Numéro
Perspectives Psy
Volume 59, Numéro 4, octobre-décembre 2020
Page(s) 327 - 330
Section Épidémie et psychiatrie
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/202059327
Publié en ligne 5 mars 2021

© GEPPSS 2020

BARS, HIER...

Les bars hier étaient emplis de joyeux drilles Les bars hier étaient des lieux de vrilles de bocks et de limonades (comme dit si bien Rimbaud...) [1]

Sociabilité en lambeaux Risques des escapades Les barrières sont venues multiples Interdire pour protéger nos vies, de l’invisible par le visible...

Flagrance dans les rues du Monde : le masque Cachant le visage, si important pour Levinas Paradoxe des masques et bergamasques (comme dit si bien Verlaine...) [2] tellement associés en cette période nouvelle... Qui finit par durer et nous tient en haleine

... Ô dur réel (in Barrières..., 2020)

Alors que les bars et tous les lieux dits de « convivialité » sont touchés par de multiples mesures visant à empêcher la diffusion du coronavirus, voici quelques barrières dont on nous rebat les oreilles. Cela va des gestes barrières, aux barrières frontalières... L’étrange et l’étranger ont de multiples liens dans cette situation. En médecine comme ailleurs, les barrières sont aussi des portes, des voies de possibles passages et de possibles transformations : ainsi en est-il de la barrière fœto-maternelle, la barrière méningoencéphalique, la peau, le dehors et le dedans et l’ennemi invisible qui s’infiltre, mais aussi la vie...

Pendant le confinement, le joggeur trace autour de son point d’ancrage un rayon d’un kilomètre afin d’avoir une idée de son circuit qui fera environ 8 km selon la formule du périmètre, et lui permettra de sortir une heure comme indiquée dans la loi lors du confinement. Les barrières les plus infranchissables sont celles que l’on s’impose que ce soit par jeu, par idéologie, par paresse, par conviction. Depuis les gestes barrières aux barrières antivirales il existe de tout temps des barrières aux frontières même dans l’Europe de Shengen. En voici une illustration.

Un dimanche à Orly

Nous sommes le dimanche 16 août 2020 à Orly à 22 h 30, gros retour des premières vacances depuis le confinement. Les passagers qui arrivent sont ballottés de l’avion dans les bus bondés. Quelques minutes auparavant, on leur demandait de bien noter leur numéro de place afin de pouvoir les retrouver si un passager s’avérait positif à la Covid. Puis tous ces voyageurs européens de l’espace Shengen font une queue en zig zag pendant une demiheure pour être contrôlés; tous les avions semblent arriver au même point de contrôle. Contrôle de quoi en réalité ? « ce sont les mesures Covid », dit-on, mais on montre son passeport, son identité, pas son état de santé : Shengen n’est pas en cette soirée d’été à Orly. Ensuite, c’est la foire d’empoigne pour retrouver le bagage mis en soute; un, puis deux avions venant de deux pays différents sont déchargés sur le même tapis roulant. Les passagers sont fatigués. Les passagers sont agressifs. Les passagers n’aiment pas l’immobilité de l’attente. Enfin c’est la liberté ! Enfin pas vraiment, encore un goulet d’étranglement avec un contrôle, mais lequel ? la douane habituellement mais dans les médias on parlait d’un contrôle thermique. Dans cette foule compacte, on doute de la possibilité d’extirper le moindre voyageur en souffrance : bousculade et énervement, encore... Ah ! enfin à l’air libre et là... attente de 2 h 30 d’un taxi pour Paris. Pour éviter les transports en commun avec la foule et les lourds bagages...et encore cette fameuse file d’attente en zig zag qui fait que tous se côtoient plus ou moins pendant de longues minutes.

Pendant ce temps là, à chaque recoin de l’aéroport on nous rappelle les gestes barrières, les bons gestes anti coronavirus, les bonnes distances, etc. « Bienvenue à Paris » répètent à l’envi les panneaux publicitaires !

La belle mise en scène de l’aéroport, porte et barrière de Paris, est complètement désorganisée devant l’afflux des voyageurs... Heureusement que les touristes sont rares, car je n’ose imaginer le récit qu’ils feront de retour dans leur pays sur leur arrivée en France. Des barrières partout, mais des barrières défoncées par une mauvaise gestion des voyageurs, des barrières inadaptées à la situation.

C’est un exemple de toute cette inquiétude vécue dans notre société quand le discours des politiques qui tentent de traduire les informations des spécialistes porteurs d’un discours scientifique est en contradiction avec ce qui se passe dans la réalité, notamment dans les hôpitaux.

Des barrières qui se lèvent et d’autres qui se ferment...

Pendant le temps du confinement, il y eut tant et tant à raconter :

Les attestations par exemple... autolimitations demandées... Belle idée de rendre les gens responsables de leur déplacement en leur imposant le remplissage opératoire d’une auto-autorisation. Ainsi pendant le confinement, dans les dispensaires, nous distribuions des feuilles d’attestation pour ceux qui n’avaient pas le matériel informatique pour les télécharger. Les adolescents ou les parents d’enfants autistes demandaient des certificats pour lever les interdictions de circuler, et bien peu ont été contrôlés si ce n’est un adolescent bravache, admirant la Marne du haut d’un pont à la sortie de son village qui fut verbalisé seul sur son vélo mais sans le fameux papier...

Pendant le temps du confinement, des barrières furent levées. Ainsi, contrairement à ce que je clamais haut et fort auparavant, j’ai fait des téléconsultations. Les limites éthiques que je me donnais étaient d’utiliser une plateforme médicale spécialement dédiée afin que le secret médical soit le plus préservé possible, de ne voir que des patients que je connaissais bien et que la téléconsultation se passe dans mon cabinet habituel. Les écrans de l’ordinateur ou du téléphone devenaient les nouveaux cadres imposés pour les thérapies. J’ai pu constater que les plus jeunes sortaient toujours du cadre de vision ou du cadre du temps de la séance tandis que curieusement les adolescents veillaient à rester de façon scrupuleuse dans le cadre de l’écran et du temps, prenant soin de leur apparence devant ce curieux miroir sans tain.

Puis, j’ai franchi une nouvelle barrière quand une jeune fille de 17 ans que je devais voir pour la première fois fin mars (en plein confinement) m’a appelée me suppliant de la voir même par téléconsultation car elle « craquait » et ne pouvait pas attendre. J’ai craqué aussi sur cette barrière en prenant le risque de la rencontrer par écran interposé lors d’une première consultation. J’ai eu la surprise de constater la possibilité de l’installation d’une relation transférentielle à raison de deux séances par semaine, et la capacité de cette jeune fille à très vite se mettre au travail, l’écran permettant la distanciation et le rapprochement psychique tel une sorte d’avatar du divan. Quand j’ai fini par la voir en présentiel mi-mai, il y a eu une continuité renouvelée qui s’est traduite au début, par une véritable difficulté de sa part de « ne pas partir en tout sens » comme si l’écran finalement lui permettait de s’encadrer. Elle a toujours tenu par la suite à venir en présentiel. Cela m’a finalement confortée d’avoir pris la bonne décision en lui proposant ce « pisaller » d’une première rencontre par écran interposé. Elle a réussi son bac, passé son permis et s’est inscrite en fac alors qu’elle avait passé les 18 derniers mois à se cloîtrer chez elle entre autres symptômes... C’est comme si les téléconsultations avaient été un sas précieux pour sa mise au travail psychique qui lui permet aujourd’hui de reprendre le cours de sa vie.

Les vacances, la rentrée et les masques... Disons-le tout net, on s’habitue à porter le masque toute la journée mais ce n’est pas facile dans la relation. Ne pas voir la moitié d’un visage est une sorte de handicap pour percevoir l’état émotionnel de son interlocuteur. Cela demande une véritable gymnastique et une attention de tous les instants. Par ailleurs, les mots arrivent plus ou moins clairement; faire répéter une phrase devient banalement pénible.

L’enfant vient de faire sa rentrée au CP. Il parle de sa maîtresse aux gros yeux qui font peur, même si elle est « gentille ». Lui ne voit que les yeux que les adultes ont tendance « à faire rouler » pour tenter de compenser la perte d’expression faciale. Les yeux se plissent exagérément ou s’étonnent trop facilement et le jeune enfant est angoissé de ne plus savoir décrypter le langage non verbal. Un autre me demande « Est-ce que tu souris ou pas sous ton masque ? »

Que cache le masque ? C’est une question de tout temps réactivée par nos mesures préventives.

Le masque cache le bâillement du thérapeute ou ses moues trop expressives qu’il a parfois du mal à contrôler, le masque est un atténuateur émotionnel... Cela m’a fait associer au livre d’Hélène Cixous intitulé « Voiles » [3] où elle raconte l’avant et l’après d’une intervention ophtalmique sur la myopie : On change de monde quand on change sa façon de le percevoir... Ne pas voir ce qui se passe sous le masque est une protection bien plus interrogeante qu’il n’y paraît. Car la relation à l’autre en est forcément perturbée. Comment se passe une consultation de pédopsychiatrie à l’ère de cette épidémie ? Masquée et désinfectée !

Au cabinet, la salle d’attente est devenue une pièce décorative sans plus aucune utilité pour les patients non accompagnés. Les thérapeutes comme les patients sont devenus d’une ponctualité extrême. Si un patient arrive en avance, il lui sera conseillé de revenir juste à l’heure de son rendez-vous. S’il arrive en retard, aucune minute supplémentaire ne lui sera accordée.

Le cadre, qui parfois pouvait s’assouplir en fonction de certaines situations, s’est rigidifié. Avant chaque nouveau patient, le psychiatre est rappelé à quelques fonctions ménagères avec désinfection de tous les objets utilisés par le patient.

Le rituel d’accueil est la mise du masque (désormais seuls les enfants très jeunes n’en portent plus) et l’offrande de quelques gouttes de gel hydroalcoolique dans le creux des mains de chacun des participants.

Les mots de bienvenue sont un peu moins perceptibles car le masque fait barrière aux sons. Cela oblige à mieux articuler et à parler plus fort. C’est une gymnastique qui finit par devenir quasi automatique. La grande difficulté des premiers rendez-vous est que vous ne voyez pas le visage du patient ou de ses parents; de même vos patients ne voient pas votre visage. C’est une réelle difficulté qui passe inaperçue dans un premier temps, mais quand vous revoyez le patient, vous vous rendez compte, que vous avez toutes les peines du monde à le reconnaître et lui aussi peut-être. Car comme l’écrit Emmanuel Lévinas (1982) : Visage et discours sont liés. Le visage parle. Il parle en ceci que c’est lui qui rend possible et commence tout discours [4].

Cela dit, après une longue période sans consultation physique, certains patients sont réellement reconnaissants de reprendre des séances en présentiel. Beaucoup d’enfants se sont montrés joyeux et certains voulaient absolument un contact physique, il a fallu donc se « couder »1. Les plus jeunes ne pouvaient pas faire moins qu’une accolade surtout pour le « au-revoir ». Les plus âgés semblaient reconnaissants qu’on soit bien là, pas morts, pas malades... D’autres, en revanche, ne peuvent pas encore revenir au cabinet. Il faut leur prolonger le sas des visioconsultations : elles sont désormais une récréation pour le psychiatre car on ôte enfin le masque, on respire, on peut ne pas exagérer son expression visuelle, arti- culatoire ou sonore... on est parfait dans le champ de la caméra et on a toute liberté en dehors !

L’homme et la notion de barrière sont un sujet infini. Il y a bien des façons de vivre l’entre deux du dedans et du dehors. Nos barrières sont de protection mais peuvent aboutir à l’isolation, telle une société qui deviendrait complètement obsessionnelle. À ce sujet, notons la difficulté de trouver la bonne distance auprès de nos aînés,, au point que certains EHPAD vivent en autarcie avec des patients indemnes du Covid, mais tristes à en mourir. Les barrières peuvent se baisser se lever se contourner...Espérons que nous puissions sortir plus forts de cette expérience inédite, ne faisons pas des barrières physiques des barrières psychiques et continuons à penser nos expériences afin d’en tirer un maximum d’enseignements de vie.

Liens d’intérêt

L’auteure déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Se dire bonjour en se touchant mutuellement le coude.

Références

  1. Rimbaud. Poème «Roman», dans le recueil Poésies complètes, Livre de poche, 1988. [Google Scholar]
  2. Verlaine. Poème « Clair de Lune », dans le recueil Fêtes galantes. Romances sans parole, Poésies/Gallimard, 1973. [Google Scholar]
  3. http://www.editions-galilee.fr/f/index.php?sp=liv&livre_id=2789 [Google Scholar]
  4. Levinas E. (1982). Éthique et infini Paris : Fayard. [Google Scholar]

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