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Perspectives Psy
Volume 59, Numéro 4, octobre-décembre 2020
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Page(s) | 375 - 385 | |
Section | Articles originaux | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/202059375 | |
Publié en ligne | 5 mars 2021 |
La paranoïa dans Le Conte d’Hiver de W. Shakespeare
Savoir, interprétation, stabilisation
Paranoia in Shakespeare’s The Winter’s Tale: knowledge, interpretation, stabilization
Psychologue clinicien, Docteur en Psychopathologie, 12 avenue St Louis, 44140 Geneston, France
IME « Les Terres Noires » 85000 La Roche-sur-Yon, France
IME « Le Marais », 85300 Challans, France
Leontes - le protagoniste principal du Conte d’Hiver de Shakespeare - nous amène à nous questionner sur un certain nombre de points relatifs à la psychose paranoïaque : déclenchement, rapport au savoir et à la vérité, interprétations et certitudes délirantes, stabilisation. La revue sélective de la littérature que nous consacrons au Conte d’hiver met en relief cette dimension interprétative caractéristique de la folie de Leontes. Nous proposerons ainsi d’articuler - avec l’appui de l’enseignement de J. Lacan - vérité et savoir, plus spécialement dans le registre de la paranoïa. Nous nous intéresserons aux interprétations et aux convictions délirantes de Leontes en nous référant notamment aux travaux classiques de Sérieux et Capgras (1909). Enfin, compte tenu de la transformation radicale de Leontes dans l’Acte III, nous devrons également dire quelques mots sur ce que l’on entend sous le terme de « stabilisation ». En effet, jusqu’ici, sa folie furieuse emplie d’interprétations délirantes à thème de jalousie n’avait cessé de croître. Subitement, suite à un événement réel mettant en jeu à la fois la question de la perte et celle de la paternité, les flammes de son délire s’éteignent.
Abstract
Leontes - the main protagonist of Shakespeare’s Winter’s Tale - brings us to consider a number of points relating to paranoid psychosis: triggering, relationship to knowledge and truth, delusional interpretations and convictions, stabilisation. A selective review of the literature devoted to TheWinter’s Tale highlights this interpretative dimension, characteristic of Leontes’ madness. So - basing our study on the teachings of J. Lacan - we propose to structure our reflection around truth and knowledge, especially in the field of paranoia. We will look at Leontes’ delusional interpretations and convictions, with particular reference to the classic works of Sérieux and Capgras (1909). Finally, given the radical transformation of Leontes in Act III, it will be necessary to say a few words about what is meant by the term “stabilisation “. Indeed, up to this point, his enraged madness filled with delusional jealousy-fuelled interpretations had never ceased to grow. Suddenly, following a real event involving the issues of both loss and paternity, the flames of his delusion are extinguished.
Mots clés : Shakespeare / Le Conte d’Hiver / paranoïa / savoir / interprétations / stabilisation
Key words: Shakespeare / The Winter’s Tale / paranoia / knowledge / interpretations / stabilization
© GEPPSS 2020
Lorsqu’on évoque la jalousie et les limites extrêmes où elle peut conduire, la pièce de théâtre quis’impose le plus souvent à l’esprit est certainement Othello. Pourtant, nombreux sont ceux qui considèrent que Le Conte d’Hiver (Shakespeare, 1996) illustre peut-être encore davantage les ravages provoqués par la jalousie. R. Girard par exemple disait à ce propos que « la jalousie la plus monstrueuse du théâtre de Shakespeare n’est pas celle d’Othello, mais celle de Léontès1, le protagoniste du Conte d’Hiver » (Girard, 1990). Si la jalousie de Leontes est certes au centre du Conte d’Hiver (pour Fr.-V. Hugo « dans Le Conte d’Hiver toutes les scènes, tous les incidents ont une cause unique : la jalousie » (Fr.-V. Hugo, 1868), nous ne nous attarderons pourtant pas spécifiquement sur cette thématique. Même s’il en sera bien évidemment question, nous mettrons davantage le focus sur la paranoïa - et plus spécialement sur le délire interprétatif - de Leontes. Le Conte d’Hiver illustre en effet de façon magistrale la question des certitudes et des interprétations délirantes dans la paranoïa. Cela nous amènera à interroger en toute logique le rapport de celle-ciavec les concepts de vérité et de savoir, car le personnage de Leontes, en un sens, nous montre de façon assez lumineuse combien « dans la psychose, à la place de la vérité il y a unsavoir » (Miller, 1982-83). Enfin, au regard de l’arrêt brutal des interprétations délirantes de Leontes au cours de l’Acte III, de son « retour à la raison », il conviendra d’aborder la question de la « stabilisation ».
Résumé du Conte d’Hiver
Avant d’entamer notre étude, et dans la mesure où le lecteur n’aura peut-être pas en mémoire Le Conte d’Hiver, voici un rapide résumé de l’intrigue :
Depuis neuf mois le Roi de Sicile Leontes accueille Polixène, Roi de Bohême. Ce sont deux amis d’enfance inséparables, qui furent élevés comme deux frères, comme « deux agneaux jumeaux ». Il est temps pour Polixène de rentrer chez lui, et l’insistance de son hôte ne parvient pas à l’en dissuader. Leontes invite alors son épouse, Hermione, à insister à son tour afin qu’il prolonge son séjour. Her- mione réussit : Polixène accepte de rester quelques jours de plus. Aussitôt une jalousie naît chez Léontès (« À ma requête à moi, il n’eût pas cédé ») : il est clair pour lui qu’Her- mione et Polixène sont amoureux, et sa jalousie, féroce, est décuplée et d’autant plus atroce qu’Hermione est enceinte depuis précisément neuf mois, donc depuis l’arrivée de Polixène. Leontes donne l’ordre à Camillo, son conseiller, d’empoisonner Polixène. Mais Camillo s’y refuse, va prévenir Polixène, et tous deux s’enfuient. Cette fuite ne fait que confirmer les soupçons de Léontes. Il fait emprisonner Hermione pour adultère, et la sépare donc de leur fils de sept ans, Mamillius. Hermione, en prison, donne le jour à une fille, que Leontes va tenir pour bâtarde et demande au seigneur Antigone à ce qu’elle soit abandonnée en terre étrangère (« je n’élèverai pas le rejeton d’un autre »). Pendant ce temps, Cléomène et Dion, deux seigneurs siciliens, sont envoyés à Delphes au sanctuaire d’Apollon afin que l’Oracle se prononce sur la culpabilité d’Her- mione. Au cours du procès d’Hermione, il est fait lecture de l’oracle : Hermione est innocente, Polixène est irréprochable, Leontes un tyran jaloux qui « vivra sans héritier si ce qui est perdu n’est pas retrouvé ». Leontes, hors de lui, reste campé sur ses positions : tout ceci n’est que mensonge. À cet instant, on annonce la mort de son fils Mamillius. Leontes interprète l’événement aussitôt comme une punition oraculaire. Hermione s’effondre, évanouie, et quelque temps plus tard Paulina annonce qu’elle aussi vient de succomber. Leontes est brisé, et sa folie est stoppée nette, il semble avoir retrouvé la raison, et promet de ne pas se remarier. En Bohême, la petite fille (Perdita) abandonnée par Leontes survit au naufrage du bateau et est recueillie par un berger et son fils. Seize années s’écoulent. Perdita est désormais une très belle jeune fille pleine d’esprit. Floritzel, le fils du roi Polixène - cachant son identité - en est tombé amoureux et est décidé à l’épouser. Le mariage se prépare, mais Polixène est averti de la situation et, déguisé, s’invite à la fête et interdit le mariage. Floritzel et Perdita fuient en Sicile où Camillo leur promet d’assurer leur protection. Le berger, père adoptif de Perdita, fuit également pour accompagner la jeune fille, emportant avec lui le trésor trouvé seize ans plus tôt auprès de l’enfant, trésor permettant de révéler la véritable identité de Perdita. Durant toutes ces années, Leontes expie ses fautes, se montre triste, accablé, pleure Her- mione («j’ai tant péché que le ciel m’a puni »). La fin est heureuse, tout le monde se réconcilie. En effet, l’identité de Perdita est dévoilée, et Paulina les invite tous à venir contempler une statue d’Hermione. Émerveillement général devant la statue qui porte même les rides du vieillissement des seize années écoulées. Paulina, par « magie », rend la vie à Hermione, la statue, effectivement, se meut, et parle, enlace Leontes, bénit Perdita sa fille enfin retrouvée...
Revue critique sur la folie de Leontes dans Le Conte d’Hiver
À propos du Conte d’Hiver (The Winter’s Tale) - qui appartient aux « romances » de Shakespeare, aux côtés de Périclès, de Cym- beline et de La Tempête - Fr.-V. Hugo écrivait en 1859 qu’il était « le plus émouvant et le plus savant des mélodrames ». De façon assez fine, il met en perspective la jalousie d’Othello et de Leontes : «le spectacle que nous présente Le Conte d’Hiver est exactement l’inverse de celui qu’ Othello va nous offrir. Dans Othello, nous allons assister au développement graduel de la passion (...). Dans Le Conte d’Hiver (...) la jalousie naît, pour ainsi dire, sans cause dès les premières scènes; elle n’est pas le résultat d’un poison lent versé goutte à goutte par quelque Iago; elle est spontanée et brusque comme un transport au cerveau; c’est une fièvre cérébrale dont nul n’a pu voir les prodromes et qui ne se révèle que par le délire du patient. C’est une maladie de l’imagination qui se déclare non plus au dénouement du drame, mais à l’origine » (Fr.-V. Hugo, 1868). Guizot - autre traducteur célèbre de Shakespeare - décrit Leontes comme «jaloux, sanguinaire, impitoyable comme Othello », à la différence près, là encore, que dans le cas de Leontes la jalousie naît « tout à coup » (Guizot, 1864). Fagus ira jusqu’à dire qu’Othello est un «jaloux de circonstance » alors que « Léontes représente le vrai jaloux, le pur, le jaloux-type : un halluciné ». L’auteur considère que la jalousie de Leontes se déclenche par « meurtrissure d’amour-propre » au moment où il constate qu’Hermione est parvenue à retenir Polyxène alors que lui avait échoué. Là naissent ses soupçons. Dès lors, cet « excédé » s’ingénie furieusement « à provoquer non plus ce qu’il craint, mais ce dont il est si persuadé qu’il veut que cela soit (...). Il défigure à mesure les paroles apaisantes de son conseiller, il invente à mesure, enchevêtre ses discours presque avec incohérence » (Fagus, 1923). L. Gillet va également insister sur les « ravages » de la « maladie galopante » de Leontes : « ce maniaque de Léontes, une fois en proie à l’idée fixe, n’est plus qu’un aliéné dont la crise ne peut s’abattre qu’après la destruction de sa cause (...) » (Gillet, 1931). G. Cox, lui, observe que « dès que Léontes accueille le soupçon, il est “infecté” tout entier - le mot est de lui - et d’autres termes de maladie et de contamination lui seront constamment associés dans la pièce. Nous verrons clairement sa personnalité se désagréger dans les écarts et les contradictions de la passion morbide (...) » (Cox, 1983). P. Janton, dans un texte aux références freudiennes met en avant la jalousie comme « réaction protectrice de l’intégrité du moi ». Par ailleurs, il va considérer que la jalousie de Leontes « dépend de sa seule conviction et non de facteurs externes. Introverti absolu, il s’efforce de conformer le monde à sa norme intérieure ». Quant à Hermione, elle est « cet “objet subjectif” en qui le paranoïaque incarne ses réalités psychiques et qu’il dépouille de toute altérité » (Janton, 1983). Cette jalousie paranoïaque n’est pas nommée comme telle par M. Grivelet, M. Martinet et D. Goy-Blanquet dans leur Shakespeare de A à Z, mais on la devine aisément lorsque les auteurs soulignent que chez Leontes « ce sont des souvenirs du passé qui influencent le présent », que « c’est une rétrospection qui influence le présent », et qu’il existe par ailleurs un certain nombre de « signes » et de mots interprétés par Leontes qui vont également dans le sens de la jalousie paranoïaque. Par exemple le terme de « jeu » évoque immédiatement chez Leontes l’idée - la certitude - de « jeux amoureux entre sa femme et Polixène » (Grivelet et al., 1988). Par contre R. Girard, dans son Shakespeare : les feux de l’envie, n’hésitera pas à utiliser le terme de paranoïa. Des nombreuses pages qu’il consacre au Conte d’Hiver, nous retiendrons que le désarroi de Leontes, le mouvement de bascule qui s’opère chez lui très tôt dans la pièce, est pour l’auteur à mettre sur le compte d’un sentiment d’abandon : « il a le sentiment que les deux personnes qui comptent le plus dans sa vie l’abandonnent en même temps ». Sentiment d’abandon, ou lâchage de l’Autre donc. Leontes va « errer par excès de soupçon », il va « persister dans sa « folle conviction », et « son esprit ira toujours droit à l’interprétation la plus catastrophique pour lui-même ». Enfin, R. Girard souligne à raison que cela fait neuf mois que son ami Polixène est chez lui, et, en traduisant l’état d’esprit de Leontes, il lui fait dire : « il y a neuf mois que je joue le rôle du cocu magnifique et je suis le seul à l’ignorer. Tout le monde se moque de moi derrière mon dos. Lorsque Camillo refuse d’adopter sa paranoïa, Léonte en conclut que lui aussi doit faire partie du complot » (Girard, 1990). D’autres spécialistes de Shakespeare utiliseront ces termes de « paranoïa » ou de « jalousie délirante » pour qualifier les réactions de Leontes : J.-J. Mayoux (« la jalousie noire, délirante, meurtrière, que (...) Léontes conçoit soudain contre sa femme Hermione et son ami » (Mayoux, 1982); B. Sichère («la jalousie délirante de Léontès » (Sichère, 1989); J.-M. Déprats (qui met en série la « fureur » de Lear, la « véhémence » d’Othello, et la «paranoïa» de Leontes (Déprats, 2016), et surtout H. Suhamy qui, dans son excellent Shakespeare, écrit pertinemment que Leontes voit « des signes de connivence » entre son épouse Hermione et son ami Polixènes. Il note que « les soupçons surgissent tout d’un coup et se fondent sur des apparences déformées par l’imagination (...). Léontès s’installe dans une frénésie paranoïaque (...), assortie de misogynie furieuse et de nausée existentielle devant la sexualité (...). En proie au délire interprétatif, son esprit transforme tout ce qu’il perçoit en preuves de ce qu’il croit » (Suhamy, 1996). C’est en ce sens que S. de Mijolla- Mellor note dans son petit livre sur La paranoïa : « tout doit aller dans le sens de l’affect en négligeant superbement le vrai, le faux, la preuve, ou plutôt en les pliant à une préconception » (Mijolla-Mellor, 2007). Les interprétations de Leontes, tout comme son imagination, n’ont pas de point d’arrêt : « N’est-ce donc rien que se parler bas ? Et se presser joue contre joue ? Et nez contre nez ? Et puis s’embrasser avec le bout de la langue ? Rire, et dans un soupir s’empêcher de le faire, signe bien clair de vertu qui s’effondre ? Et le pied chevauchant le pied, les apartés, les yeux sur la pendule, les heures qu’on veut minutes, midi qu’on voudrait minuit (...). Ce n’est rien ? » (I, 2).
Vérité et savoir dans la paranoïa
S. de Mijolla-Mellor prend soin de préciser que « tout jaloux n’est pas paranoïaque, et tout paranoïaque n’est pas jaloux ». La jalousie pathologique, précise-t-elle, « repose sur la conviction fausse d’être trompé par l’être aimé », ce qui est très exactement le cas de Leontes. Là, le sujet « se montre avide de sa- voir2, guette les indices, et interprète les paroles anodines (...). La dimension persécutive comme la certitude de savoir sont claires, car le jaloux ne soupçonne pas : il sait que l’autre est infidèle » (Mijolla-Mellor, 2007). Il est donc question de savoir, qui est dans le fond un point central dans la problématique de la paranoïa. Nous rappelions en effet dans notre introduction que « dans la paranoïa, à la place de la vérité il y a un savoir » (Miller, 1982-83). J. Lacan, dans son séminaire XVII, L’envers de la psychanalyse (Lacan, 1991), posait justement cette question : « qu’est-ce que la vérité comme savoir ? ». Dans la mesure où « la vérité, on ne peut jamais la dire qu’à moitié », qu’on ne peut, structuralement parlant, la dire toute (on ne peut qu’en savoir « un bout » (Lacan, 2001, a), Lacan pose que la vérité partage avec le savoir cette « même caractéristique » : vérité et savoir sont troués : « je dis toujours la vérité : pas toute, parce que toute la dire, on n’y arrive pas. La dire toute, c’est impossible, matériellement : les mots y manquent. C’est même par cet impossible que la vérité tient au réel » (Lacan, 2001, b). Il n’y a donc pas de savoir consistant, de savoir absolu. L’inconscient est un savoir, mais un savoir insu, autrement dit le sujet ne sait pas qu’il le sait : « l’inconscient est le témoignage d’un savoir en tant que pour une grande part il échappe à l’être parlant » (Lacan, 1975). Quant au symptôme, une part reste toujours opaque au sujet : « le symptôme se présente sous un masque » (Lacan, 1998), dit Lacan; cette part qui lui reste insue l’est du fait du refoulement. Dans la psychose, du fait de la forclusion, on peut dire non pas que le sujet n’a pas d’inconscient, non : « l’inconscient est là, présent dans la psychose (...) mais ça ne fonctionne pas » (Lacan, 1981), et comme l’avait indiqué S. Freud, il est « à ciel ouvert » (de même, pour Lacan, les manifestations, les symptômes présentés par le psychotique, ce qu’il nous montre, nous dit ou nous laisse entendre, relève du « témoignage ouvert » (Lacan, 1981). Ainsi, le savoir de la psychose apparaît au sujet - souvent après un temps d’énigme et de perplexité - à ciel ouvert, se manifestant même parfois dans la révélation ou l’illumination, avec son corrélat de certitude, mais également parfois de souffrance : « Que je suis fortuné dans mes justes soupçons ! Dans ma clairvoyance ! Hélas, que n’en sais-je moins ! Et que maudit suis-je d’être si fortuné ! » (II, 1).
La réponse à la question « qu’est-ce que la vérité comme savoir ? » est pour Lacan : « une énigme »3, en tant que « la fonction de l’énigme, c’est un mi-dire » (Lacan, 1991). Cette formule de la vérité qui ne peut qu’être « mi-dite » convient au névrosé, autrement dit au sujet manquant, « divisé ». Sans entrer dans le détail de considérations théoriques, il conviendrait pourtant d’articuler cette division, ce manque, avec la perte de « l’objet petit a » car la non-extraction de l’objet a - cas de la psychose - a des conséquences cliniques diverses et variées chez ces sujets à l’« en- trop » : trop d’interprétations, trop de sens, trop de voix (hallucinations verbales), trop de regards, trop-plein de jouissance, etc. qui peuvent pousser au passage à l’acte. A. Zénoni repère que dans la psychose « la dimension de séparation de l’objet - parce que l’objet (a) n’est pas préalablement extrait de la réalité - peut se réaliser par des actes qui portent atteinte au corps propre ou au corps spéculaire du semblable » (Zénoni, 2009). Leontes se situe bien dans cette logique de porter atteinte à Hermione lorsqu’il décide de sa mort : « de nuit, de jour, nul repos (...). Au moins, si la cause en disparaissait (...). Je peux la harponner. Qu’elle disparaisse, qu’on la jette au fagot, pour que je retrouve la moitié de mon calme » (II, 3). Nous verrons que lorsque l’objet tombe, que la cause disparaît (se sépare réellement), alors le délire de Leontes cesse brusquement, un peu comme Aimée dont l’acte « a pour effet la chute en elle des croyances et des fantasmes de son délire » (Lacan, 1966, a).
Comme le disait Lacan dans son Séminaire R.S.I. en avril 1975 : «la paranoïa (...) c’est une voix qui sonorise le regard » (Lacan, 1975-76). Et dès 1958 il soulignait que le « ça parle qui est dans l’inconscient pour le sujet névrotique, est au-dehors pour le sujet psychotique » (Lacan, 1998). En effet, ça parle, le regard parle, et il dit quelque chose de personnel au sujet, lequel se sent visé, et interprète ainsi le regard, les mots, les gestes, contre sa personne. Ces phénomènes cliniques, cet « en-trop » qui encombre le sujet (qui garde « l’objet a dans sa poche » (Lacan, 1967), font que le paranoïaque identifie jouissance et savoir. C’est-à-dire que dans la paranoïa, on a des sujets qui « en tout sont dans le Tout » (Czermak, 2012), et que concernant le savoir « la psychose démontre sous des formes diverses que la non-extraction de l’objet a va de pair avec l’émergence du tout- savoir » (Miller, 1984). Le délire, comme tel, est un savoir, une construction, une élaboration de savoir sur un réel énigmatique. Il faut quand même souligner ici que dans le texte du Conte d’Hiver, Shakespeare met dans la bouche de Camillo les termes si pertinents d’ « édifice du délire » : « Autant vouloir interdire aux marées de suivre la lune qu’essayer de détruire par un serment ou d’ébranler par un raisonnement l’édifice de son délire, qui s’érige sur ce qu’il tient pour sûr, et n’aura de cesse tant que son corps demeurera debout » (I, 2). Le délire qui s’édifie sur une certitude. On voit là quel enseignement nous pouvons tirer de ce passage. Ainsi P.-L. As- soun peut écrire que « la conviction est la dalle de fondation de cette bâtisse délirante » (As- soun, 2003). Et l’on constatera, au passage, que Shakespeare fait le distinguo entre croyance et conviction : c’est Camillo qui dit à Polixène : « Il croit, que dis-je, il jure avec autant d’assurance que s’il vous avait vu; que s’il avait été l’entremetteur, il jure que vous avez séduit en secret la reine » (I, 2).
Le délire est donc en quelque sorte un mode de réponse du sujet pour faire rempart à l’angoisse du non-sens. Un déchiffrage de l’énigme initiale est ainsi nécessaire. Après un temps de perplexité, d’incertitude angoissée, certains sujets parviennent à mettre du sens, puis « trop » de sens sur ce qui leur arrive soudainement, par effraction. Il n’est pas rare qu’il y ait pour le sujet, à ce moment-là, comme une illumination, comme une révélation : tout devient clair, évident, lumineux; c’est une sorte d’intuition délirante assurant au sujet qu’il vient de découvrir (à n’en pas douter) La Vérité, ou qu’il détient Le Savoir absolu. Lacan poursuit dans son séminaire XVII : « un savoir en tant que vérité, cela définit ce que doit être la structure de ce que l’on appelle une interprétation (...). L’interprétation (...) est souvent établie par énigme ». Rappelant la formulation freudienne relative à la position psychotique qui consiste à « ne rien vouloir savoir du coin où il s’agit de la vérité » (Lacan, 1991), Lacan met l’accent sur cet Unglauben, cette « incroyance » qui, dans la psychose, se transmue en certitude. Dans le Conte d’Hiver, Leontes nous semble être un bon exemple d’« incroyant » : des mots, des gestes sont interprétés (« quelle ardeur, quelle ardeur ! Trop faire l’amitié c’est mêler les sangs. Je sens mon cœur m’étouffer, il bondit mais ce n’est pas de joie (...). Ces frôlements de paumes, ces doigts serrés (...), ces sourires de connivence », « Comme elle lui tend le bec ! Tout son museau ! Comme elle s’arme des hardiesses qu’a l’épouse avec l’époux consentant ! », I, 2). Et l’évidence lui saute immédiatement aux yeux. Il se persuade très vite que la vérité est de son côté, qu’il la possède, et que tout ce qu’il voit et entend ne vient que le renforcer dans ses certitudes. Rien ne peut le déloger de cette place, car on le sait - contrairement au névrosé qui « cherche à savoir » (Lacan, 2006) - le paranoïaque ne recherche pas la vérité, il la possède, et l’éventuelle recherche de « preuves » n’est là que pour venir attester, confirmer ce qu’il sait déjà. Comme l’écrit A. de Waelhens : « Rien n’est douteux, tout est certain, prouvé, acquis. Le sens de n’importe quel événement est là, achevé et donné » (De Waelhens, 1972). Ainsi Leontes (II, sc. 2) : « Pour moi, mon siège est fait, et je n’ai pas besoin d’en savoir davantage ». En ce sens, C. Melman disait que « ce dont il ne doute pas [le paranoïaque], c’est qu’il y a quelque part la preuve. On la lui dérobe, mais il sait qu’elle est là et qu’il lui suffira d’exercer sa sagacité, son pouvoir de déduction ou de recherche. Il sait que la preuve est à portée de main, elle est dissimulée éventuellement, mais elle est là » (Melman, 2014). Si, comme l’indique Lacan dans Radiophonie : « vérité et savoir ne sont pas complémentaires, ne font pas un tout » (Lacan, 2001, a), alors on pourrait postuler que dans la paranoïa, par contre, le savoir rejoindrait la vérité pour former comme un bloc solide... « Le savoir, disait J.-A. Miller, le paranoïaque ne connaît que ça. Son rapport au savoir fait son symptôme. Qu’est-ce qui persécute sinon un savoir qui se promène dans le monde, sinon un savoir qui se fait monde ? » (Miller, 1997).
La question du rapport au savoir chez Leontes apparaît donc comme centrale dans Le Conte d’Hiver, et cela nous fournit en quelque sorte un savoir sur la psychose. Ce savoir sur la psychose, et plus spécialement sur la paranoïa, peut se résumer ainsi, selon les formulations de C. Gallano : 1/ « le rapport que le paranoïaque entretient avec le savoir relève de la certitude »; 2/ le savoir « sert au paranoïaque à trouver une réponse en accord avec sa certitude »; 3/ « le paranoïaque élabore avec le savoir une réponse inédite pour tenter de chiffrer le réel qui a fait irruption (...) »; et enfin 4/ le sujet « refuse tout savoir de l’Autre étranger à sa certitude » (Gallano, 1998).
Interprétations paranoïaques
En 1918, dans un texte sur « La pathologie mentale dans les drames de Shakespeare », A. Vigouroux relevait que Leontes - vis-à-vis d’Hermione et de Polixène - « interprète tous leurs gestes, toutes leurs attitudes » (Vigou- roux, 1918). Dans la pièce, Camillo voit bien que Leontes est malade : « il est une maladie qui bouleverse certains. Mais je ne puis nommer ce mal » (I, 2). Quatre siècles plus tard il est assez frappant de voir combien le personnage de Leontes nous donne une illustration précise et fine de ce qu’est le « délire d’interprétation ». Il faut se souvenir ici des travaux classiques particulièrement pertinents et éclairants de Sérieux et Capgras au début du XXe siècle, qui faisaient de la jalousie délirante l’une des formes du délire d’interprétation. Le délire d’interprétation, selon ces auteurs, est une psychose chronique à base d’interprétations, et qui se développe « uniquement grâce aux interprétations erronées de perceptions réelles » (Sérieux, Capgras, 1902), ou grâce à des « déductions erronées à point de départ exact » (Sérieux, Capgras, 1906). Les auteurs soulignent bien que « le champ des interprétations délirantes est illimité » et qu’elles s’appuient sur des éléments les plus anodins du quotidien : un mot, un regard, un geste, une mimique, des « haussements d’épaules », des « hum ! » (I, 2), etc. Tout est sujet à interprétation. S. Freud d’ailleurs, dès 1901 dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne, soulignait que « les paranoïaques présentent dans leur attitude ce trait frappant et généralement connu, qu’ils attachent la plus grande importance aux détails les plus insignifiants (...) qu’ils observent dans la conduite des autres : ils interprètent ces détails et en tirent des conclusions d’une vaste portée (...). Le paranoïaque refuse aux manifestations d’autrui tout élément accidentel. Tout ce qu’il observe sur les autres est significatif, donc susceptible d’interprétation » (Freud, 1990). Pour en revenir à Sérieux et Capgras, notons que dans leur grand ouvrage sur Les folies raisonnantes ils donnent une définition claire et plus complète du délire d’interprétation : « c’est un raisonnement faux ayant pour point de départ une sensation réelle, un fait exact, lequel en vertu d’associations d’idées liées aux tendances, à l’affectivité, prend, à l’aide d’inductions ou de déductions erronées, une signification personnelle pour le malade, invinciblement poussé à tout rapporter à lui » (Sérieux, Capgras, 1909). C’est là une des caractéristiques du délire d’interprétation : les interprétations sont « exogènes » ou « endogènes », mais dans tous les cas le sujet se sent « concerné », visé malignement, certain que ce qui arrive, ce qui vient faire effraction dans son monde, le concerne lui tout particulièrement (ça fait signe de partout au sujet, c’est la « signification personnelle ») : « Les voilà, les voilà déjà autour de moi, qui chuchotent (...) » (I, 2), ou encore : « Camillo, Polixène se rient de moi, se divertissent de ma douleur » (II, 3). On reconnaît bien le positionnement paranoïaque quant à la jouissance en ce que le sujet identifie celle-ci « dans ce lieu de l’Autre comme tel» (Lacan, 2001, c) : derrière son dos, l’Autre chuchote, rit, jouit de Leontes. Ses interprétations viennent donner sens à la série des signes, mais ne parviennent pas à le pacifier.
L’intéressant avec le « cas » de Leontes, c’est qu’outre sa jalousie, outre son délire interprétatif, il nous donne à voir également une forme de « délire rétrospectif » puisqu’il tend à réinterpréter le passé pour éclairer le présent. Dans le Conte d’hiver effectivement, nous l’avons dit, « ce sont des souvenirs du passé qui influencent le présent puisque la conversation entre Hermione et Polixène est un rappel de l’amitié enfantine entre Léontes et Polixène (...). Ces comparaisons successives des deux hommes dans le passé finissent par suggérer à Leontes que dans le présent aussi Polixène s’est substitué à lui auprès d’Hermione (...). C’est une retrospection qui influence le présent » (Grivelet et al., 1988). Sur ce point de l’amitié enfantine, et de la bascule affective qui se produit à l’égard d’Hermione et de Polixène, il serait sans doute intéressant d’introduire la question du « complexe d’intrusion » tel que Lacan l’avait abordé en 1938 dans son article sur les complexes familiaux (Lacan, 2001, d). Il y est question notamment du « frère pénétrateur », du « syndrome de la persécution interprétative, avec son objet à sens homosexuel latent » (voir la question de l’ « homosexualité latente » dans la jalousie). Pour en revenir aux interprétations rétrospectives, notons que G. Dumas en 1923 écrivait ceci : « la systématisation qui organise le présent et même l’avenir remonte vers le passé qu’elle déforme et fait entrer dans le délire. Les malades comprennent alors bien des faits qu’ils n’avaient pas compris; leur délire rétrospectif devient la préface de leur délire actuel » (Dumas, 1923). Leontes en vient rapidement à repenser, à réinterpréter le passé, et à douter finalement de sa propre paternité, de son propre fils Mamillius : « Es-tu vraiment mon fils ? (...). Ô coquin, ma chair même et que j’aime tant ! Est-ce que ta mère... Se pourrait-il ? Ô passion, tes visions nous poignardent. Tu rends possible l’inconcevable (...) » (I, 2). De même, vis-à-vis de sa fille - future Perdita - qui vient de naître (rappelons que Polixène est accueilli par Leontes depuis neuf mois) : « ce marmot n’est pas de moi, mais de la souche de Polixène. Remporte-le et, avec sa chienne de mère, jetez-le au bûcher (...). Dois-je vivre pour voir cette bâtarde m’appeler à genoux son père ? (...). Ah non alors, je n’élèverai pas le rejeton d’un autre » (II, 3). Puis devant Antigone, il revient sur sa décision, mais lui demande « d’ôter d’ici cette petite bâtarde, de la porter en quelque lieu désert, reculé, vraiment loin de notre territoire, et de la laisser là, sans plus de compassion à ses seules ressources, à la merci des climats ».
Stabilisation
Le Conte d’hiver permet en un sens d’illustrer non seulement ce que peut être la jalousie pathologique et le rapport au savoir et à la vérité dans la paranoïa, mais en outre, en permettant à Leontes non pas de « guérir » de sa folie, mais au moins, dirions-nous, de retrouver une certaine homéostasie, un certain équilibre, Shakespeare nous invite également à penser la paranoïa stabilisée. Car il y a en effet deux grandes parties dans Le Conte d’Hiver : 1/ la première va de l’acte I au début de l’acte III, où l’on découvre la folie furieuse de Leontes; 2/ la seconde, de la scène 2 de l’acte III jusqu’à l’acte V, où l’on voit un renversement soudain dans l’attitude et le langage de Leontes, avec extinction du délire. Il y a donc un avant et un après cette scène 2 de l’acte III. Une seconde découpe peut être faite (actes I à III, puis actes IV et V) car rappelons qu’entre l’acte III et l’acte IV, seize années se sont écoulées. Nous quittons donc Leontes à l’acte III, sc. 2 pour ne le retrouver, seize ans plus tard, qu’à l’acte V, sc. 1. À la scène charnière de l’acte III (sc. 2) il subit donc une transformation radicale. L’embrasement de départ fait place à l’extinction des feux, autrement dit les flammes de son délire, de sa folie interprétative, de sa jalousie délirante, s’éteignent brutalement, et Leontes semble renouer avec une forme de stabilité, ou de « retour à la raison » (l’on pourrait à cet égard considérer également cette deuxième partie plutôt comme un Conte de « Printemps » (renouveau, pacification, etc.) plutôt que comme un conte d’« Hiver ». I convient donc de dire ici quelques mots au sujet de ce que l’on nomme « stabilisation ». Très simplement, on peut dire que s’il y a stabilisation, c’est qu’il y a eu déstabilisation. La déstabilisation de Leontes, nous l’avons vu, se fait soudainement; on reconnaît là un mode de déclenchement classique qui se fait dans le registre de la discontinuité, d’une rupture a priori inattendue. Cette dimension inattendue de la bascule délirante de Leontes dans ses rapports à Polixène et à Hermione est accentuée par le décalage entre la situation présente et le rappel de l’enfance des deux protagonistes. Shakespeare fait dire en effet à Camillo dès le début de l’Acte I: «ils [Leontes et Polixène] ont été élevés ensemble et une telle affection s’est enracinée entre eux deux qu’elle ne peut aujourd’hui qu’étendre partout ses branches. Depuis que leur dignité plus mûre et leur condition de rois les ont séparés, leur commerce, s’il n’a plus été personnel, a été royalement maintenu par des échanges de cadeaux de lettres, d’ambassades fraternelles, au point que séparés ils ont paru demeurer ensemble. Ils se serraient la main comme au- dessus d’un abîme » (I, 1). Il faut très peu de temps à Leontes pour arriver à une conclusion dénuée de toute dialectique : nul doute, Hermione en aime un autre, elle aime Polixène son ami d’enfance; les signes puis les preuves vont ainsi s’accumuler d’instant en instant. Sans reprendre en détail la fonction capitale de ce que Lacan nomme « métaphore paternelle » pour formaliser le complexe d’Œdipe, il faut quand même souligner que celle-ci - cette métaphore - a pour fonction principale de faire point d’arrêt, point de « capiton », au sens où elle arrête le glissement du signifié sous le signifiant et borde la jouissance. En stabilisant le rapport signifiant/signifié, cette métaphore paternelle permet au sujet de trouver une assise dans sa relation à la réalité, au monde, aux autres, au corps, au langage, etc. Lorsque cette métaphore échoue - cas de la psychose - le sujet est livré « au désir de l’Autre éprouvé comme volonté de jouissance sans limite » (Maleval, 2000). Lorsque la psychose se déclenche, les effets de cet échec peuvent toucher les trois registres du Symbolique (les signifiants, les mots, le discours), de l’Imaginaire (la relation aux autres, rivalité en miroir) et du Réel (axe pulsionnel, jouissance déchaînée, délocalisée, etc.). Sans cette « boussole » (R.S.I.) le sujet peut se retrouver dans certaines circonstances qui vont littéralement le « déboussoler ». Il sera alors sans direction personnelle, et sans stabilité. Une autre métaphore - de substitution - peut venir à la place de la métaphore paternelle forclose : c’est la « métaphore délirante » (Lacan, 1966, b) qui bien que souvent bruyante dans ses manifestations n’en est pas moins une « tentative de guérison » ayant pour effet essentiel - de par la production de sens, l’édification d’explications délirantes plus ou moins systématisées, plus ou moins cohérentes - de stabiliser le monde ébranlé, fragilisé du sujet : « c’est le défaut du Nom-du-Père (...) qui, par le trou qu’il ouvre dans le signifié amorce la cascade des remaniements du signifiant d’où procède le désastre croissant de l’imaginaire, jusqu’à ce que le niveau soit atteint où signifiant et signifié se stabilisent dans la métaphore délirante » (Lacan, 1966, b). La stabilisation peut en effet être obtenue via le délire, mais aussi grâce à d’autres solutions telles que les identifications imaginaires (voir le terme de « béquilles imaginaires » dans le séminaire III de Lacan), un mode de fonctionnement purement conformiste (fonctionnement « comme si »/« as if » d’H. Deutsch), un « étayage sur un partenaire, la construction d’une suppléance par l’intermédiaire d’objets, par un travail de la lettre, par la volonté de se faire un nom, par un réglage de la distance à l’Autre » (Maleval, 2000), etc. Le travail du délire tout comme les autres solutions visent à faire en sorte que la réalité soit plus supportable, qu’un remaniement du lien social puisse être opéré dans le sens de rapports plus pacifiés, le tout permettant au sujet de mieux supporter et de mieux « comprendre » le monde qui vient de changer radicalement. Chez Leontes les choses se présentent bien sous l’angle de cette séquence logique : déclenchement (déstabilisation) - interprétations délirantes (jalousie) - stabilisation (nouvel équilibre). Toutefois, on ne peut dire, dans son « cas », que le délire ait eu le temps de pacifier les choses, qu’il soit parvenu à stabiliser la situation. Sa « tentative de guérison » par le délire n’est pas aboutie. Mais les interprétations délirantes vont cesser brutalement. Les conditions de la stabilisation peuvent ainsi être interrogées. Qu’est-ce qui arrête le délire interprétatif de Leontes ? La stabilisation dans la paranoïa ou dans le délire de persécution a généralement pour fonction de mettre un point d’arrêt à la persécution, à la jouissance envahissante. Elle a donc une fonction de limitation, de contention, de régulation. Elle permet un certain soulagement au sujet, lequel n’a plus besoin de mettre en œuvre tout un arsenal interprétatif/défensif pour répondre à une énigme initiale. On sait qu’un certain nombre de sujets paranoïaques peuvent se présenter cliniquement comme ce que Leontes nous donne à voir, à savoir un déclenchement brutal suivi d’interprétations et de certitudes délirantes. Mais la surprise, ici, réside dans ce fait étonnant qu’au cours de l’Acte III son attitude, ses propos, changent du tout au tout. Leontes semble avoir trouvé l’apaisement (relatif). La stabilisation dans la psychose selon A. Ménard, c’est « la constatation clinique d’un retour à un équilibre relatif » (Ménard, 1994). Autrement dit la dimension pulsionnelle, la jouissance, rentre dans ses bords, parvient à être régulée, et le rapport au désir de l’Autre et au signifiant se sont pacifiés. Notons, par intérêt clinique - même si l’on s’écarte ici de la « situation » de Leontes - que souvent cet équilibre reste effectivement relatif, et même « provisoire » comme le suggère P.-G. Gueguen : « le terme de stabilisation indique un état provisoire, il suggère un équilibre mais aussi sa fragilité. Il convient dans de nombreux cas où le sujet retrouve un certain temps un usage commun du discours et semble être en état de rémission ». La psychose ne peut donc être dite « guérie », mais bien davantage « contenue, réduite » (Gueguen, 2002).
On ne peut pas dire que le personnage de Leontes ait à proprement parler construit de « métaphore délirante ». Son délire en effet n’est pas encore une métaphore de remplacement qui pourrait venir pacifier son état en remettant de l’ordre dans son monde devenu sinon chaotique du moins fortement ébranlé. Non, Leontes n’en est encore qu’au stade des « interprétations », et c’est ce qui fait qu’il en reste à une pure position persécutive : on chuchote, on murmure (I, 2), il est le cocu, « le pantin dont ils se jouent à leur guise » (II, 1), on se moque de lui (« Camillo, Polixène se rient de moi, se divertissent de ma douleur », II, 3). D’ailleurs, ici, nous pourrions évoquer la théorie de « partenaire-symptôme » en tant que le partenaire « c’est celui avec qui l’on joue sa partie » : le partenaire de l’obsessionnel, par exemple, serait « la pensée », et côté psychose cela amènerait à une nouvelle définition de la paranoïa - où l’on reconnaîtrait aisément Leontes - en ce que le partenaire du paranoïaque « c’est ce que disent les autres et qui le visent en mauvaise part » (Miller, 2002).
Pas de systématisation délirante donc, du côté de Leontes. Aussi ne peut-on pas considérer son brusque « retour à la raison » (« ce roi revenu à la raison », IV, 2) comme un effet de son délire. Jusqu’à la lecture du texte de l’Oracle (III, 2), il reste immuable, inflexible, campé sur ses positions, sur ses convictions. Malgré les mots de l’Oracle qui dit : « Her- mione est chaste, Polixène est irréprochable, Camillo un sujet loyal, Léontes un tyran jaloux; son innocent enfant fut conçu dans l’honneur, et le roi vivra sans héritier, si ce qui est perdu n’est pas retrouvé », malgré l’Oracle, donc, rien n’y fait, et Leontes réplique : « il n’y a rien de vrai dans cet oracle. Le procès continue. C’est une imposture ». Autrement dit - comme souvent dans la paranoïa - les mots ne le raisonnent pas, n’apportent pas d’apaisement. Ni ceux de son épouse Hermione, ni ceux des autres protagonistes, ni même l’Oracle ne parviennent, par leurs mots, à lui rendre raison. Ça n’opère pas. C’est un événement réel, extérieur, qui va mettre brusquement en suspens sa folie jalouse, qui va venir éteindre les flammes de son délire. Et pas n’importe quel événement, un événement de séparation réelle : le réel de la mort, à savoir l’annonce de la mort de son fils Ma- millius (événement qui décide du fait qu’il n’aura pas de descendants), et peu de temps après l’annonce de la mort de son épouse Hermione. Y. Thoret souligne bien en ce sens que « c’est l’annonce de la mort de son fils qui va provoquer son repentir (...). L’annonce de la mort de la reine va renforcer son désir d’expiation. Léontes manifestera publiquement sa culpabilité pendant seize ans » (Thoret, 1993).
Pour conclure sur ce point concernant un certain équilibre retrouvé, nous pourrions dire dans le fond que ce renversement, cette “transformation” assez spectaculaire de Leontes ne peut qu’interroger quant à la possibilité d’une action stabilisatrice via une séparation réelle et soudaine de l’objet « cause du délire »... L’on pourrait en déduire, au regard de l’ensemble des éléments avancés jusqu’ici, qu’à partir du moment où la « cause » du délire a disparu, lorsque l’objet de jouissance est écarté réellement, physiquement, alors il y a une possibilité pour que le sujet puisse se « désabonner de sa vocation à l’interprétation » (Zénoni, 2009).
Conclusion : culpabilité versus mélancolisation
Le terme de culpabilité - que nous reprenons donc ici à Y. Thoret - nous est apparu intéressant. Il serait toutefois trop long de traiter dans le détail de ce que pourrait être la « culpabilité » dans les diverses formes de psychoses. Mais peut-être pouvons-nous simplement mentionner avec M. Silvestre que « dans la paranoïa, l’acte et la punition qu’il entraîne ont un effet résolutif sur le délire (...) » (souvenons-nous du cas Aimée), et que « quels qu’en soient les déguisements, le sentiment de culpabilité a pour signification la sollicitation d’une réponse de l’Autre » (Silvestre, 1993). On sait aussi, par ailleurs, comme l’indique J.-C. Maleval, que l’on peut retrouver dans les diverses variétés de psychoses une « potentialité mélancolique » (Ma- leval, 2000). On pourrait ainsi lire la fin du Conte d’Hiver comme le passage brutal d’un délire interprétatif à une période d’accalmie, sans délire ni interprétations, mais avec une forme de culpabilité « mélancoliforme ». Cet état mélancolique, ou cette « mélancolisa- tion» de Leontes (voir par exemple : «j’ai mérité les mots les plus amers de toutes les bouches », III, 2) aura en quelque sorte pour conséquence d’ « étouffer » ou de mettre sous couvert sa folie. Notons que Leontes aura effectivement tout fait pour solliciter l’Autre, pour solliciter une réponse de l’Autre. C’est l’Oracle (figure de l’Autre) qui la lui apportera sous une forme interprétée par Leontes comme punitive. Leontes le croit immédiatement - sans en douter un instant - dès lors que son fils est annoncé mort : « Apollon est furieux, c’est le Ciel même qui frappe mon injustice » (III, 2), et, plus tard : « j’ai tant péché que le Ciel m’a puni, dans sa colère, en me privant de postérité » (V, 1). Leontes se sait puni par l’Autre, et la culpabilité le maintiendra en quelque sorte en vie - et sans délire - pendant toutes ces années, mais la fragilité demeure. Il suffit que Paulina par exemple évoque Mamillius, son fils mort, pour qu’il réplique : « Tu le sais bien qu’il meurt pour moi chaque fois qu’on en parle, et c’est sûr que (...) [je] vais être jeté par tes discours dans des pensées désastreuses pour la raison » (V, 1). De même lorsqu’il pense à Hermione : « je l’ai tuée ! J’ai fait cela » (V, 1), « tant que je pense à elle, dans ses vertus je ne peux m’empêcher de voir mes souillures et le tort que je me suis fait, si accablant qu’il a laissé mon trône sans héritier » (V, 1), et ce dernier point est sans doute un point nodal de la « problématique » du personnage. La mort de Ma- millius, puis d’Hermione, stoppent net sa paranoïa et il est convaincu du bienfondé de la « punition » de l’Autre. La note mélancolique qui se dégage de certains de ses propos (par exemple : « j’ai mérité les mots les plus amers de toutes les bouches », III, 3) tendrait à faire penser que cette punition lui était nécessaire, et qu’elle lui a permis de « tenir » pendant toutes ces années. On se souvient que pour Freud un certain nombre de cas de mélancolie sont déclenchés en « réaction à la perte d’un objet aimé », que « les circonstances déclenchantes [sont] dues à l’action d’événements de la vie », que ce qui vient au « premier plan » du tableau clinique est « l’aversion morale du malade à l’égard de son propre moi » (« mes souillures », « le tort que je me suis fait », etc.), que le processus de la mélancolie consiste en ce qu’il « existait d’abord un choix d’objet, une liaison de la libido à une personne déterminée [et que] sous l’influence d’un préjudice réel ou d’une déception de la part de la personne aimée, cette relation fut ébranlée » (Freud, 1968), etc. Mais, outre cette part de mélancolie, si l’on peut dire, assez repéra- ble dans la seconde partie du Conte d’Hiver, c’est peut-être le rapport de Leontes à la paternité que nous n’avons pas assez discuté. Cela pourrait faire l’objet d’un autre travail, ouvert d’ailleurs sur l’ensemble de l’œuvre théâtrale de Shakespeare tant cette question la traverse de bout en bout. Ici, donc, cette question prend tout son intérêt puisqu’à l’évidence le délire de Leontes se déclenche à un moment critique (il va être père) et s’arrête à l’instant même où la question de la filiation - donc de la paternité à assumer - ne se pose plus pour lui.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
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