Numéro
Perspectives Psy
Volume 58, Numéro 4, octobre-décembre 2019
Page(s) 279 - 286
Section Les attentats… et après ? (3e partie)
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/201958279
Publié en ligne 27 mars 2020

© GEPPSS 2019

Désolé de devoir commencer par des généralités. Il est habituel, quand on parle de « traumatisme psychique », de chercher d’abord à définir ce qui est traumatique. La priorité n’est pas celle-là, me semble-t-il. En effet, si l’on veut éviter des confusions avec le traumatisme neurocérébral, la priorité est avant tout celle de définir ce qu’on entend par « psychisme ». La définition du traumatisme « psychique » n’en sera que plus compréhensible. L’immense intérêt de la notion de traumatisme psychique est précisément de nous contraindre à ce travail de clarification. Elle nous oblige, nous psychiatres, à circonscrire notre objet et à le différencier autant que faire se peut du neurologique. Chacun s’accordera à le reconnaître aisément : s’il existe des traumatismes qui sont à la fois neurologiques par les lésions neurocérébrales provoquées initialement et psychiques par les séquelles qui en résultent, il y a aussi, c’est incontestable, des traumatismes purement psychiques, sans lésion neuro-cérébrale initiale (laissons pour l’instant entre parenthèses les désordres neuropsychologiques fonctionnels qui pourraient apparaître secondairement) et qui d’ailleurs ne provoquent pas toujours de désordres psychiques immédiats, c’est bien le problème. Je ne sais pas si l’ensemble des psychiatres pourront s’accorder sur la définition que je vais proposer mais c’est celle qui me paraît la plus adéquate à mon exercice et qui de mon point de vue me spécifie le mieux : le psychisme est cette instance non localisable dans le corps destinée à assurer au sujet l’illusion de sa continuité existentielle, ce sentiment très particulier qu’aujourd’hui il est comme hier et que demain il sera comme aujourd’hui. On le perçoit dans cette métaphore, le psychisme est consubstantiel à la notion de temps, de temporalité plutôt; aussi l’instrument par lequel il se révèle est le récit, en particulier la narrativité, l’histoire grâce à laquelle le sujet se raconte à lui-même et aux autres en y trouvant du sens ce que je nommerai plus précisément la « réflexivité narrative » qui ouvre le champ de l’intentionnalité. Le psychisme est l’organe du sens donné à la continuité existentielle et un des rôles du psychisme est de produire une narration... Bien sûr le psychisme ne siège ni dans les pieds ni dans le cœur, la rate ou le foie ! Mais si, assurément, il s’enracine dans le cerveau, en aucun cas il n’est réductible à ce seul organe et l’articulation entre le psychique et le cérébral ne va pas de soi ! Si le lecteur accepte la définition que je viens de donner, c’est en tout cas celle qui me servira dans le présent travail comme elle me sert dans ma clinique, alors il devient plus facile de définir ce que pourrait être un traumatisme psychique : tout événement qui menace chez le sujet ce sentiment de continuité existentielle et/ou qui entrave sa capacité de mise en récit, en histoire, sa capacité à se penser se racontant. Le traumatisme psychique ne se raconte pas, il s’éprouve. Il est en deçà du récit. On comprend dès lors l’acharnement de certaines stratégies de soin à « faire raconter » comme pour faire sortir le traumatisme psychique de son tombeau afin de le réintroduire dans l’ordre du récit, de la relation humaine. Mais on comprend aussi que les enfants, en particulier les petits-enfants, les infans, ceux qui ne parlent pas, puissent être des cibles privilégiées du traumatisme psychique ! L’enfant, d’autant plus qu’il est jeune, a pour particularité de ne pas être l’auteur de sa propre narrativité, laquelle lui est initialement donnée par ses proches. Il faudra attendre l’adolescence pour que l’individu s’approprie son histoire narrative, avec les aléas que l’on sait ! Aborder la question du traumatisme psychique chez l’enfant introduit donc une complexité supplémentaire, celle à la fois du développement (allant de l’absence de langage initial puis au langage factuel du jeune enfant pour n’accéder à la réflexivité et à l’appropriation de son histoire qu’avec la grande enfance et l’adolescence) et celle de la dépendance aux proches, les parents mais aussi le groupe familial voire social et culturel élargi. Pourtant malgré ces différences, la phénoménologie du traumatisme psychique est assez étonnamment semblable chez l’adulte et l’enfant !

Jouer, dessiner : la répétition chez l’enfant

En effet, l’enfant qui a subi un traumatisme psychique présente cette même compulsion à revivre la scène au travers de ses jeux ou dessins, à faire des cauchemars, à développer des conduites d’évitement, à avoir des comportements régressifs, etc. Il peut lui aussi tout comme l’adulte se montrer agressif ou irritable, développer des plaintes somatiques, présenter des manifestations anxieuses ou dépressives... Seul le bébé exprime certainement ce traumatisme psychique d’une façon spécifique : retrait, vigilance glacée, somnolence excessive, passivité/inertie massive... Pour rester chez l’enfant, la répétition constitue comme chez l’adulte un des traits les plus caractéristiques du traumatisme psychique. Bien qu’évitant les lieux du traumatisme, l’adulte revit souvent en rêve la scène, étrange compulsion de répétition qui contraignit S. Freud à élaborer une nouvelle théorie des pulsions. L’enfant, s’il fait volontiers des cauchemars qu’il a les plus grandes difficultés à raconter, répète lui aussi la scène traumatique au travers de ses jeux ou dessins en même temps qu’il développe lui aussi des conduites d’évitement. Répétition dans les deux cas, mais on n’a peut- être pas suffisamment mis en exergue la différence entre adulte et enfant sur ce point précis. En effet l’adulte répète la scène dans son sommeil lorsque le conscient (le moi) est endormi. L’enfant, lui, joue ou dessine en étant réveillé, l’activité consciente du moi y est en éveil. Suffit-il de déclarer que le jeu ou le dessin sont, chez l’enfant, l’analogue du rêve chez l’adulte ? Ce rapprochement habituel gomme quelque peu une différence qui nous semble essentielle et qui peut nous mettre sur le chemin d’un autre modèle de compréhension. Certes en jouant ou dessinant l’enfant agit un besoin pas nécessairement conscient... Mais on nous accordera aussi qu’en dessinant ou jouant des scènes d’allures traumatiques proches de celles qu’il a subies, le moi de l’enfant se met consciemment dans cette situation de répétition. Pourquoi ne dessine-t-il pas une simple maison ou ne joue-t-il pas à la dînette, ces expressions banales par lesquelles les enfants inhibés ou simplement prudents commencent quand ils ne connaissent pas encore très bien le consultant ? Peut- être parce que l’enfant est poussé par son besoin de partager ce qu’il a vécu, de le raconter certes à sa manière, lui qui ne possède pas encore parfaitement les mots pour le dire : l’enfant met en scène l’événement en présence de quelqu’un susceptible de le mettre en mots, en récit. Peut-être aussi parce que le jeu comme le dessin comporte incontestablement une part d’activité motrice, perceptive ou sensorielle qui rend le moi de l’enfant plus proche de ce qui a été vécu alors que le récit impose un minimum de distanciation. Par le jeu ou le dessin l’enfant exprime (au sens quasi étymologique du terme : faire pression pour faire sortir !) les traces perceptivo-sensorielles qui persistent en lui sans avoir à en passer par le langage puis la mise en récit qui impliquent le refoulement et l’oubli, au moins partiel, de ces mêmes traces. Aucun mot ne peut dire exactement la totalité de ce qui a été vécu et il faut se faire violence pour renoncer à cette totale coalescence afin d’accéder au récit : travail de renoncement, de refoulement et de condensation préalable à la narration. En jouant ou dessinant de façon répétitive ces traces traumatiques perceptivo-sensorielles, le fonctionnement psychique poursuit son but, celui d’une tentative de mise en récit transmissible afin de rendre compréhensible l’incompréhensible et de restaurer le vécu de continuité existentielle tout en faisant l’économie d’un travail de renoncement, économie rendue possible précisément par l’étayage per- ceptivo-sensoriel du jeu ou du dessin. À sa manière, le rêve est aussi une tentative de mettre en récit ce que le sujet vigile a refusé de se dire à lui-même, ce qu’il ne veut pas savoir, pour l’enfouir dans un coin de sa psyché. Une lacune dans le sens constitue un attracteur énigmatique pour la psyché : elle y revient sans cesse, d’une façon en apparence insensée ! La répétition est au cœur du processus traumatique et il n’y a pas de traumatisme sans répétition...

Petit glossaire du discours sur le traumatisme

Mais avant de proposer quelques hypothèses pour comprendre cette compulsion de répétition, une petite phénoménologie descriptive du traumatisme sous forme d’un quasi glossaire nous sera utile. En effet, sous l’extrême diversité des situations cliniques rapportées par tous les auteurs, sous la grande variété des événements incriminés comme cause du traumatisme, des termes, des mots, des expressions reviennent constamment quand il s’agit de formuler des hypothèses ou des explications. La répétition de ces termes à l’instar de la compulsion de répétition forme comme un bruit de fond toujours identique. On peut proposer une liste de ces expressions :

  • excès : c’est le terme qui revient le plus souvent. La question du traumatisme est habituellement corrélée à la notion d’excès : il y a trop de stimulations, trop de perceptions, trop d’émotions... Cet excès submerge les capacités adaptatives du sujet qui se trouve incapable de faire face. D’une manière générale, l’explication est économique : le psychisme est incapable de métaboliser cet excès, incapable de le mettre en sens...

  • rupture/discontinuité : corrélée à l’excès, intervient souvent l’idée d’une rupture dans la continuité des processus en particulier des processus de représentation. Il y a comme une suspension, une incapacité à maintenir active la fonction essentielle du psychisme celle de représentation. Il en résulte un sentiment de discontinuité dans le fonctionnement psychique, véritable effraction de la fonction contenante du psychisme.

  • effroi : la qualité émotionnelle associée aux deux termes précédents est celle d’une sidération et d’un effroi. C’est un peu comme s’il y avait un arrêt sur image avec, comme dans les projecteurs d’antan, le risque d’un embrasement de la pellicule ou pour être plus moderne, un bug dans le programme, l’image sur l’écran devenant fixe. Cette réaction d’effroi entraîne une quasi-paralysie comme d’ailleurs on peut le voir dans certaines espèces animales où précisément l’animal en proie à cet effroi se met à « faire le mort ». On peut se demander si, en cas de traumatisme affectif sévère, l’ultime issue du fonctionnement neuropsychologique ne serait pas précisément de « faire le mort ».

  • brutalité/surprise : le traumatisme survient souvent de façon brutale surprenant le sujet, le déstabilisant et créant précisément les conditions de cet effroi. Il s’agit bien évidemment d’une mauvaise surprise et non d’une bonne surprise. Le traumatisme représente toujours une irruption imprévue dans une séquence où le sujet n’avait pas anticipé ce surgissement.

  • passivité : le traumatisme place toujours celui qui en est victime en situation de passivité. Il subit. Cette dimension de passivité distingue d’ailleurs le traumatisme psycho-affectif de certaines situations à peu près équivalentes mais où le sujet s’y est montré actif, s’y est engagé volontairement. Les conséquences ultérieures du traumatisme seront d’autant plus grandes que le sujet a eu pendant toute la séquence traumatique le sentiment d’être mis dans une position de totale passivité.

  • violence : le mot violence est souvent utilisé lorsqu’on parle de traumatisme mais il faut faire attention car s’il y a de la violence dans tout traumatisme, inversement toute violence n’est pas traumatique. Les conditions traumatisantes de la violence sont à rechercher dans les termes précédents. C’est particulièrement vrai quand le sujet est obligé, contraint à cette violence par opposition à celui qui la recherche volontairement, de façon non contrainte.

  • énigme/séduction : la notion de traumatisme en particulier celle de traumatisme psychique est régulièrement associée à la question de l’énigme. Il y a toujours quelque chose que le sujet ne comprend pas, cette part incomprise suscitant précisément la passivité, le débordement émotionnel... L’énigme à la fois attire le sujet et en même temps « le prend dans sa nasse » créant les conditions d’un saisissement accompagné de passivité. L’énigme est habituellement couplée à la notion de séduction dans la mesure où, confronté à l’énigme, le sujet se penche pour tenter de la résoudre mais en se penchant il risque de choir dans un puits sans fond. Le propre de l’énigme est d’attirer l’autre vers elle, l’emmenant à l’écart : « se ducare ». Il est donc fréquent que le terme séduction soit associé au terme de traumatisme via la notion d’énigme.

  • lien/sens : l’énigme est bien évidemment ce qui fait opposition au sens, quelque chose d’insensé qui empêche de faire des liens. Si on considère que le travail du psychisme est précisément de faire des liens, on touche là du doigt comment le psychisme peut être entravé dans une de ses fonctions essentielles. Cette lacune de sens réalise à la fois un trou dans la continuité psychique et en même temps une sorte de force attractive à la manière des trous noirs en physique... Plus que l’ignorance en elle-même, c’est le fait que le sujet sache qu’il ignore : ce savoir d’une ignorance est probablement ce qui est le plus délétère pour le fonctionnement psychique.

  • crypte/incorporation : cette lacune à penser a été bien évidemment théorisée par de nombreux auteurs comme la menace de création d’une crypte, d’un trou enkysté dans le fonctionnement psychique. Cette crypte, ce trou, incorporé, quasi-vacuole somatique, attire l’énergie représentative du fonctionnement psychique.

La question de la trace

Chez l’enfant comme chez l’adulte la question du statut épistémologique de la trace traumatique semble être au centre des débats. Quelle est cette chose qui se répète ? Comment la nommer ou plutôt comment nommer l’irreprésentable, l’innommable ? Comment décrire cette trace qui semble persister tout en étant inaccessible au moins pour le sujet lui-même ? Car une complication supplémentaire surgit quant au destin de cette trace : est-elle là pour être enfouie, propriété singulière et idiosyncrasique de ce sujet, ou au contraire est-elle là pour être transmise, propriété collective d’un groupe familial, social ou culturel qui d’une génération à l’autre transmet « le traumatisme » parfois même en le répétant ? Cette apparente contradiction concerne tout particulièrement le jeune enfant voire le bébé et une revue de la question est parue dans un récent numéro de Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence intitulé : « La vie est-elle un traumatisme ? » Par exemple, David Cohen [1] propose « d’étudier les traces laissées au plan épigénétique... dans les systèmes biologiques fonctionnels ou anatomiques au cours du développement » (p. 316) en s’appuyant sur les modèles expérimentaux commençant à apparaître et qui montre que la qualité des soins maternels impacte la programmation de la réponse au stress des futurs adultes. MarieMichelle Bourrat [2] évoque de son côté une « trace non symbolisable » (p. 326), « trace mnésique sensorielle auditive » (p. 327) chez un bébé de huit mois ayant subi un grave traumatisme (l’assassinat de sa mère par son père alors qu’il était sur les genoux de celle-ci). Bernard Golse [3] pour sa part décrit le premier temps du traumatisme chez l’enfant comme « inscription de traces mnésiques sen- sitivo-sensorielles » (p. 340) extrêmement précoces qui, en fonction de la qualité des interactions précoces mère-enfant puis d’événements contingents ultérieurs pourront ou non se révéler... Dans un autre ouvrage plus ancien, Claude Barrois [4] avait déjà parlé, à propos du traumatisme de « l’enregistrement profond d’une trace mnésique, une véritable inscription en creux » (p. 743). Si cette « trace » semble peu accessible au sujet lui- même, ce que reprend aussi Marie-Rose Moro [5] en parlant de traumatisme subi par des bébés, en revanche concernant le groupe familial ou ethnique « le trauma est fait pour être transmis » (p. 334) car « les traces sont tellement fortes qu’elles s’inscrivent dans le présent et le futur de cet être sensible... » (p. 332). Inutile de continuer à accumuler des citations, on est bien là devant un paradoxe : une trace de nature mystérieuse, énigmatique que le sujet ne peut se représenter à lui-même mais que de l’extérieur l’autre peut percevoir, qui perdure dans le temps et qui peut même se transmettre au fil des générations.

Cette contradiction entre ce qui ne peut être mis en mémoire par la victime elle-même alors que le souvenir traumatique de l’événement semble pouvoir se transmettre d’une génération à l’autre est assurément source de confusion. Cette confusion est probablement entretenue par la sémantique : en effet donner à cette trace le qualificatif de « mnésique » oriente inéluctablement la pensée du côté de la mémoire et de son travail. Il y a effectivement un « travail de la mémoire » qui, sans cesse, reconstruit le passé, le réélabore, le réinterprète, le remodèle à partir de l’épaisseur du temps. Or précisément les processus de mémorisation semblent incapables d’amorcer ce travail sur la trace traumatique qui persiste parfois de façon intemporelle et inchangée. Le temps ne semble pas pouvoir y effectuer son œuvre qui est celle d’un effacement progressif. Mais pas toujours ! Car il est des situations cliniques où ce travail d’après coup s’effectue incontestablement suivant en cela le premier modèle de la séduction traumatique de S. Freud. Mais Freud participa à cette confusion puisqu’il modifia ultérieurement son point de vue quand il aborda la question des névroses de guerre ou des névroses traumatiques. En effet, dans ses premiers écrits [6], un événement de nature sexuel au temps de l’enfance (une séduction d’origine externe) sera l’objet d’un oubli auquel un second événement non nécessairement sexuel (mais qui prend le sens d’une séduction d’origine interne) viendra, après coup, donner un sens traumatique que le refoulement relie et rattache à l’épisode initial devenant ainsi, après coup, traumatique. La dimension énigmatique du premier événement joue un rôle essentiel dans ce modèle en deux temps, le second temps donnant rétroactivement une clé de compréhension possible qu’il importe de refouler... L’énigme apparaît comme une figure régulière du traumatisme, trace d’incompréhension qui fait césure dans ce que le sujet accepte de se raconter sur lui-même. Tout autre est la seconde approche de S. Freud quand il décrit la « compulsion de répétition » [7]. Si la dimension d’excès est toujours présente, les conséquences de cet excès ne sont plus les mêmes. Dans le premier modèle, le « trop » d’excitation conduit au refoulement alors que, dans le second modèle, ce même « trop » déborde les capacités du « pare excitation » et entrave les possibilités de mise en représentation : négatif et désorganisateur ce traumatisme de second type crée une enclave « non représentable » dans le psychisme... À ce modèle compréhensif et psychopathologique freudien, viendra en complément sinon en opposition s’adjoindre le modèle expérimental et neurophysiologique du stress de Hans Selye [8], l’événement traumatique ayant pour caractéristiques de déborder les capacités adaptatives du sujet, hypothèse que reprennent les publications neurocognitives récentes.

Une trace « anti-mnésique » ?

Au vu de ces écrits et surtout de l’expérience clinique, peut-être serait-il souhaitable de mieux distinguer ces deux types de traumatismes certes caractérisés l’un comme l’autre par une répétition qui reste énigmatique aux yeux du sujet mais dans lesquels la « trace traumatique » pourrait faire l’objet d’un travail psychique très différent, voire opposé, selon que la mémoire peut ou non s’y exercer.

Notons d’ailleurs au passage qu’il n’y a pas de métapsychologie psychanalytique de la mémoire : aussi curieux que cela puisse paraître, S. Freud n’a jamais élaboré de théorie unifiée de la mémoire ! La compréhension psychique des traces traumatiques buttent peut-être sur cette absence.

Le traumatisme de premier type a été lumineusement décrit par S. Freud dans le modèle de la séduction traumatique. Nous n’y reviendrons pas si ce n’est pour rappeler l’incapacité de la victime, du fait du refoulement, à donner un sens, une signification aux séquences représentatives auxquelles elle a été confrontée. La trace mnésique a été refoulée, il y a une lacune, une énigme dans l’histoire narrative que le sujet se construit et qu’il livre aux autres : le sens y a été dérobé, volé comme la fameuse lettre, remplacé par le symptôme. Les exemples abondent, dont le plus typique est certainement le douloureux poids énigmatique et transgénérationnel d’un suicide dans une famille. On perçoit aisément que cette trace mnésique peut être transmise par les récits familiaux, par les groupes sociaux, voire par les groupes culturels mais en creux comme une lacune dans la continuité historique, lacune qui est à la fois exhibée d’une génération à l’autre et en même temps non explicitée.

Le statut de la « trace » est beaucoup plus complexe dans le second type de traumatisme. Les capacités neurocognitives de mise en représentation y seraient affectées. Sidéré par l’excès de stimulations, proprement irreprésentable, à la manière d’une sorte d’orage interne, le fonctionnement neurocognitif serait en panne de représentation. Toutefois, il resterait certainement une trace de cet ébranlement massif, sorte d’angoisse primaire non représentable comme peuvent parfois l’énoncer des patients présentant des crises d’épilepsie généralisées brutales. Comment alors nommer cette trace si l’on ne veut pas s’enliser dans un espace de confusion avec le modèle précédent centré sur le travail de mémoire ? On l’a déjà dit, cette trace est non pas irreprésentable puisque, précisément, le sujet ne cesse d’être assailli par ses résurgences perceptives et sensorielles, mais intangible, non transformable, non modifiable par un travail mnési- que de reprise et d’élaboration. J’ai proposé de l’appeler « trace anti-mnésique » sur le modèle de l’anti-matière, une matière qui n’existe plus mais dont la présence est indispensable à l’existence de la matière [9]. Cette « trace anti-mnésique » ne peut pas être oubliée, elle n’a pas de devenir. C’est en cela d’ailleurs qu’elle est « anti-mnésique » car le travail habituel de la mémoire ne peut s’y effectuer, celui d’un estompage, d’un gommage de ce qui a fait saillie au profit d’une mise en récit, d’une histoire que le sujet peut se raconter à lui-même comme aux autres. Aucune mise en récit possible dans la « trace anti- mnésique » laquelle conserve intacte au cours du temps la saillance des perceptions sensorielles initiales en quoi d’ailleurs elle risque de se transformer en destin ! Car la victime ne peut que décrire répétitivement et inlassablement la scène, description qui fait une irruption fracassante dans le cours de sa propre narrativité. Un lacanien dirait qu’il s’agit là d’un pur « réel ». Pour rester dans la même veine, concernant les propos que la victime tient sur les événements traumatiques, c’est un peu comme si le sujet n’habitait pas les phrases qu’il prononce mais plutôt comme s’il était habité, envahi par ces phrases dont les séquences perceptivo-sensorielles s’enchaînent mécaniquement les unes aux autres sans qu’il ait son mot à dire : il semble absent de ce discours, effacé par la violence des perceptions. Ce sujet est alors à la merci d’une brusque résurgence de cette trace quand, dans la réalité, une identité perceptive fragmentaire se produit : un bruit, un éclat lumineux, une odeur, un contact... analogue à ce qui a affecté le sujet lors de l’événement traumatique. Cependant cette analogie perceptive ne semble pas toujours suffire à déclencher le processus répétitif. Il y faut un ingrédient supplémentaire, celui d’une réaction d’alerte, un état d’éveil anxieux provoqué par la surprise. En effet les sujets disent toujours avoir été très surpris par cette soudaine analogie perceptive. C’est probablement la conjonction de la réaction d’alerte et d’éveil anxieux liés à la surprise avec l’analogie sensorielle subitement perçue qui déclenche l’activation de la trace anti-mnésique puis l’orage perceptif quasi hallucinatoire qui s’en suit. Cela semble d’autant plus se produire que les sujets sont constamment sur leur garde dans la crainte de cette répétition, cette vigilance ayant pour but de tenter de maîtriser les stimulations perceptives qui les assaillent. Mais, hélas, il leur arrive de « baisser la garde » (fatigue, lassitude, sentiment d’être à l’abri, etc.) et c’est dans ce moment de vulnérabilité que la répétition hallucinatoire traumatique tant redoutée peut surgir à nouveau.

Peut-on avancer quelques hypothèses pour rendre compte de l’incapacité à transformer en narrativité l’événement traumatique ? La réflexivité narrative repose précisément sur une succession, une association ou un enchaînement de pensées qui impliquent à la fois un lien mais aussi un renoncement, un décalage, un désinvestissement de la séquence percep- tivo-sensorielle initiale : penser, raconter, c’est inhiber ne serait-ce que par la nécessité quand on commence une phrase de renoncer à toutes les autres par lesquelles on aurait pu commencer ! Quant à la mémoire, elle est fondée sur l’oubli (partiel), la transformation et la condensation. Pour mémoriser un événement, le mettre en récit, pour l’inscrire dans la continuité existentielle, ce travail de renoncement puis d’oubli, de transformation et de condensation est indispensable. L’inhibition est à la pensée ce que le refoulement est au symptôme névrotique : l’ingrédient constitutif ! Tout comme l’oubli pour la mémoire ! L’émergence du sens, ce sixième sens d’Aristote, le bon sens, ne peut advenir que par l’activation des voies neurosynaptiques inhibitrices. Si l’on accepte ce point de vue, il est alors possible d’émettre l’hypothèse suivante : lors du traumatisme initial, les processus habituels d’inhibition perceptive ouvrant la voie à la mise en représentation (cognitive) de mots, préalable à l’appropriation narrative, ont été sidérés du fait de la saturation émotionnelle et perceptivo-sensorielle dans laquelle le sujet s’est trouvé pris. Une telle hypothèse est en accord avec les modèles neurocognitifs actuels, en particulier sur le rôle de l’amygdale et de l’hippocampe [10, 11] : l’amygdale, impliquée dans la mémoire émotionnelle, serait en hyperactivité lors du traumatisme et l’hippocampe, impliqué dans la mémoire contextuelle, serait également dysfonctionnel réalisant une sorte d’arrêt sur image [12]. Ces modèles neurocognitifs sont pleinement compatibles avec les hypothèses psychopathologiques qu’on vient d’avancer.

Ainsi, le concept de « trauma » traduirait tantôt un « trou de représentation », véritable trace anti-mnésique, sorte de lacune dans l’appareil à représenter, affectant ce que certains auteurs ont nommé la capacité de représen- tance, un peu comme si on supprimait une lettre dans l’alphabet à la manière du roman de G. Perec « La disparition », écrit sans jamais utiliser la lettre « e » ! Bien qu’une narration soit possible (le roman) assurément la structure de cette narration (le style) laisse entrapercevoir ce défaut structurel ! Dans d’autres cas, le concept de traumatisme traduirait un « trou dans le récit », un non-dit, une énigme qui prend la forme d’une lacune dans l’histoire narrative que chaque sujet ou groupe social construit de lui-même et du monde qui l’entoure afin de donner sens à la « qualité de sa vie ». Une oreille exercée peut « entendre » cette lacune dans le récit alors même que le sujet n’en a pas conscience...

Des approches thérapeutiques différentes

Cette différenciation pour intéressante qu’elle puisse être n’aurait aucun intérêt en soi si elle ne débouchait pas sur des indications et des stratégies de soins fondamentalement différentes. D’un côté, en effet, quand le traumatisme psychique a entraîné une lacune énigmatique dans la chaîne représentative signifiante, celle-ci peut être en partie levée par un travail d’accompagnement de type psychothérapeutique assez classique. D’un autre côté, en revanche l’approche thérapeutique devra être fondamentalement différente lorsque le traumatisme a provoqué cette sidération du fonctionnement neurocognitif et des processus d’inhibition empêchant toute transformation de la trace initiale qui prend alors une dimension « anti-mnésique ».

C’est le mérite de certaines observations (voir à titre d’exemple celle que rapporte Marie- Michèle Bourrat, op. cit.) de montrer comment un thérapeute, au plus près des stimulations perceptives qui surgissent au cours de certaines séances, attentif au débordement émotionnel du sujet peut l’accompagner de façon précautionneuse, en soutenant d’abord sa continuité existentielle et en étayant sa capacité à penser avant même de donner le moindre sens ou de proposer la moindre interprétation. L’interprétation n’a de sens que si l’individu a pu accéder à une capacité de représentation, au travers d’une construction narrative entravée par la présence d’une énigme : le travail psychothérapeutique peut alors porter sur l’émergence d’un sens partagé entre le patient et le thérapeute. Mais nous, pédopsychiatres, sommes bien évidemment confrontés chez les très jeunes enfants ou dans des circonstances particulières à ces traumatismes ultra-précoces dont on sait qu’ils laissent des traces incapables d’être pensées voire même d’être évoquées en l’absence d’un contexte facilitant où précisément une stimu

lation perceptivo-sensorielle particulière surgit comme pour réveiller un psychisme qui jusque-là « faisait le mort », suspendu autour de cette ancienne sidération perceptive anti-mnésique.

En conclusion : la compulsion de répétition, quelle pulsion ?

Si on admet que la fonction principale du psychisme est d’assurer pour le sujet un sentiment de continuité d’existence, même si ce sentiment relève de l’illusion, alors il est aisé de comprendre que le traumatisme, en provoquant une rupture dans cette illusion de continuité existentielle, représente une menace vitale. Le psychisme se doit de rétablir ce sentiment de continuité. Il lui faut alors revenir sans cesse sur cette faille pour en faire quelque chose de compréhensible, de racontable et pour tenter de la réintroduire dans un récit, une narrativité qui donne au sujet son sens (fût-ce dans le contre-pied : la vie n’a pas de sens !). C’est la raison pour laquelle le « savoir de l’ignorance », c’est-à-dire ce que le sujet sait qu’il ignore, attire puissamment le psychisme qui tente de trouver le chaînon manquant : l’énigme a, pour le psychisme, une puissance de séduction jamais démentie. Il ne faut pas s’étonner alors de constater que le psychisme fera tout, consciemment ou plus souvent inconsciemment, pour tourner autour de cette énigme, pour y revenir, pour se retrouver dans les conditions de son apparition. Je ne pense pas que cette compulsion soit mortifère : elle témoigne au contraire du désir de vie du psychisme, le besoin/désir d’accorder à ce sujet la nécessaire illusion de sa continuité existentielle. À un degré de plus, quand une césure existe dans les conditions nécessaires à l’émergence narrative elle-même, cette césure fonctionne comme un attracteur situé sur le lieu d’une fractale, pour employer une analogie avec la théorie du chaos : la trace anti-mnésique occupe précisément cette place paradoxale. Le fonctionnement neurocognitif réactive sans cesse cette trace dès la moindre analogie perceptive pour que la psyché puisse enfin repriser la déchirure, faire ce travail de reprise (dans toutes les acceptions de ce terme) ! Mais cette réactivation émotionnelle et perceptive, peut-être en bloquant à nouveau les processus d’inhibition (amygdalien ou hip- pocampique ?), réactualise en même temps les conditions qui sont à l’origine de l’entrave au travail psychique de mise en représentation. Ainsi se forme un véritable cercle vicieux dont la victime du traumatisme ne peut se dégager. Mais là aussi cette compulsion de répétition est portée avant tout par ce besoin de continuité existentielle. Elle participe du désir de vie...

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

  1. Cohen D. (2012) Traumatismes et traces : données expérimentales, Neuropsy Enf Ado 60, 315–323. [Google Scholar]
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