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Perspectives Psy
Volume 56, Numéro 2, avril-juin 2017
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Page(s) | 181 - 188 | |
Section | À propos de | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2017562181 | |
Publié en ligne | 1 novembre 2017 |
Séquelles des traumatismes psychiques vécus par leurs ancêtres chez les Russes contemporains
Aftereffects of the psychic traumas lived by their ancestors on the contemporary Russians
Psychiatre, Professeur Associé, Unité postdoctorale et de formation des internes et des assistants en psychiatrie, Centre Hospitalier Universitaire Serbsky, 23, Kropotkinsky per, Moscou, Russie
Les concepts d’André Green de « négativité intériorisée » et de « négativité perverse » esquissaient ingénieusement l’intelligibilité des traumas collectifs du XXe siècle, de leurs séquelles psychiques liées à des transmissions familiales. L’auteur applique ces concepts issus de sa pratique psychanalytique à la société russe contemporaine. La « négativité psychique » est due aux affects intenses de honte chez les deux générations de survivants du régime communiste (1917-1991) en Russie, et de leurs descendants jusqu’à nos jours. L’oppression politique a induit des secrets familiaux, qui, à leur tour, ont entrainé des phénomènes de répression des processus de pensée secondarisée. L’incestualité, si fréquente dans ces familles, peut être comprise comme consécutive aux replis familiaux ainsi générés. L’Analyse est perçue comme une menace pour le narcissisme individuel et familial, ainsi que comme une intrusion dans leurs isolements incestuels. L’analyste a besoin de connaissances approfondies de l’histoire de la Russie au XXe siècle, et doit intervenir avec tact, ingéniosité, et fermeté, dans son abord des fonctionnements mentaux complexes, inhibés et paradoxaux, de tels patients combinant des problématiques pré-œdipienne, œdipienne, et post-traumatique transgénérationnelle.
Abstract
André Green’s concepts of “internalized negativity” and “perverse negativity” ingeniously sketched intelligibility of the XXth century collective traumata, their psychic sequelae, and family transmission. The author applies these concepts to the clinical practice of psychoanalysis in Russia. The psychic negativity is due to the intense affects of shame in survivals of both generations of communist regime (1917-1991) in Russia and their nowadays descendants. Political oppression kindled family secrets, which in their turn suppressed the secondary process thinking. Incestuosity was the common final pathway of the familial secretive closures. Analysis is perceived as a threat to patients’ and familial narcissism as well as intrusion in their incestuous isolations. Analysts needs a deep knowledge in XXth century Russia history, as well as tact, ingenuity, and firmness facing puzzling patients’ psyche, paradoxical and paralysed, mixing pre-oedipal, oedipal and post-traumatic transgenerationnal issues.
Mots clés : état de stress post traumatique / psychanalyse / psychothérapie / Russie
Key words: post traumatic stress disorders / psychoanalysis / psychotherapy / Russia
© GEPPSS 2017
Dans son dernier ouvrage, paru en 2010, peu avant sa mort, André Green, a introduit les termes de « négativité intériorisée », et de « négativité perverse » [8], en lisant les témoignages littéraires du russe Vassily Grossman [9], et du hongrois Imre Ketész [13], sur les vécus des victimes de traumatismes psychiques liés aux totalitarismes du XXe siècle… De nombreux patients russes, demandeurs d’une aide psychanalytique, en ce début du XXIe siècle, sont des victimes de tels traumatismes transgénérationnels.
Ces deux sortes de « négativité psychique » (les répressions et les déformations massives de la pensée) sont les séquelles les plus importantes des traumatismes gravissimes résultant des menaces permanentes de mort physique, vécus par les grands-parents de ces patients dans les années 1920-50, période de l’instauration brutale de l’utopie soviétique. Elles sont aussi les conséquences de traumas moins évidents, résultant de menaces permanentes d’atteintes narcissiques, vécues par leurs parents dans les années 1950-90, époque du « socialisme réel », début supposé du « paradis communiste », en URSS.
Pour la première fois, depuis que je traite de ce sujet, je prends la liberté d’y mettre les vignettes cliniques, délibérément rendues aussi méconnaissables que possible. Les deux premières vignettes cliniques que j’évoquerai semblent relever plutôt de « la négativité intériorisée », avec des échecs répétés, une incapacité à jouir des plaisirs de la vie et à tirer bénéfice de leurs compétences. Ils présentent des attitudes autopunitives, comme s’ils devaient expier les péchés de leurs ancêtres. Joseph, âgé de 30 ans, était un physicien de haut niveau, curieux de l’histoire ancienne, mais pas du tout de l’histoire moderne. Avant sa cure analytique, il prétendait n’avoir aucune connaissance, ni du judaïsme de son grand-père paternel, ni des crimes de celui-ci, qui pourtant lui aurait dit, avec nostalgie, « comment il avait bien travaillé au NKVD, dans les glorieuses années 1930 ». Ce grand-père lui aurait aussi exprimé sa fierté d’avoir été « le dernier juif chassé du KGB en 1950 ». Les grands-parents de la mère étaient des paysans qui avaient fui les kolkhozes. Son père et sa mère évitaient systématiquement d’aborder toute question ayant trait à l’Histoire. Joseph n’avait eu aucune relation sexuelle avant le début de son analyse. Au cours de son traitement analytique, il a pu demander, aux archives du KGB, le dossier de son grand-père, et se représenter le parcours de celui-ci. Ensuite, il parvint à se marier, et avoir un enfant. Finalement, Joseph pensa qu’il ne pouvait plus vivre en Russie, et il émigra avec sa femme. L’idée de rester dans le pays où tant de gens ont des raisons de haïr son grand-père, et de maudire sa descendance, lui était devenue insupportable.
Édouard, professeur dans une école secondaire, alcoolique et toxicomane, a commencé son analyse, à l’âge de 35 ans. Il était presque mutique au début de sa cure, comme son père, chauffeur routier, qui, selon lui, ne parlait jamais en famille, « comme s’il était muet ». Sa mère, elle, parlait tout le temps, « pour dire des banalités ». Il lui était d’abord impossible de parler du grand-père paternel, silencieux sur la deuxième guerre mondiale dans laquelle il avait été impliqué, et « mystérieusement », décoré deux ans après la fin des hostilités, pour des raisons non dites. Édouard ne pouvait pas non plus, initialement, parler de son grand-père maternel, qui a péri en 1940, dans un camp du grand nord de la Russie. Alors qu’il avait eu, depuis son enfance, des idées de grandeur au sujet de ses origines et de sa parenté, le processus analytique, a permis, entre autres, une certaine élaboration mentale autour des secrets familiaux, suivie de l’arrêt de ses comportements toxicomaniaques, et la diminution notable de son alcoolisme. Finalement, il parvint à quitter le foyer de ses parents, et à faire des recherches dans les archives, au sujet de son grand-père paternel. Puis, il tomba amoureux d’une femme avec laquelle il se maria.
Les deux vignettes suivantes illustrent-elles « la négativité perverse » ?
Dimitri était propriétaire d’un atelier de menuiserie de luxe. Il donnait d’abord l’impression d’avoir des capacités intellectuelles limitées. Son masochisme sexuel était tel qu’il n’éprouvait des orgasmes que dans des « salons de dominatrices ». La grand-mère paternelle avait sans doute une fonction importante au KGB, à Londres, en 1947-48, en pleine guerre froide, où elle était si bien payée pour son travail, qu’elle ramena en Union Soviétique, une collection de bijoux de très grande valeur. Cette grand-mère chantait souvent des chansons patriotiques soviétiques. Le père était officier du KGB, il interdisait à ses fils de savoir où il travaillait. Ce père était ouvertement méprisé par sa femme, dont l’histoire familiale était toute autre. La mère était alcoolique, et elle effectuait des pénétrations tactiles répétitives dans l’anus de son fils Dimitri, prétextant des motifs hygiéniques. Ces agissements quasi-incestueux, se produisaient souvent en présence du père, qui, de son coté, s’amusait à mesurer la taille du crâne de ce fils, en disant avec ironie et condescendance : « Quel idiot, son front est tout petit ». Le travail psychanalytique, a porté notamment sur le transfert haineux, l’élaboration du vécu familial, avec, entre autres, la mise en lien des pénétrations anales vécues par Dimitri, et ses pratiques ultérieures avec les prostituées. Le traitement lui a permis d’avoir des relations sexuelles et amoureuses avec des « femmes normales » [et pas uniquement avec des prostituées-dominatrices], ce qui satisfaisait sa demande initiale.
Oleg était employé dans une compagnie pétrolière. Il se montrait initialement hautain et méprisant, se flattant de ses voyages dans l’avion de luxe privé de son chef. Il se plaignait ensuite de sa vie amoureuse pitoyable avec une femme bien plus grande que lui, qui le dominait et le maternait à la fois. Au cours du traitement, il se souvint que son père lui avait avoué, une nuit, avec une certaine honte, que son père à lui, donc grand-père paternel d’Oleg, avait fait des « pif-paf dans les dos » de soldats de l’Armée Rouge, ce qui voulait dire que, lors de son service militaire, pendant la guerre 1939-45, il faisait, au sein même de l’armée soviétique, « des opérations spéciales », sortes de purges internes, qui devaient rester secrètes, même après la guerre. Oleg et ses parents déménageaient souvent, pour des raisons mystérieuses, dans différentes régions de l’URSS. Ces parents excluaient systématiquement leur fils de leurs discussions « politiques ». Ils lui faisaient subir des châtiments corporels, l’obligeant par exemple, à rester, pendant des heures, les genoux nus sur des petits pois secs, au coin de sa chambre… Il avait remarqué les relations étranges de ses parents avec les membres du KGB local, dans les lieux où ils séjournaient… Oleg s’étonnait que les camarades de classe, se mettait à le harceler assez rapidement après son arrivée dans une nouvelle école.., Les parents auraient été surveillés, car ils devaient, selon lui, garder certains secrets, le KGB étant censé veiller sur le silence et le comportement de ses anciens comparses, et de leurs descendants, considérés comme les meilleurs candidats possibles pour des recrutements éventuels. Oleg, souvent perplexe, mobilisait beaucoup d’énergie psychique pour tenter de percer les mystères confusément perçus dans son environnement familial et social. Dans son analyse, il a notamment pu exprimer sa honte insupportable liée au lourd fardeau familial.
Ces quatre vignettes cliniques permettent d’avancer l’hypothèse du lien très probable entre les inhibitions plus ou moins partielles de la pensée chez ces patients, et les secrets et non-dits familiaux, inscrits dans l’histoire des traumatismes collectifs de la Russie du XXe siècle.
Comment les psychanalystes russes, dans ce début du XXIe siècle, peuvent-ils effectuer les traitements de leurs patients, en tenant compte de la particularité de leur époque qui suit les 70 années d’utopie totalitaire ? On est amené à constater des projections transgénérationnelles des représentations d’objets et de relations d’objets internes, dont les formations initiales se sont constituées dans les psychés des ancêtres, le plus souvent des grands-parents, nés vers l’an 1930, aujourd’hui appelés, par les sociologues, « la première génération stalinienne ». On peut donc se demander comment ces projections de représentations, datant donc de l’époque utopique totalitaire à son apogée, imprègnent-elles l’espace psychique des descendants de cette génération initiale.
Dans ses « Récits de Kolyma », Varlam Chalamov [3], a bien évoqué les vécus étranges, de quasi-dépersonnalisation, ressentis par ces personnes en perpétuels dangers de mort. Les clivages de leur moi entraînèrent, chez elles, des méconnaissances de leurs bourreaux en tant que tels. Les survivants de ces camps éprouvèrent ensuite le besoin irrépressible d’oublier les vécus d’humiliation, de peur, et surtout de honte d’avoir survécu. Chalamov, lui-même, a longtemps refusé de publier la totalité de ses récits dans un recueil unique. Son histoire individuelle, tragique, s’impose comme une référence essentielle pour la compréhension des fonctionnements mentaux des personnes appartenant aux deux générations de descendants de prisonniers « poussières des camps », et des particularités de leurs expériences psychanalytiques.
La grande poétesse Anna Akhmatova [1], durement touchée dans sa proche famille par les purges staliniennes, a aussi remarquablement évoqué, dans son « Poème sans héros », ces problématiques si douloureuses.
Les exterminations de masse des années 1920-1950, étaient présentées, souvent, d’emblée, chez les patients, comme faisant l’objet de secrets de familles, qui n’étaient, en fait, que des secrets de Polichinelle. Les traces mnésiques de ces représentations, que trois générations se sont efforcées de refouler, de dénier, ou, plutôt, semble-t-il, de réprimer, étaient réactivées, de l’extérieur, par le socius, les médias, les œuvres littéraires et cinématographiques, qui relataient ces événements historiques traumatiques, au sujet desquels les anecdotes politiques, voire les blagues, étaient nombreuses.
La génération des années 1930, a connu l’univers social de la terreur, avec craintes vitales. La seconde génération, ayant vécu dans les années 1950-90, a, elle, subi une oppression certes très présente, mais les menaces étaient alors moins physiques que narcissiques, du fait de l’instruction d’innombrables « dossiers personnels », concernant des personnes souvent encore en vie actuellement, retraités, pères et mères des sujets de la troisième génération (de nos analysants aujourd’hui). Chaque « dossier » pouvait devenir « mauvais » ou « bon », en fonction de la supposée « bonne volonté » de la personne. Cette deuxième génération était « libre » de choisir son sort, dès l’enfance, en fonction de sa participation dans le jeu obligé du « non-savoir » massif sur le sort des proches parents. Celui qui choisissait de dire, ou d’écrire, la vérité sur ses parents « dékoulakisés » (paysans tués ou exilés), ou bien émigrés, etc., n’était pas envoyé directement dans les camps, mais il devait renoncer à toutes possibilités de suivre des études universitaires, c.à.d., au seul moyen d’ascension sociale, et il savait d’avance que le KGB aurait toujours un œil sur lui. L’ascension sociale n’était donc possible, pour les personnes de cette deuxième génération, qu’avec toujours davantage de mensonges, inscrits par elles-mêmes, dans chaque nouveau dossier. S’avouer à soi-même qu’on ment, par soumission au pouvoir soviétique, est fort humiliant, ce qui explique la négation, voire le déni, concernant cette « servitude volontaire », pour obtenir des bénéfices sociaux, ou de carrières. Considérer que cette deuxième génération reste la plus négationniste des crimes du communisme, relève de la psychologie sociale. Pour le psychanalyste, cette génération est la plus hostile à toute levée des refoulements, à toute pensée psychanalytique, On peut constater, chez eux, fragilités narcissiques, difficultés d’élaboration des deuils, tropismes incestuels dans toutes leurs familles confinées. Cliniquement, les individus appartenant à la troisième génération, qui, de nos jours, sont susceptibles de s’adresser aux psychanalystes, ont des problématiques psychiques vagues, souvent marquées par une répression massive des processus secondaires de pensée, et l’incapacité de nouer des relations amoureuses ou amicales satisfaisantes. On constate chez eux, comme l’écrit André Green ([8], p. 143) un « Immobilisme mortifère mais sans mise à mort, sauf par le suicide – qui, on le sait, est exceptionnel en l’occurrence : c’est bien parce que derrière ce masochisme apparent on peut deviner la forteresse d’une relation narcissique (négative), où l’on peut désigner la place manquante d’un objet définitivement marqué par sa carence. Il y a donc non pas deuil mais, au contraire, résurrection interminable d’un objet immortalisé dont on ne peut se séparer, qu’il est impossible de faire mourir, ni de remplacer une fois pour toutes, tout au moins spontanément. L’objet n’est ici présent que sous les formes du fantôme qui hante le sujet, collé à ce dernier, gémissant à son contact, exhalant une plainte éternelle, dressant un acte d’accusation interminable, au cours d’un procès interminable, sans verdict ». Au-delà des symptômes banaux initiaux, une pathologie plus préoccupante se révèle bien vite : une psychose froide de persécution, des agirs dangereux, ou bien encore des somatisations graves. Il semble que l’affect de honte joue un rôle majeur dans ces problématiques : honte de la cruauté ou de la faiblesse des grands-parents, bourreaux ou victimes, honte de la lâcheté des deux ou trois générations de menteurs silencieux. La honte de la lâcheté est d’autant plus aiguë, qu’après-coup, tous les protagonistes de ces drames familiaux ont pu se rendre compte qu’ils continuaient à se taire et à mentir, même quand ils ne couraient plus de réel danger à parler, au moins « en famille », de l’histoire familiale. Bien que, formellement, le régime communiste soit tombé en 1991, cette honte de la lâcheté de tous persiste, et constitue fréquemment une des plus grandes résistances à la psychanalyse. On peut aussi constater des difficultés plus subtiles liées à une pensée distordue par le travail anti-pensée des trois générations, tels des troubles apparemment attentionnels, surtout nets en débuts d’analyse, quand le patient détourne habilement la conversation, rompt le fil associatif, dès que des sujets interdits de paroles de l’histoire familiale pourraient être abordés. Tel que Green l’explique ([7], p. 202), ces défenses s’opposent spécifiquement au travail psychanalytique en tant qu’il engage « le discours de la vérité et non pas la technique de la réparation ».
Les psychanalystes sont gênés de s’exprimer sur des thèmes de psychologie sociale, car ne résultant pas de l’expérience du divan, ils ne peuvent qu’émettre des hypothèses difficilement vérifiables par les effets de quelconques interprétations. Existe-t-il réellement une influence du socius, au sens large, sur les appareils psychiques individuels, comparable à celle des relations objectales bien familières aux analystes ?
Le psychanalyste russe est contraint de fait, par sa clinique, d’être au courant des détails de l’histoire de son pays, longtemps dissimulés par l’histoire soviétique, officielle et mensongère, à laquelle tiennent les gens de la deuxième génération, parents de nos patients. Seule la connaissance de l’histoire socio-politique véridique du pays permet à l’analyste de reconstruire l’histoire des grands-parents du patient et de la figurer. J’ai été obligé d’apprendre, par exemple, toutes les subtilités des rangs, dans les forces répressives, et dans l’Armée Rouge proprement dite, pendant la deuxième guerre mondiale, pour pouvoir comprendre les relations hiérarchiques complexes de l’époque, telle que, par exemple, la supériorité du sergent des forces de police politique (GPU-NKVD-MGB-KGB) par rapport au lieutenant de l’Armée. Il m’a fallu, moi-même, déduire que ces agents de la police politique, naguère « privilégiés », non mentionnés dans les manuels soviétiques, ses serviteurs fidèles, mais, considérés, après la fin de la guerre, comme des témoins potentiellement compromettants, sont devenus un fardeau moral inutile au régime utopiste. Ces serviteurs sanguinaires, bien que généreusement récompensés, reçurent l’ordre de se taire, et de faire taire leurs familles, sur toutes leurs activités pendant la guerre, sous la menace de se retrouver eux-mêmes dans les camps. Il m’a fallu m’informer précisément sur l’évolution de l’attitude du régime stalinien à l’égard de groupes ethniques, en fonction du comportement de leurs lointains parents à l’étranger. Les patients d’origine juive ne pouvaient, sans l’aide de l’analyste, comprendre pourquoi leurs grands-parents étaient d’abord considérés si « bons » sous Staline, jusqu’en 1947, lorsque d’autres Juifs créèrent un état d’Israël qui n’était pas communiste. Ces grands-parents juifs perdirent, alors, leurs postes de « privilégiés », au parti communiste, dans l’appareil répressif, et dans l’armée. Pour ces « déchus », les préoccupations sur leurs sorts devinrent des sujets tabous, et cet interdit de parole fut transmis aux enfants et petits-enfants. Les descendants de Grecs pontiques (population d’origine grecque vivant sur le pourtour de la Mer Noire), ne pouvaient pas, sans l’aide du psychanalyste, relier la déportation de leurs grands-parents en 1949, avec l’échec de la guérilla communiste en Grèce, etc.
Drôle de travail, pour un psychanalyste, que de faire des remarques sur des thèmes historiques, politiques et sociaux ! Mais sans ces « constructions » en analyse évoquées par Freud [7], les patients ne parvenaient, ni à trouver eux-mêmes des livres appropriés dans les librairies, ni à s’adresser aux archives, pourtant accessibles depuis 1991. L’affect de honte, chez les descendants des victimes des traumas collectifs, paralysait leurs libertés associatives, de même que, jadis, chez leurs ancêtres. De plus, les représentations mentales non verbalisées, sous l’influence de cet affect de honte, tel qu’il a été ressenti par les ascendants, contribuaient, en quelque sorte, aux altérations des facultés représentatives, chez les descendants : Comment penser quand il n’y a que des bribes des représentations, comment et quoi lier ? À partir de quelles traces mnésiques peut-on tisser la toile des associations, si les ressentis essentiels n’étaient ni parlés ni nommés, mais seulement perceptibles par, tantôt des soupirs, des larmes, tantôt des grincements de dents ou bien des colères, apparemment inexplicables, lorsqu’un souvenir traumatique est incidemment réactivé (un film, une chanson, une tunique militaire allemande, ou bien, encore, des bas de dentelle, retrouvés au fond d’un tiroir, et ayant appartenu à une grand-mère qui avait été envoyée dans les camps…).
Cette paralysie honteuse empêchait l’établissement de liens entre affects et représentations nécessaire au processus psychanalytique. Bien sûr, ils avaient tous leurs développements psycho-sexuels, avec leurs fixations, leurs problématiques pré-œdipiennes et œdipiennes, propres, qui devaient faire l’objet d’un travail d’élaboration psychanalytique, mais la répression de la pensée, transmise en héritage psychique d’une génération à l’autre, entravait considérablement ce travail. L’enkystement des secrets, entrainait une incestualité accrue au sein de ces familles. Les replis des familles sur elles-mêmes généraient une érotisation excessive entre ses membres, pouvant aller jusqu’à des passages à l’acte incestueux…
Cet interdit de la pensée rend ces sujets difficilement abordables par la technique psychanalytique traditionnelle. L’analyste se voit contraint à des aménagements techniques, avec le risque inévitable de tomber dans la suggestion, et, pire, dans la suggestion politiquement engagée. Green ([7], p. 244) formulait ainsi les aménagements qu’il jugeait, en l’occurrence, appropriés : « … Je donne ma préférence, [à] celle [technique] qui, utilisant le cadre comme espace transitionnel, fait de l’analyste un objet toujours vivant, intéressé, éveillé par son analysant, et témoignant de sa vitalité par les liens associatifs qu’il communique à l’analysant, sans jamais sortir de la neutralité. Car la capacité à supporter la désillusion dépendra de la façon dont l’analysant se sentira narcissiquement investi par l’analyste. Il est donc indispensable que celui-ci demeure toujours en éveil aux propos du patient, sans verser dans l’interprétation intrusive. Établir les liens fournis par le préconscient support des processus tertiaires, sans le court-circuiter, en allant directement au fantasme inconscient, n’est jamais intrusif. Et, si le patient met en avant ce sentiment, il est tout à fait possible de montrer, sans traumatisation excessive, le rôle défensif de ce sentiment contre un plaisir vécu comme angoissant ». Bien sûr, il s’agit ici, surtout, du registre narcissique, et « la régression narcissique [et] l’élation », propres aux patients narcissiques, sont bien présentes au début de la cure, comme évoquées par Hallit-Balabane ([11], pp. 53-113]. Mais le luxe du silence de l’analyste n’est pas de mise ici, chez ces sujets en apparence de structures névrotiques, car comme l’explique encore Green ([7], p. 243) : « la solution classique… comporte le danger de répéter la relation [d’objet] par le silence… l’analyse risque de sombrer dans l’ennui funèbre, ou l’illusion d’une vie libidinale enfin retrouvée… le temps du désespoir ne saurait manquer, et la désillusion sera dure ». « Il s’agit, l’entreprise est périlleuse, d’analyser le narcissisme. Analyser le narcissisme, c’est un projet qui pourrait paraître à plus d’un égard impossible » (Green [7], p. 202).
Avec les enfants et les adolescents, il convient de respecter, au maximum, le narcissisme intimement couplé avec les représentations psychiques des ancêtres. En effet, l’intensité de l’affect de honte, et la difficulté de l’abord psychanalytique, s’expliquent par le fait, bien connu des analystes d’enfants, que les investissements de représentations psychiques des parents et des grands-parents sont trop intimement liés avec les investissements narcissiques du Moi du sujet, comme l’affirme C. Chabert [3], « la critique ouverte des parents – c’est la dernière chose qu’il faut faire ». Avec les adultes aussi, la douleur narcissique est trop grave si l’on met en question les deux lignées ancestrales.
Néanmoins, « l’analyste se résout à prononcer les mots clés : honte, orgueil, honneur, déshonneur, micromanie et mégalomanie, il peut alors délivrer le sujet d’une partie du fardeau… comme le soulignait Bouvet, la pire frustration qu’un patient peut ressentir au cours d’une analyse, c’est de n’être pas compris. Si dure soit l’interprétation, si cruelle soit la vérité soit à entendre, cette dernière l’est moins que le carcan dans lequel le sujet se sent prisonnier » (Green [7], p. 202).
Avec les état-limites, comme l’écrivent Botella et Botella [2] : « pour l’analyste, il s’agit des situations extrêmes, aux limites de sa technique, où le seul moyen de saisir le trauma est sa capacité d’effectuer, dans le hic et nunc de la séance, un travail de figurabilité : à l’orée des traces perceptives du patient, le travail de figurabilité, chez l’analyste, ouvre l’accès à des représentations à partir desquelles ses interventions auront la faculté de déclencher, chez le patient, dans l’immédiateté de l’identité de perception, et selon le modèle du rêve de la névrose traumatique, des accès successifs à la conscience quasi hallucinatoire, de plus en plus proches des zones de ruptures dans les systèmes de représentations. Les traces traumatiques travaillées de cette façon s’organisent progressivement en contenus de l’ordre du manifeste, dépourvus de contenus latents, au sens de “L’interprétation des rêves”. Le contenu latent n’advient que dans un deuxième temps, le manifeste en question se prêtant admirablement à être capté par le refoulé toujours avide de délégation préconsciente ».
La spécificité de ces patients présentant des séquelles de traumas collectifs m’ont contraint à utiliser, pendant les séances de psychanalyse, le vocabulaire de l’époque stalinienne, avec les termes militaires et juridiques employés dans les bandes dessinées de l’époque, le psychanalyste se présentant volontairement comme un personnage fictif de l’imaginaire utopique. Le psychanalyste pouvait donc être vécu, transférentiellement, comme « l’ennemi de classe », « l’agent de la bourgeoisie internationale », contre lesquels les nombreuses affiches soviétiques mettaient en garde. L’aventure psychanalytique, elle-même, devenait une « défection », un « passage à l’ennemi », un « crime de haute trahison, passable de la peine capitale », le « coupable » risquait d’être « frappé par la lourde peine de la loi soviétique ainsi que par la haine générale et par le mépris de la classe ouvrière ». Ces formules périmées exerçaient des effets terrifiants sur les patients qui éprouvaient, sur le divan, les peurs des générations précédentes. Le psychanalyste était donc vécu comme « l’agent de l’ennemi impérialiste », avec lequel le patient « coupable » entretenait un « commerce criminel ». Tout ce vocabulaire d’une époque révolue induisait de brusques émergences d’affects, de défenses et de résistances, avec des mouvements allant de la gravité émotionnelle liée aux dénis et répressions, parfois avec larmes aux yeux, aux éclats de rire consécutifs aux levées des répressions et des refoulements. « L’objet est manifestement absent dans la compulsion de répétition, mais toutes les manifestations de celle-ci l’appellent à se manifester, crient en sa direction : blessure d’une tâche inachevée ou mal engagée qui s’enlise dans ses efforts pour se dégager du bourbier qui risque de l’engloutir, reproche adressé à l’inconnu(e) dont la fonction aurait été d’aider et qui paraît mettre ses moyens au service du naufrage – voire le provoque –, apostrophe porteuse d’un ultime espoir que cette fois le secours viendra à l’acmé de la catastrophe mais avant sa conclusion, tous ces caractères implicites pointent vers un objet inaccessible, infigurable, insondable, de telle sorte que ce qui doit être à chaque fois répété et vécu, ce qui se reproduit, c’est l’acte de survie auquel le sujet doit son sauvetage in extremis, mais d’où il sort définitivement mutilé, cependant prêt à renouveler indéfiniment cette mutilation, sans que l’objet soit intervenu… » (Green [8], p. 121).
En référence à la pratique clinique des psychoses, j’ai utilisé, avec ces patients, l’interprétation des paradoxes de la pensée, et la perlaboration délicate de l’incestualité sublimée dans ces familles, unies par la répression des mêmes représentations honteuses, familles unies, aussi, dans leurs souffrances masochistes et/ou dans leurs jouissances sadiques, également secrètes.
Les transferts de ces patients étaient souvent mal-structuré, avec un mélange variable d’amour et de haine. « L’analyse est fortement investie par le patient. Peut-être doit-on dire l’analyse plus que l’analyste. Non que celui-ci ne le soit pas. Mais l’investissement de l’objet transférentiel, tout en paraissant offrir toute la gamme du spectre libidinal, s’enracine profondément dans une tonalité de nature narcissique. Cela se traduit au-delà des expressions avouées porteuses d’affects, souvent très dramatisées, par une désaffection secrète » (Green [6], p. 242). Cette haine se traduisait d’abord en « oublis » : oublis de constructions de l’analyste, naguère ardemment agréés, oublis de souvenirs plus ou moins récents, précédemment évoqués. Cette haine pouvait se traduire notamment par une dévalorisation du travail analytique passé, et de tous les affects qui avaient pu y être éprouvés. « Tout le secret de l’analyste est, ici, de se laisser détruire sans résister – autant qu’on le puisse –, ou juste ce qu’il faut pour rendre l’opération destructrice intéressante » (Green [8], p. 154). « Le but final, jamais atteint, de la compulsion de répétition est la destruction de l’objet primaire, maternel, confondu avec le sujet qui ne permet à aucun des membres de ce couple chimérique une existence à l’état séparé. La destruction opérera le plus souvent non sous la forme d’une violence agressive, mais sous des aspects beaucoup plus insidieux, visant à semer le découragement, le désespoir, la détresse chez l’analyste » (Green [8], p. 153).
Pour conclure, les patients présentant des séquelles psychologiques de traumatismes collectifs vécus par leurs parents et grand-parents à l’époque stalinienne, confronte l’analyste à des difficultés particulières qui se surajoutent à celles d’un travail analytique classique. Il doit avoir une connaissance approfondie de l’histoire, du langage… de l’époque en question, une maîtrise contre-transférentielle vigilante pour ne pas être suggestif ni intrusif, afin de contribuer, le plus favorablement possible, à aider le patient à l’assomption d’un héritage familial lourd, douloureux, et frappé d’un interdit de paroles que le traitement psychanalytique doit viser à conjurer.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Akhmatova, Anna, (1940-65) « Poème sans héros » et autres poèmes (trad. Jean-Louis Backès), Paris, Gallimard, coll. « Poésie/Gallimard », 2007 382p. [Google Scholar]
- Botella, C., Botella, S. (1988). Trauma et topique (Aspects techniques de l’abord du trauma en séance). Revu franc. Psychanal., II, 6, p. 1471. [Google Scholar]
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