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Perspectives Psy
Volume 58, Numéro 1, janvier-mars 2019
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Page(s) | 21 - 27 | |
Section | À fleur de peau, sexualité et adolescence (I) | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2019581021 | |
Publié en ligne | 22 juillet 2019 |
Fonctionnement limite et sexualité à l’adolescence : le complexe traumatique
Deuxième partie : l’intérêt thérapeutique de la médiation corporelle type massage
Borderline functioning and sexuality in the adolescence: the traumatic complex
Second part : the therapeutic interest of the bodily mediation as massage
Psychiatre, responsable de l’Unité deJour pour Adolescents de l’Institut Mutualiste Montsouris. Psychanalyste, 23, rue Montorgueil, 75001 Paris, France
La formalisation du complexe traumatique rend compte, pour le soin à l’adolescence, de la nécessité d’un cadre institutionnel qui puisse recevoir la famille et prescrire des activités thérapeutiques. Parmi celles-ci, la médiation corporelle du type massage est la plus indiquée. En effet, le complexe traumatique indique que, dans la sémiologie limite, le psychotraumatisme toujours « déjà là » correspond à un défaut dans l’ordre des premiers contenants de pensée entre représentation et excitation. La thérapie corporelle contient au plus juste niveau ce manque et ce débordement d’excitation. Par là, elle modère le traumatisme de l’adolescence, surtout elle soutient une maturation psycho-sexuelle plus harmonieuse c’est-à-dire plus intégrable par le patient.
Abstract
The formalization of the traumatic complex reports, for the therapeutic in the adolescence, the necessity of an institutional care wich can receive the family and prescribe activities. Among these, the bodily mediation as massage is the most indicated. Indeed, the traumatic complex indicates that, in the borderine semiology, the psychotraumatisme always “already ther” corresponds to a defect of the first packagings of thought between representation and excitement. The bodily therapy contains exactly level this lack and this overflow of excitement. There, it moderates the trauma of the adolescence, especially it supports a more harmonious psychosexual maturation that is more integratable by the patient.
Mots clés : psychologie de l’adolescence / développement psychosexuel / traumatisme psychologique / personnalité limite / représentation corporelle / massage
Key words: adolescent psychology / psychosexual developments / psychological trauma / borderline personnality disorders / body representation / massage therapies
© GEPPSS 2019
La définition du fonctionnement limite comme complexe traumatique permet de mieux préciser le niveau traumatique du débordement des contenants de pensée du patient, en particulier lors de la puberté. Elle permet d’ajuster le soin des adolescents en étant vigilant sur les manifestations extériorisées qui témoignent d’aménagements anti-traumatiques pouvant, paradoxalement, majorer les psychotraumatismes, en restant attentif aussi sur les risques de confusion que cette sémiologie implique. Sur ces risques, c’est la médiation corporelle, dans un cadre institutionnel, qui apparaît la plus indiquée et pertinente.
L’importance du cadre institutionnel pour le patient et sa famille
Le soin doit accueillir l’adolescent en sachant à la fois contenir son instabilité thymique et diffracter, tamiser, son avidité relationnelle fréquemment retournée en son contraire. C’est le cadre institutionnel qui permet ceci, celui d’un hôpital de jour ou d’un CATTP, avec la prescription d’activités venant médiatiser la relation au soin, aux soignants et aux autres soignés. Ces activités ont un effet de relance sur le plaisir de faire, de créer, de fonctionner, sur l’auto-érotisme donc, c’est-à-dire le tendre, et sur l’édification de l’aire transitionnelle : elles participent d’une « remise en culture » du transitionnel démis par le complexe traumatique.
Le soin doit également accueillir la famille : un vrai travail familial s’inscrit ici de pouvoir être appuyé directement sur les interrogations suscitées par et à l’intérieur du cadre institutionnel (par exemple : quels sont les risques pour les ados qui fréquentent le même hôpital de jour à se retrouver au dehors ? comment les parents peuvent être vigilants sur cela ? qu’est-ce que la vigilance, comment s’est elle construite pour chacun ? avec épuisement possible ?). Ces familles manifestent une sémiologie traumatique, dont la capacité troublante de la répétition : elles peuvent répéter, parfois au mot près, une même histoire à des interlocuteurs différents du soin, ceci avec une inaccessibilité au changement. Pour les rencontrer autrement, ouvrir un peu les clivages, avec tact, il est nécessaire au soin d’aller dans le sens d’une dédifférenciation : ne pas leur prescrire une thérapie familiale qui serait séparée de l’espace institutionnel de l’enfant mais des entretiens psychodramatisés à l’intérieur.
Si la médiation corporelle est la première des activités à laquelle nous pensons pour accorder le soin au juste niveau de l’excitation du patient limite et de ses difficultés représentatives, celle-ci ne peut être prescrite qu’après un certain délai, pas forcément long, de réassurance de l’adolescent quant à la fiabilité des adultes qu’il vient rencontrer dans l’institution. L’ensemble du cadre et des activités a aussi cette fonction qui renvoie à la notion de base de sécurité possible, également à la démonstration concrète d’une possible différenciation sécure entre tendre et excitation.
Excitation et sexualité dans le fonctionnement institutionnel
D’une manière générale, ce qui est remarquable c’est, contrairement à ce qui pourrait s’attendre, le caractère très rare lors de la médiation corporelle de l’évocation manifestement sexualisée par le patient, alors qu’elle semble si présente dans le reste de l’institution.
Il est indéniable que le corps de l’adolescent est un corps sexué, enfin plus précisément génitalisé ou en voie (menaçante) de l’être et il apparaît facilement que cette sexualité occupe l’espace, les préoccupations, les fantaisies… C’est évidemment là que la psychanalyse apporte sa définition et qu’elle continue d’apparaître non pas abusive mais irremplaçable pour soutenir, sans confusion, sans erreur d’interprétation, la rencontre et le lien soignant-soigné. La sexualité n’est pas seulement le génital : le sexuel n’existe pas, d’un coup, parce que des caractères précisément dits « secondaires » sont apparus; le sexuel est de base polymorphe, nourrie d’agonique, le besoin de l’autre au stade de dépendance absolue, avec diverses voies, plus ou moins labiles, progrédientes ou régrédientes, différentes qualités au sens de différents chemins, pour une quantité c’est-à-dire une énergie, l’excitation qui pousse et qui se résume sous le concept de Libido.
Cette question de la sexualité, de ses formes et niveaux d’appréhension, est omniprésente dans l’institution. « Ça » se montre beaucoup : short ultra-court, nuisette en lieu et place du pull que la rigueur hivernale réclamerait, presse people au salon (laquelle, telle la tragédie grecque, ne cesse de conjuguer Éros et Thanatos), réseaux sociaux avec des profils qui semblent donner toute l’épaisseur du sujet. « L’extimité » dont parle Serge Tisseron1, différents signaux qui nous laissent volontiers perplexes (projection de leur propre perplexité sur la chose), qui pourraient signifier une autre organisation de l’intimité. Manifestement, un espace assez peu contenu, au bénéfice d’une extensivité qui sollicite au moins le regard, voire l’excitation distribuée sur le groupe, qui fait réagir, qui fait parler… souvent le soignant à partir duquel Ça se parle. Ce quelque chose qui, pour nous, devrait être dedans et se trouve extérieur rappelle combien « le rubis a horreur du rouge »2, combien ce qui se donne à voir paraît précisément mis au dehors de n’être pas assimilable encore. La clinique n’est pas étroitement celle de l’hystérie, mais celle d’un matériel insuffisamment compréhensible (prendre avec, à l’intérieur) et d’autant plus excité, projeté à la recherche de son contenant avec tous les risques de mauvaises rencontres que l’on a qualifiés pour le sujet du complexe traumatique.
Partant de ce qu’on observe, on ne cesse surtout de confirmer que chez nos patients l’intelligibilité du sexuel est très éloignée de nos représentations génitalisées : ainsi, s’ils se touchent souvent, entre eux, c’est moins pour se faire des « mamours » que dans une quête adhésive de réassurance, une recherche confuse de peau sociale qui détoxiquerait leur angoisse (il faut les voir affalés, les uns sur les autres, dans la salle commune). Leur corps paraît à la recherche de satisfactions extrêmement primaires, archaïques même – c’est bien davantage la fixation que la régression qui se trouve activée pour le complexe traumatique, l’impératif, ancien, étant : que rien ne bouge, ou le moins possible.
Toutefois, et quand bien même il s’agit plus d’agonique que d’érotique, nous rangeons cela dans le sexuel : encore, ou déjà. Car la tranquillité engagée par un travail directement corporel n’implique pas une absence de sexuel, sinon il passerait à côté de son objectif élaboratif; elle ne relève pas totalement, non plus, d’un mécanisme défensif, double, alliant refoulement du soignant et clivage chez le soigné. Cette tranquillité ne témoigne surtout pas d’une carence représentative complète, un vide absolu chez l’adolescent (encore moins chez le soignant), même si l’indication du travail corporel se base d’un certain défaut de représentation organisatrice et contenante. Le sexuel est quand même là, à son niveau – nous insistons – et, dans la continuité du massage, quelque chose va se passer, ou passer, qui permettra à ce sexuel de prendre sens en étant tamisé, contenu, pare-excité. Prendre sens en pensant à « bon sens », celui d’un mouvement progrédient appuyé sur l’enregistrement sensoriel du patient : de l’archaïque vers le génital en ligne de mire, surtout de l’inorganisation confuse vers une organisation libidinale différenciée à travers une définition devenue autrement sensée pour l’intimité.
Massage : le soignant accordé au juste niveau de la maturation psychosexuelle du patient limite pour re-senser la contenance, le tendre et l’intimité
Le massage, comme l’enveloppement thérapeutique humide3, constitue une modalité singulière de médiation puisque le média est directement le corps, le corps propre comme retrouvé/recréé. Cette singularité suscite différentes craintes, différents espoirs aussi d’envisager un soin au plus près de ce qui semble le plus souvent si manifestement poser souci à l’adolescent.
Sur la question des « risques », nous pouvons rapidement, et toujours en la référant à l’expérience, relativiser une inquiétude souvent exprimée, celle de réactiver une agression, notamment sexuelle, voire d’en « déclencher » la révélation que celle-ci soit vraie ou bien qu’elle soit liée à un vécu d’effraction suscité par le soignant. Si nous avons décrit la précarité de constitution de l’angoisse signal d’alerte chez le sujet du complexe traumatique, sa vulnérabilité psycho-somatique avec intolérance à l’étrangeté et ses attaques diverses du corps et de la pensée relevant d’une recherche paradoxale de contenance, là, plus qu’une contre-indication, la médiation corporelle, généralement le massage, constitue justement un traitement de choix qui va pouvoir organiser autrement la tranquillité du patient avec lui-même. L’anamnèse cependant redondante est l’antécédent d’abus, ou plus régulièrement d’effractions, comme conséquemment l’image corporelle qui apparaît beaucoup plus dégradée que non organisée même si, dans les sémiologies du complexe traumatique, les deux fonctionnent ensemble. Il faut donc travailler avec/sur cette donnée qui semble effectivement rendre le massage particulièrement périlleux, en risque d’une réactivation traumatique que craignent régulièrement les soignants les moins expérimentés. De fait, pourtant, une telle révélation traumatique dans le processus de ce soin apparaît extrêmement rare : interrogeant nos soignants, on se demande même si elle a déjà eu lieu. Néanmoins, il est certain que le masseur travaille avec, au bout de ses doigts, la sensation-représentation du traumatique, en général il va d’ailleurs s’en affirmer la perception au fur et à mesure, découvrant progressivement l’intensité des angoisses et des contraintes défensives du patient. Il faut que le soignant reste tranquille, assuré d’une sécurité que le soigné ressentira et qui doit se trouver appuyée sur le reste de l’institution : nous insistons ici sur le tissage au collectif du vécu lié à la médiation corporelle, par l’intermédiaire de la supervision, également par différentes occasions d’échanges avec l’ensemble de l’équipe. Cependant c’est bien sur le point de l’inquiétude de la réactivation traumatique par confusion du sensuel et du tendre, que nous pouvons mieux définir ce travail corporel puisqu’il constitue un travail de relation visant à installer du tendre, réinstaurer ce tendre sur la limite immédiatement sous-jacente à la réactivation traumatique. C’est un travail progrédient de « bon sens » en action donnant ou redonnant de l’intelligibilité au corps, qui réépaissit par là cette prédominance du tendre où le sensuel plus brut est explosif. Par ce chemin du corps à l’ouvrage, du percept à la mise en forme du ressenti, voire à sa mise en histoire aidée de l’échange tranquille avec le soignant, un cadre interne, l’intimité, se redéfinit en premier objet. Nous avons précédemment repris les caractéristiques du courant tendre en décrivant une structure encadrante qui, d’assurer la limite (autant que la jubilation : les jeux corps à corps des premières interactions), de rejoindre à la fois la définition du pare-excitant et de constituer l’auto-érotisme, le plaisir d’être avec soi retiré de la présence vive de l’autre, paraît superposable aux attendus de la médiation corporelle, à la condition que prédominent en celle-ci les vertus civilisatrices du bon négatif (nous laissons, en doutant souvent qu’il ait pu exister, le pôle jubilatoire du courant aux interactions précoces). Ce tendre en péril chez le sujet du complexe traumatique est la position même du soignant dans cet espace de médiation. Il, le tendre/le soignant, enveloppe l’excitation et le sexuel en les inhibant quant au but, en les rangeant sans nullement les écraser sous l’autorité d’un Surmoi suffisamment bienveillant pour rassurer l’auto-conservation, une autorité qui idéalement endigue le risque de confusion et transmet l’interdit de l’inceste, qui entraîne la capacité à renoncer au plaisir frustre de la décharge, ceci au bénéfice d’un élargissement des capacités représentatives propres vers l’auto-érotisme, une ressaisie des limites, du sens de soi à soi qui va de pair avec la perception renouvelée de la différenciation et du tiers.
Ensuite, dans la pratique… ce qui se donne à voir et à éprouver, le tendre ? Oui, manifestement, dans notre qualité de présence, d’attention, de retenu et de réponses bienveillantes bien que, chez l’adolescent, assez régulièrement s’exprime davantage une excitation initiale liée à la médiation corporelle lorsqu’elle se trouve indiquée, ne serait-ce que parce que celui-ci accède à cette salle auparavant fermée et occupée par d’autres, ne serait-ce que parce qu’il suscite cette mobilisation individuelle, ne serait-ce que parce qu’il en anticipe aussi, probablement, la reviviscence des premières mises en forme de ses relations d’objet (sensorialité du pictogramme décrite par Piera Aulagnier : la base la plus primitive du développement du Moi et de sa relation à l’autre, créé par les expériences d’excitation de surfaces sensorielles comme la peau, par la rythmicité, par des expériences enveloppantes, par le vécu de liens de type adhésifs : tout ce qui passe là, directement, dans l’espace de médiation corporelle4). Cette excitation, en son début, peut générer l’angoisse et des mécanismes défensifs par exemple de type maniaque (défense du pressentiment de lâchage). En l’occurrence quelque chose qui se calme très rapidement grâce précisément au toucher, peut-être plutôt grâce au tact de l’institution représenté par le masseur ou la masseuse, tact qui s’accorde au vrai niveau de l’excitation et de l’élaboration sexuelle en regardant, dans un processus d’attention conjointe, vers les besoins primaires médiés par ce corps. C’est ce tact, manifestation de cette sécurité interne au soignant, qui entretient la possibilité de se situer dans la limite sous-jacente à la réactivation traumatique. Une certaine qualité de vibration tonique, la nécessité de se tenir tout près du lieu du trauma, celui de l’éprouvé, cette réactivation traumatique doit effectivement être approchée mais, ce que permet la médiation, dans des conditions d’assises corporelles, narcissiques et relationnelles tout à fait sécurisées, suffisamment explicites et compréhensibles pour le patient.
Sur l’excitation maniaque parfois activée par l’indication, il faut noter, comme en miroir, l’idéalisation possible de ce type de prescription par l’institution parce que celle-ci n’y arrive pas ou plus, le danger afférent pour les soignants d’être sollicités en tant que régulateurs seuls de la catastrophe, sorte de pompiers de la collectivité. Cette idéalisation (très fréquente avec le pack) est aussi liée au fait de se tenir au plus près du corps, de franchir le tabou du toucher : « ceux là, ils touchent ». Nous évoquons souvent la qualité d’être du soignant, il doit en être la modestie (autre qualité de bon négatif) et puis, essentiellement, c’est à l’institution d’envelopper l’espace et la possibilité de la médiation corporelle, pas l’inverse.
D’ailleurs, ce qui se représente en premier dans ce lieu c’est, et démonstrativement, la construction d’un pare-excitant, d’une limite évidemment permise et entretenue par l’ensemble du dispositif institutionnel. Ce qu’on résume sous les qualités du pare-excitant est ramené à différentes représentations les plus concrètes possibles : différentes présentations donc, différents objets substantiels du soin. La porte qui est fermée, le paravent derrière lequel l’adolescent se déshabille, les huiles qui s’interposent entre la peau et le contact direct… une expérience de limites qui est répétée, ritualisée : les séances planifiées à l’avance et casées dans l’emploi du temps, toujours le même jour à la même heure. Et puis le temps qu’il faut, qu’il faudra ensemble… Fi, pour une fois, de la stimulation à faire, très souvent à faire vite, le temps envisagé tranquillement fait revenir au tendre, ce temps qu’il fait.
Cette prescription fait suite à sa discussion, son explicitation et l’accord des parents qui se trouvent par là, expressément, contenant du contenant. Une obligation préalable à la médiation corporelle étant bien ce temps d’entretien avec eux, de débat ouvert entre nos représentations et leurs représentations pour faire valoir l’intérêt de la médiation : mieux sentir égale mieux se sentir ? L’absence de cette sollicitation d’un accord parental argumenté favorise évidemment les projections les plus négatives, les conflits de loyauté, l’hostilité plutôt que l’hospitalité à une médiation qui pourra être conçue comme prenant leur place, celle du tendre.
Ceci comme est connue la nécessité de se garder de passer à l’acte, par exemple par un baiser tel que Freud prévenait Ferenczi dans leur débat sur le tendre ou, surtout, par une intervention par trop rangée sous la portée du génital. Penser par exemple trop rapidement à un souhait de séduction génitale, comme avec une patiente qui dit qu’elle se déshabille sans problème aucun. Il s’agit toujours de prendre ces expressions à leur niveau, de les travailler dans leur nécessaire progrédience, conséquemment de savoir tolérer pour le soignant une certaine capacité négative, dans sa capacité à accueillir, à retenir et à les métaboliser ensuite (en parler par exemple en supervision). Nous pouvons évoquer aussi ce fantasme régulier de la patiente anorexique sous les mains du masseur ou de la masseuse : devenir, être grosse. Cette perception du volume atteste moins l’idée de pouvoir être enceinte que la crainte d’une perte irrépressible de limites; le sexuel est là, comme toujours dans sa définition des avatars du plaisir possible pris en relation, mais il est très en-deçà de la génitalisation.
Le tendre comme structure encadrante apparaît donc comme ce qui se remet en jeu dans l’espace de la médiation corporelle. Et le soignant est le vecteur d’une séduction suffisamment bien « tempérée » : pour le résumer au plus vite, son regard est tendre et non pas sensuel, sa parole, ses gestes également, sa qualité d’être est celle de l’accueil, de la disponibilité autant que celle des pulsions inhibées quant au but. La séduction existe dans la thérapeutique, il le faut même, mais pourvu qu’elle donne de nouveaux moyens au patient de se plaire à lui-même, aimantant le sexuel pour l’infléchir vers sa personne via ce chemin d’une constitution, ou reconstitution, de la qualité autoérotique – ce que soutiennent toutes les activités thérapeutiques, la médiation corporelle peut-être avec le plus d’évidence. Répétons cette banalité, que c’est non pas l’adolescent mais le travail institutionnel qui vise à garantir notre propre plaisir de fonctionnement, également le fait que le soignant possède toujours un tiers (surmoïque) en tête : l’institution dans son ensemble, plus étroitement le soignant référent du patient qui bénéficie de la médiation corporelle, le médecin qui a prescrit, un superviseur, l’équipe à qui l’expérience de la médiation sera témoignée. À ces conditions, le soignant de la médiation corporelle autorise un plaisir, sinon en envisage la possibilité que le patient éprouve d’en être en un tel rapproché, dans cette attention mutuelle réanimatrice de modalités primaires d’échanges. Le soignant manipule, oui, c’est-à-dire participe à la réalisation de liaisons nouvelles : le corps est bien retrouvé/recréé, entraîné vers la pensée de représentations infraverbales qui parfois n’ont pu être vécues jusque-là, liées à des imagos pouvant se permettre d’être suffisamment accueillantes.
Et si le soignant manipule, il manipule encore une fois avec tact, cette qualité de toucher qui contient sa qualité négative, la qualité d’une retenue, d’une possible mise en attente, c’est une manière d’être extrêmement proche tout en étant à distance, tel que le permettent les huiles du massage. Il est ainsi, dans la limite sous-jacente à la réactivation traumatique, ce support surmoïque disponible, bienveillant, transmettant l’interdit tout en visant un plaisir de relation et de fonctionnement qui engage le plaisir auto-érotique. Ce qui s’entend dans la manière dont certains jeunes évoquent leur massage en entretien : « ce matin, je faisais je ne sais plus quoi, j’ai pensé au massage ».
Ordonnancement et temporalité du massage
Le massage mobilise un soignant avec le jeune, pour une séance par semaine, pour une durée totale en principe longue (répétition de cette séance semaine après semaine). Dans notre pratique et surtout pour cette indication du complexe traumatique où l’hypervigilance est activée (besoin d’un appui sur le percept), la direction du massage n’est pas celle d’une relaxation (elle pourra survenir, ce n’est pas le but) mais, au contraire, celle d’une stimulation tonique, bien que douce et prudente, de la sensation corporelle.
Le masseur se met d’accord avec l’adolescent quant à la zone à masser, quant au degré de déshabillage que cela nécessite, également quant au regard sur le soignant que le massage va permettre de conserver (initialement le soigné doit être sur le dos, voire assis). La séance dure le plus souvent 30 minutes, la verbalisation n’est pas forcément stimulée bien que le soignant, ici, évoque assez directement ses sensations (« c’est tendu, plus/moins par rapport à la dernière fois… »), voire ses interrogations (« es-tu confortable comme ça ? »). Les remarques sont ouvertes, il n’est pas recherché activement de mise en historisation particulière d’une sensation avec un fait extérieur à la médiation corporelle : tel qu’il en est pour nous de toutes les activités thérapeutiques, la visée n’est jamais interprétative. Il s’agit de faire, de faire avec, de se laisser aller à faire… l’espace d’activité est à dessein séparé de l’espace d’interprétation psychodynamique, celui-ci résidant principalement en nos réunions. Nous posons ainsi autant la nécessité d’une spontanéité créative chez le soignant que le besoin de diffraction des investissements de l’adolescent, lequel doit se trouver assuré que sa production ne reste pas captée dans la théorisation de l’adulte.
Si le traitement institutionnel, allié à la prise en charge familiale, constitue le premier traitement de la sémiologie du complexe traumatique, le massage est l’activité thérapeutique prioritaire qui permet de ne pas attendre sous la lumière quelque chose qui ne pourra s’y retrouver : dans l’ombre du verbe, encore (encorps), le patient y ressaisit les assises tendres de la subjectivation, de la contenance, constitue un infraverbal qui ne saurait même être considéré comme du préverbal (destiné à être verbalisé). Toutefois, bien que le massage doit être priorisé, nous avons insisté sur l’enveloppement de celui-ci, pour le soignant bien sûr, également et évidemment pour le soigné qui se confronte à une expérience qu’il faut rendre supportable. La prescription peut en survenir après un pack, plus habituellement ce sera après un certain temps d’habituation institutionnelle pour le jeune et sa famille, lesquels auront pu vérifier notre disponibilité de même que notre prudence – ce tact, c’est-à-dire ce tendre que nous mettons en exergue.
Le massage en vient par là à refléter la temporalité du soin, longue, forcément laborieuse à différents endroits, autant que la capacité du patient à intégrer ses différents outils et à en profiter. C’est un chemin de subjectivation et, si le cheminement paraît devoir l’emporter sur la notion opératoire de but, le massage poursuit quand même une visée, celle de pouvoir concerner le corps entier, en restant tonique : travail contre résistance, alternance sollicitée de contractions-relâchements, puis massage des différents groupes musculaires en nommant les différentes parties du corps concernées. Le masseur travaille pour que les sensations deviennent familières, cependant, en général, il ignore si elles l’ont jamais été : il est conséquemment d’autant plus primordial de s’assurer, par le questionnement ouvert, que leur perception a lieu et qu’elles sont en voie d’identification. Passant par ce tact du masseur, la mémoire est donc sollicitée d’une histoire commune qui, le plus souvent, débutera du percept évalué désagréable par le patient, en fait confronté à une sensation inconnue ou bien par trop isolée du reste de sa pensée (le désagréable est aussi à mettre en rapport avec le déplacement possible de l’agressivité non plus sur le corps mais sur la relation avec le soignant).
Lorsque cette histoire admet les sensations proprioceptives, que le patient interroge les percepts liés à sa position, on peut commencer à lui reconnaître des capacités de décentration, d’appréhension d’un corps total et unifié séparé d’autrui, la fin du massage s’augurant lorsque ces capacités paraissent suffisamment fortifiées, le plus souvent lorsqu’elles se mettent en jeu au-dehors de l’espace de ce soin, dans les autres activités (par exemple, une nouvelle manière de travailler le volume dans les ateliers créatifs) et le reste de la vie institutionnelle (une autre manière de vivre l’intimité et la distance aux autres).
La prise de notes par le soignant immédiatement à la suite de la séance lui permet de reprendre une distance sécure sur le percept infraverbal. Elles lui seront utiles aussi pour restitution lors d’une synthèse : élaboration collective, d’abord descriptive, qui permet en général de discuter la poursuite de la médiation en confrontant précieusement l’expérience du massage à la vision des autres soignants concernant le même patient dans des activités différentes. Les notes sont également utilisables pour la supervision individuelle du masseur, laquelle est indispensable. Mais il convient surtout de rendre possible, plus régulièrement que lors des synthèses programmées, l’évocation par le masseur de son travail au reste de l’équipe et que puisse être partagée la représentation du processus, dans le massage tout autant que dans les autres médiations. C’est, dans notre institution, une réunion systématique de fin de journée qui en amène l’opportunité, laquelle rejoint le travail d’élaboration et de contenance nécessaire pour l’ensemble des activités thérapeutiques.
Conclusion
Nous espérons avoir montré ici comment, par la médiation corporelle, l’excitation du patient rencontre la possibilité d’une inflexion qualitative en se rangeant sur la voie du courant tendre, un contenant contenant du sexuel qui permettra de mieux temporiser le sensuel toujours énigmatiquement stimulé dans la lignée traumatique qui est celle du fonctionnement limite. Cette médiation rend plus proches de la conscience des représentations corporelles, certes, également des représentations sexuelles via le plaisir, l’auto-érotisme, dans un contenant tendre activement renouvelé, c’est-à-dire à érotisation concrètement tamisée par cette modalité répétée de rencontre avec le soignant et l’équipe. À la charge, ensuite ou en parallèle, des autres médiations de soutenir par leurs propres capacités de mises en sens et en scènes la progrédience de la subjectivation : l’épaississement des représentations, des fantasmes originaires et la consolidation de la maturation sexuelle. Et puis, sur le fond… la dynamique du cadre institutionnel tient aussi à notre capacité de pouvoir imaginer, et promouvoir, que l’adolescent arrive à cultiver ses propres jardins, tranquillement, un beau jour sans nous.
LIENS D’INTÉRÊT
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Nous pratiquons les packs aussi dans notre institution : pour un temps plus limité ils sont prescrits moins fréquemment que les massages, lorsque l’angoisse du patient est plus intense, qu’elle désorganise la pensée et les enveloppes corporelles, pouvant susciter l’appui sur l’automutilation ainsi qu’une difficulté à supporter le tact institutionnel, le rapproché avec le soignant. Cette thérapeutique est explicitée dans notre ouvrage (2018) Le complexe traumatique, fonctionnement limite et trauma : la réalité rejoint l’affliction. Paris : MJW Fédition.
Références
- Aulagnier, P. (1975). La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé. Paris : PUF. [Google Scholar]
- Loisel, Y. (2018). Le complexe traumatique, fonctionnement limite et trauma : la réalité rejoint l’affliction. Paris : MJW Fédition. [Google Scholar]
- Schaeffer, J. (1997). Le refus du féminin. Paris : PUF. [Google Scholar]
- Tisseron, S. (2001). L’intimité surexposée. Paris : Ramsay. [Google Scholar]
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