Numéro
Perspectives Psy
Volume 60, Numéro 1, Janvier-Mars 2021
Page(s) 87 - 90
Section Cinéma
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2021601087
Publié en ligne 14 juillet 2021

Le jeu de la dame

Mini-Série adaptée du roman éponyme de Walter Tevis publié en 1983 et mise en ligne le 23 octobre 2020 sur Netflix en 7 épisodes Avec : Anya Taylor-Joy, Bill Camp, Marielle Heller Créateurs : Scott Frank, Allan Scott

Les cinémas, théâtres, salles de spectacles étant fermées pendant plusieurs mois, nous incluons dans notre nouvelle chronique la plateforme de streaming NETFLIX qui diffuse l’incontournable série Le jeu de la dame. Cette mini-série américaine interroge la place de la femme dans l’Amérique sexiste des années soixante, une femme qui s’approprie un jeu d’homme, un jeu guerrier auquel sont attachés les stéréotypes de genre de la masculinité. La dimension politique du jeu d’échecs la guerre froide, comme affrontement entre le bloc de l’Est et le monde dit libre, surgit en toile de fond de cette fiction.

Rappelons que le jeu d’échecs est une bataille que deux adversaires se livrent sur un échiquier de 64 cases, avec deux armées l’une blanche, l’autre noire, composées de 16 pièces chacune. Le but du jeu est de s’emparer du roi de l’adversaire. De le mettre mat. La reine est la pièce la plus mobile qui cumule le plus de combinaisons de mouvements possibles et possède de ce fait, la plus grande valeur. C’est un jeu complexe dont la combinatoire des positions de jeux est quasi infinie. On ne s’attardera pas sur le symbolisme des pièces du jeu (Roi-père, Dame-mère, pion-enfant…). Notons simplement que le titre original de la série est The Queen’s Gambit (que l’on peut littéralement traduire par le sacrifice de la dame).

Le jeu de la dame est l’histoire d’Elisabeth Harmon (Beth), enfant prodige des échecs, dont nous suivons le parcours dans les USA du milieu des années cinquante aux années soixante, depuis son accueil à l’âge de 8 ans dans un orphelinat austère jusqu’à sa consécration comme championne du monde à 22 ans.

Beth, après avoir été confrontée au traumatisme de la perte maternelle, s’engage dans une relation tutélaire particulière, avec le concierge de l’orphelinat, à priori insignifiant, mais qui jouera un rôle fondamental dans sa construction psychique. Cet homme d’âge mûr, dont le royaume est le sous-sol, métaphore topologique des zones sombres de la psyché humaine, où se révèlent le conflit et la tension amour-haine, éveille la curiosité de l’enfant. Dans ce sous-sol, trône une table de jardin, et un jeu d’échecs. Assis devant l’échiquier, Monsieur Shaibel s’entraine seul, comme à son habitude. Et s’enclenche dès leur première rencontre, dans ce lieu improbable, un parcours initiatique du jeu qui se produit dans une pédagogie silencieuse et efficace pour susciter désir et animer une pulsion épis- témophilique chez la jeune enfant. Cette bonne rencontre, lui permet d’externaliser les conflits psychiques internes qu’elle se trouve dans l’incapacité de gérer émotionnellement. Et le jeu, le « game » selon la distinction effectuée par Winnicott, par ces règles établies et rigoureuses, va lui permettre une régulation, un ordonnancement, un contrôle de ses pulsions hétéroagressives, voire meurtrières qui la traversent depuis la mort de sa mère et son placement en institution collective. Ainsi, c’est sur la scène du jeu d’échecs, qui va véritablement devenir un champ de bataille, une scène externalisée de ses conflits psychiques que la jeune fille va pouvoir éprouver la relation à l’autre, dans une relation à la fois binaire (noir ou blanc) et duelle (lui ou moi) qui lui permet de surmonter l’adolescence et de s’engager dans une vie adulte. C’est en « se mettant à table », littéralement en mettant toutes ses forces sur le plateau que Beth va s’engager dans la recherche amoureuse et l’introspection, dans un défi qui lui permet de rejouer la scène traumatique primitive chaque fois avec un nouvel adversaire que Beth terrasse symboliquement. Le plateau devient un espace transitionnel qui permet le déploiement d’une illusion partagée.

La précocité intellectuelle du prodige : Échecs et math

La précocité intellectuelle est une des thématiques abordées. De grands maître des échecs étaient des joueurs doués de précocité, on citera l’américain Paul Morphy (1837-1984), considéré dès son plus jeune âge comme un prodige, tout comme le célèbre cubain Capa- blanca (1888-1942) qui fit d’ailleurs une apparition en 1925 dans le film russe La Fièvre des échecs, réalisé par Vsevolod Poudovkine1. Capablanca est également cité dans un épisode de la série Columbo, « Match dangereux » (1973), et dans le film La Diagonale du fou (1984) de Richard Dembo. Ou encore Bobby Fisher (1943-2008) champion des États-Unis à l’âge de 14 ans !

Au-delà de ces grands maîtres qui se sont prêtés au jeu d’acteur ou de figurant, le cinéma s’est emparé de la symbolique du jeu d’échecs de longue date, de James Bond dans Bons baisers de Russie » au chef-d’œuvre « Le septième sceau » d’Ingmar Bergman. Les grands joueurs d’échecs fascinent par leur intelligence, et leur mémoire prodigieuse qui leur permet de jouer à l’aveugle, ou de faire des parties en simultanée contre nombre d’adversaires.

Le célèbre psychologue de l’intelligence Alfred Binet (1857-1911) s’est intéressé au jeu d’échecs, dans un texte publié chez Hachette en 1894 et intitulé « Psychologie des grands calculateurs et joueurs d’échecs »2. Il a mené une enquête, basée sur un questionnaire recensant les modes de mémorisation utilisés par les joueurs à l’aveugle et qui a circulé à travers le monde par le biais de revues spécialisées dont La stratégie en France. Il a fait venir dans son laboratoire de psychologie de la Sorbonne des joueurs professionnels de l’époque pour les observer et les interroger.

S’appuyant sur la notation des déplacements des pièces sur l’échiquier selon une nomenclature établie, le joueur prodige est capable de mentaliser une partie et de la rejouer. Il utilise ses capacités cognitives surinvesties de façon anxiolytique comme le décrit Binet citant Taine qui avait observé et interrogé un joueur d’échecs : « Dans l’insomnie lorsque j’ai des chagrins, je me mets à jouer ainsi aux échecs, en inventant une partie de toute pièce et cela m’occupe : je chasse ainsi quelquefois les pensées qui m’obsèdent. »

C’est bien ce qui se produit pour la petite Beth Harmon lorsque la nuit venue, elle projette au plafond l’échiquier et les pièces qui se meuvent dans une scénographie qui la dépasse et l’inspire. En écho à la description faite par cet autre joueur d’échecs rapporté par Taine : « Quand je suis dans mon coin, les yeux contre le mur, je vois simultanément tout l’échiquier et toutes les pièces, telles qu’elles étaient en réalité au dernier coup joué. Et au fur et à mesure qu’on déplace une pièce, l’échiquier m’apparait en entier avec ce nouveau changement. »

Anticipant, le développement et l’avènement des calculateurs numériques des échiquiers électroniques que nous connaissons aujourd’hui, Binet eu l’intuition qu’un bon joueur d’échecs avait des aptitudes en mathématique et plus particulièrement en calcul mental, sans pour autant qu’il y ait « identité d’opérations mentales ». Mais le génie combinatoire n’est pas seul en jeu dans la partie, il y faut de la poésie, de la surprise, de l’inattendu que seul le style d’un grand maître peut y insuffler. Pour l’anecdote, le champion Gary Kasparov, classé 2 851 points ELO conseiller de la série Le jeu de la dame a été battu par le super calculateur Deep Blue en 1997 sur un bug informatique qui fit scandale !

C’est donc dans ces parties dites « à l’aveugle » que ce révèle le talent du joueur prodige, et Beth Harmon, s’y livre chaque soir, dans une hallucination onirique projetée sur le plafond de sa chambre, lorsqu’elle est en position allongée avant l’endormissement. Les pièces du jeu d’échecs lui apparaissent alors et commence une chorégraphie brutale, une danse rythmée par le mouvement militaire des pièces qui mènent à la solution victorieuse.

Mais cela ne vient pas naturellement, ces hallucinations ne surviennent opportunément qu’à la faveur de la prise de pilules «magiques » distribuées chaque jour aux enfants de l’orphelinat, probablement pour éviter les tensions collectives. L’absence de personnel d’encadrement dans les années soixante étant compensée par la médication systématique des jeunes pensionnaires. Ces pilules bicolores présentées comme des vitamines, sont en réalité un anxiolytique et hypnotique appelé dans la série, Xanzolam (probablement du Librium, une benzodiazépine). Cette prise quotidienne de psychotrope provoquera d’ailleurs une dépendance aux drogues et une addiction à l’alcool de Beth Harmon. Synthétisé en 1960, cet anxiolytique sera très répandu dans la classe moyenne aux USA et on retrouvera cette drogue dans la bouche de sa mère adoptive pour l’aider à se sevrer de son addiction à l’alcool. On notera en France, la prescription fréquente du Tercian ou de la Ritaline pour les enfants accueillis dans les établissements de protection de l’enfance lorsque la contention des adultes devient insuffisante et que les troubles du comportement et l’hétéro agressivité doivent être contrôlés socialement.

Psychopathologie et échecs

Des pistes de réflexion pour les psychopatho- logues et les psychiatres, mais aussi pour les professionnels de l’éducation spécialisée, puisque l’addiction au psychotrope débute dans l’orphelinat, tout autant que l’initiation aux échecs, pour tromper l’ennui dans un environnement clos et peu stimulant.

De grands joueurs ont présenté des troubles psychiatriques, ainsi Paul Morphy, Wilheim Steinitz ou Akiba Rubinstein développaient des délires de grandeur ou de persécution. Certains grands joueurs précoces présentent probablement un syndrome d’Aperger. D’autres que Binet se sont penchés sur la psychologie des joueurs d’échecs. Adriaan de Groot, maître international et professeur de psychologie, consacre son mémoire de doctorat publié en néerlandais en 1946. Réflexion et choix aux échecs (Thought and Choice in Chess3) est un approfondissement des travaux de Binet. Il insiste sur la perception visuelle des positions et affirme : « Un maître ne cherche pas le bon coup, il le voit. » La même année, Reuben Fine, membre du mythique Marschall Chess Club de New York et considéré comme l’un des meilleurs joueurs de Blitz des années 1930, s’engage après la Seconde guerre mondiale dans un doctorat de psychologie. Il publie en 1956, dans une perspective psychanalytique Psychoanalytic Observations on Chess and Chess Masters, un article qui constitue le point de départ du livre The Psychology of the Chess Player4 enrichi dans la seconde édition de 1967 en appendice de deux lettres de Ernst Jones à l’auteur. Plusieurs auteurs se sont penchés sur les liens entre le jeu d’échecs et la psychopathologie, citons la thèse de doctorat en psychiatrie présentée en 1978 par Jacques Dextreit dont le titre était : Le jeu d’Échecs dans le champ psychiatrique. Étude du jeu d’Échecs dans ses rapports avec la psychologie, la psychanalyse, la psychopathologie et la thérapeutique, dont il tirera un livre intitulé Jeu d’Échecs et sciences humaines coécrit avec le philosophe Norbert Engel5.

La symptomatologie décrite par Dextrait touche principalement la sphère sociale et relationnelle, le monde des échecs étant exclusivement reconnu par le sujet; au-delà des idées mégalomaniaques et des sentiments de persécution déjà décrits, on note la fréquence des troubles de la sexualité, avec parfois une abstinence presque totale et l’expression d’une misogynie affirmée; enfin, Dextrait souligne une importance extrême accordée à tout ce qui touche la vision : exhibitionnisme, goût pour les vêtements, phobie du regard ou des caméras. Comme le cinéma, la littérature aussi s’est passionnée pour les échecs, citons les plus célèbres : Zweig, Edgar Allan Poe, Orwell, dont 1984 est truffée de références au jeu ou encore Vladimir Nabokov et William Faulkner.

La série, n° 1 dans 63 pays, réalisant plusieurs millions de vue en quelques semaines a reçu de nombreuses récompenses lors des Golden Globes 2021 et des Critics’ Choice Award. Les répercussions sont également économiques, ainsi on apprend dans le très sérieux journal économique La Tribune du 16 mars 2021 que la dernière entreprise artisanale de fabrication de jeu d’échecs dans le Jura ne doit sa survie financière qu’à l’engouement spectaculaire pour le jeu d’échecs.

Le surprenant succès du Jeu de la dame et l’engouement qui s’en suit à travers le monde, démontre la place privilégiée que détient le mythique jeu d’échecs dans l’imaginaire collectif, comme une métaphore de l’intelligence humaine, son génie et parfois sa poésie et comme la condensation des conflits internes et externes sur le plan individuel et sur le plan collectif. Pour celles et ceux qui souhaitent s’initier ou approfondir leur connaissance du jeu d’échecs, vous pouvez trouver un club près de chez vous et «pousser du bois » avec d’autres ou télécharger parmi les nombreuses applications sur smartphone, l’application Chess.com qui est à la fois un moteur d’entrainement et un site qui met en lien des joueurs du monde entier selon leurs niveaux et des avatars parmi lesquels la grande championne, Beth Harmon ! Bibliographie et cinématographie non exhaustive.

Vous pourrez trouver jeux d’échecs et ouvrages savants dans des librairies spécialisées comme Variantes, Damier de l’Opéra ou Rouge et noir à Paris.

Echecs et littérature

Walter Tevis, Le jeu de la dame, Poche, Gailmaster, réédition 2021.

Stefan Zweig, Le joueur d’échecs, le livre de poche, 1991.

Vladimir Nabokov, La défense Loujine, Gallimard, 1991.

Edgar Allan Poe, Le joueur d’échecs de Maelzel - traducteur Charles Baudelaire, Allia, 2011.

George Orwell, 1984, Poche Folio, édition 2020.

Bertina Henrichs, La joueuse d’échecs, Liana Levi, 2005. Patrick Süskind, Un combat et autres récits, Le livre de poche, 1997.

Yôko Ogawa, Le petit joueur d’échecs, Actes sud, 2013. William Faulkner, Le gambit du cavalier, Gallimard, 1995.

Echecs et cinéma

La Fièvre des échecs, réalisé par Vsevolod Poudovkine, 1925.

Le Septième Sceau d’Ingmar Bergman, en 1957, avec Max von Sydow.

Bons Baisers de Russie de Terence Young, en 1962, avec Sean Connery.

L’Affaire Thomas Crown de Norman Jewison, en 1968, avec Steve McQueen et Faye Dunaway. Oscar de la bande originale avec la chanson de Michel Legrand, The Windmills of Your Mind.

L’Échiquier de la passion (Schwarz und weiB wie Tage und Nachte) de Wolfgang Petersen, en 1978, avec Bruno Ganz. La Diagonale du fou de Richard Dembo, en 1984, avec Michel Piccoli.

La Défense Loujine de Marleen Gorris, en 2001, d’après le roman de Nabokov, avec John Turturro, Emily Watson. Le Prodige (Pawn Sacrifice) d’Edward Zwick, en 2015, avec Tobey Maguire.

Liens d’interet

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


3

De Groot Adriaan, Thought and Choice in Chess, Amsterdam University Press, 2008, 484 p.

4

Fine Reuben, The psychology of Chess Player, Dover Publications, 1967, 74 p.

5

Dextreit Jacques, Engel Norbert, Jeux d’échecs et sciences humaines, Paris Payot, 1984.


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