l’action : la répétition de scènes en particulier de repas, ou de prise de médicaments suggère un temps long. L’image métaphorique de l’eau qui s’écoule goutte à goutte d’un robinet la renforce. Cette impression est contredite par le temps court entre l’achat de courses et la réalisation d’un repas deux séquences plus tard. Quelle durée se déroule entre l’hébergement chez sa fille et son entrée en maison de retraite ? De même au jour le jour, le spectateur perd du fait de l’habillement d’Anthony en pyjama, ainsi que lui, la notion du matin et du soir ! Le présent, le passé, le futur sont discontinus, télescopés. L’appartement est au fil de la séquence modifié, couleurs, objets, prises de vue, de telle manière qu’il donne l’impression que l’on quitte celui d’Anna pour revenir à celui de son père, ou que l’on passe sans rupture de l’appartement à l’hôpital, de la chambre du fond à celle de la maison de retraite. Enfin la confusion du spectateur est le reflet de la désorganisation psychique d’Anthony et de ses troubles de la reconnaissance traduits par l’apparition de personnages improbables comme le mari d’Anna ou le changement des acteurs qui en indiquent le déficit dans la perception des visages, ou la parenté non partagée par les proches entre Laura et Lucy.
Si nous considérons le film d’un point de vue clinique et interrogeons sa pertinence sur le plan psychopathologique, sonne-t-il juste ? Permet-il d’aborder la problématique de l’accompagnement du patient et de ses pairs-ai- dants dans le déroulé d’une maladie d’Alzhei- mer ? F. Zeller a abordé une des situations les plus délicates dans le suivi de patients dits « Alzheimer », celui d’un homme présentant une forte personnalité, à l’ego fort, «je suis très intelligent », autoritaire, rigide, qui peut se montrer « charmeur », qui méconnaît ses troubles et refuse aides et se montre réticent aux soins. Quels sont les symptômes de l’affection ? Le patient présente des troubles co- gnitifs avec altération du jugement, du discernement, de la mémoire immédiate avec oublis à mesure, et des faits anciens comme le décès de sa fille cadette ou le doute sur son ancien métier. Au plan instrumental si le langage est préservé, il existe des troubles praxiques, le patient ne parvient pas à enfiler seul son pullover et surtout gnosiques. Antony de façon inconstante ne reconnaît pas sa fille, son ami, l’aide au domicile... s’ajoute une apathie, le patient ne souhaite pas sortir, passe ses journées à écouter de la musique ou regarder la télévision, resterait en pyjama, À cette clinique déficitaire s’ajoutent des manifestations délirantes et hallucinatoires. Le patient se montre méfiant l’égard de ses proches, à deux reprises ayant égaré sa montre, il a l’intuition tenace qu’elle a été dérobée par l’aide au domicile, ou par l’ami de sa fille. Anthony a le sentiment que quelque chose se trame contre lui, que sa fille cherche à l’envoyer en maison de retraite pour récupérer son appartement... « Quelque chose ne tourne pas rond, il se passe des choses étranges. » Le patient présente une crise hallucinatoire au cours de laquelle « un homme » lui fait reproche de ce qu’il fait subir à sa fille et le frappe. Cette figure surmoïque qui se prétend son ancien gendre James occupe, on le comprendra plus tard, une autre fonction. Ce qui particularise la réalité psychique du patient c’est la perte d’étanchéité entre l’imaginaire et la réalité. Il n’y a pas de différenciation entre réalité, rêve, cauchemar, fantasme, fabulation, illusion... d’où le sentiment de perplexité constante d’un « je ne comprends pas », d’irréalité, et d’insécurité ressentie par le patient et qui contamine le spectateur.
Sur plan psycho-pathologique, le film amène à plusieurs voies de réflexions, sur les affects mobilisés, la tristesse, le désarroi liés au sentiment d’abandon par sa fille, l’angoisse, le ressentiment, la colère, sur les mécanismes de défense, sur la mise à nu de pulsions. Le film montre comment cet homme de prestance, blessé narcissiquement, lutte contre la désorganisation psychique. La dernière scène montre Anthony admis en maison de retraite qui lâche prise, s’écroule en pleurs fait appel à sa mère et littéralement se blottit sur l’épaule de l’infirmière. Le premier mécanisme de défense mobilisé c’est le déni pour les psychanalystes, l’anosognosie pour les neurologues, Il s’avère ici difficile de faire la part entre les deux ! Anthony ne reconnaît ni ses symptômes, ni leurs conséquences sur le plan de ses capacités à vivre seul, de son autonomie, ni la souffrance qu’elle génère chez lui et ses proches qu’il ne ménage pas. D’où ses affirmations «Tout va bien, je n’ai pas besoin d’aide, je ne quitterai pas mon appartement. » À plusieurs reprises le vieil homme se révèle sarcastique, voire cruel envers ses proches. Anthony n’a de cesse de rappeler à Anna que c’est la sœur cadette qu’il préfère, elle, qui est la plus intelligente. Un autre mécanisme est la projection. La menace que constitue la perte de la notion du temps est transposée en vol de sa montre, ce sont les autres qui radotent, oublient, alors que lui a un mémoire d’éléphant. Il n’est pas inquiet c’est sa fille qui l’a toujours été. Des défenses caractérielles sont à l’œuvre : Anthony tempête, s’insurge, crie, se rebelle. Ces réactions vives induisent une tension ressentie par le spectateur. L’agressivité est mobilisée vis-à-vis des aides à domicile : il aurait traité la précédente aide de « petite garce », l’aurait menacée physiquement. L’aide au domicile suivante, Laura, est gratifiée d’une critique acerbe sur « sa façon insupportable de rire bêtement ». La relation entre Antony et Paul l’ami de sa fille qui se montre impatient, excédé, hostile du fait du manque de docilité d’Anthony et le souci qu’il occasionne sont tendues. Anthony ne cherche- t-il pas intentionnellement l’écarter de la relation privilégiée que le vieil homme entretenait avec sa fille : telle est sa question. Anna est conduite à choisir entre son père et son ami, entre son désir et la raison. Les échanges entre Anthony et sa fille peuvent être marqués de tendresse ou être violents, mobilisant un mélange d’amour et d’agressivité, des vœux de mort de part et d’autre. Anthony en colère prétend qu’il survivra à sa fille, héritera d’elle. Dans la séquence suivante Anna qui ordinairement réprime sa rancœur est traversée par l’image fantasmée qu’elle étrangle son père dans son sommeil, après l’avoir tendrement embrassé. Les non-dits contribuent à l’atmosphère pesante, étouffante du film : esquive sur « la maladie » qui n’est jamais nommée. L’évocation avec insistance de l’absence prolongée de sa fille préférée, crée chez Anna un malaise ressenti par le spectateur. Anna ainsi que Laura éludent la réponse à cette question. Notons sur ce fond de perplexité confuse, de perte de sens, la fulgurance d’une parole adaptée, adressée à sa fille, « je te remercie pour tout ».
Un dernier point tient à la solitude des personnages tant celle d’Anthony enfermé dans son monde de doute, de sentiment d’irréalité, et de méfiance que celle de sa fille divisée entre l’amour de son père et celle de son ami, hésitant à prendre une décision.
La création littéraire et cinématographique de Florian Zeller parvient non pas à imiter la réalité, mais à produire un réel, une invention qui touche et qui concerne chaque lecteur ou spectateur dans sa singularité. Le film c’est l’un de ses paradoxes reste dans la mémoire. Cette réalisation est exceptionnelle pour un premier film légitimement primé. Le choix de l’accompagnement musical par des airs d’opéra renforce le caractère dramatique et l’émotion. Ces personnages, cette histoire, résonnent avec ce que nous, praticiens, rencontrons dans la pratique avec les personnes atteintes de maladie d’Alzheimer. Le traitement au cinéma de ce sujet grave qui concerne de près ou de loin beaucoup de personnes a intéressé et continue de le faire, avec une vaste audience. L’œuvre de F. Zeller contribue à sensibiliser le public à la réalité de la maladie d’Alzhei- mer. Par ailleurs par la justesse de sa description tout en nuances, les nombreuses questions d’ordre clinique, éthique, et thérapeutique que ce film soulève, constitue pour les équipes de psychiatrie un support à la réflexion et à des discussions fécondes.
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