Numéro
Perspectives Psy
Volume 56, Numéro 1, janvier-mars 2017
Page(s) 45 - 53
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2017561045
Publié en ligne 13 juin 2017

© GEPPSS 2017

En 2014, Jackie Chamoun, skieuse libanaise participant aux Jeux Olympiques de Sotchi s’est retrouvée au coeur d’une vive polémique au Liban, après diffusion d’une vidéo et de photographies la montrant poitrine dénudée, lors d’une séance photo réalisée sur les pistes d’une station de ski libanaise en 2010. Le scandale bouleverse le Liban pendant plusieurs semaines et l’on peut lire dans l’Orient-le jour que « le gouvernement s’inquiète de la réputation du Liban » et le ministre sortant de la Jeunesse et des Sports, M. Karamé, réclame une « enquête » sur le sujet, affirmant que la photo « porte atteinte à l’image du Liban », et qu’il faudrait réagir en vue de « protéger la réputation du Liban ». Le ministre a reçu le père de Jackie dans son bureau. Le même jour, la slalomeuse s’est excusée publiquement.

Qui connaît la société libanaise n’est pas surpris du scandale provoqué par cet événement, tant la honte et la culpabilité marquent avec force la question de la sexualité des femmes libanaises avant le mariage. Au Liban, à l’exemple du cas de Mlle Chamoun, peu de sujets suscitent malaise, désapprobation et fascination autant que la problématique de la sexualité féminine. Ce sujet toujours largement tabou mobilise inlassablement une exacerbation des réactions puisque la sexualité, comme la définissent Khalaf et Gagnon (2006), est fortement politisée et affectée par l’inégalité entre les sexes, les traditions sociales et l’ignorance.

Plusieurs études ont toutefois abordé la question de la sexualité féminine au Moyen- Orient, au Liban et dans les cultures musulmanes dans différentes perspectives, sociales, psychologiques, statistiques, anthropologiques, médicales et juridiques. Certains auteurs arabes ou libanais tels qu’Abou, Awwad, Azar, Chebel, Bouhdiba, Dagher, Shararah Baydoun, Khoury, El Saadawi, El Kak et Aït Sabbah ont cherché à comprendre les déterminants culturels et symboliques concernant la vie des femmes dans le monde arabe. Mais rares sont les études psychanalytiques qui ont traité le conflit et la dimension psychique de la femme libanaise dans son rapport à sa culture. Font exception les travaux de Khair Badawi (1986) qui traite de la difficulté de la sexualité chez les femmes libanaises mariées; ainsi que la thèse en anthropologie psychanalytique de Cheaib (2013) qui aborde les figures du malaise du corps des femmes libanaises à Beyrouth, et la thèse en psychologie de Makke sur les tabous du corps de la femme chiite au Liban-Sud en 1972.

Au Liban, la construction sociétale est patriarcale : les hommes y constituent la composante dominante, détenant un statut supérieur et plus de pouvoir que les femmes (Burn, 2000; Faour, 1998). De surcroît, la culture libanaise attribue une haute valeur à la chasteté des femmes avant le mariage, condition d’un respect minimal (Wehbi, 2002). L’hymen intact est considéré comme une garantie de la virginité et de l’honneur familial. Il n’est de fait pas rare que des femmes ayant eu des relations sexuelles avant le mariage veillent à restaurer chirurgicalement leur hymen pour feindre la virginité, par peur de jugement ou par culpabilité, clandestinement ou sous couvert du secret partagé avec leur mère. L’hyménoplastie, qui est une reconstruction chirurgicale consistant à rétrécir les bords de l’hymen défloré afin de donner l’illusion de la virginité lors de la nuit des noces (Cook et Dickens), se révèle alors un moyen de restaurer une image de femme complaisante avec les lois surmoïques, soumise par le don de sa virginité. Il n’est pas rare non plus que des femmes se protègent de la défloration en ayant recours à des pratiques sexuelles davantage dissimulables, tels que le coït inter-fémoral ou anal (Yasmine, El Salibi, El Kak, Ghandour, 2015).

Notre propos se veut constituer un éclairage sur les conflits et la souffrance psychique chez les femmes immigrées en France ayant vécu des relations sexuelles avant le mariage. Pour ce faire, nous présenterons de prime abord la spécificité et la méthodologie de notre recherche en psychologie clinique et psychopathologie pour clarifier d’abord la sexualité féminine libanaise à l’épreuve du Surmoi culturel, pour ensuite présenter les représentations et les affects de honte et de culpabilité résultants de la transgression du « tabou de la virginité » dans le contexte migratoire.

Méthodologie de notre recherche

Notre projet initial était constitué d’une démarche visant à comparer un échantillon de 12 femmes libanaises de confessions chrétienne et musulmane vivant en France et un échantillon de 12 femmes libanaises de confessions chrétienne et musulmane vivant au Liban. Le but était de comparer le fonctionnement psychique des femmes des 2 échantillons. Mais plusieurs difficultés de recrutement avec nombre refus et désistements, qui sont déjà un premier résultat de la recherche, nous ont obligée à modifier la méthodologie initiale. Aujourd’hui, le projet est donc mené auprès d’un groupe constitué de 6 femmes de confession chrétienne qui sont nées au Liban, sont célibataires, âgées de 25 à 35 ans, et vivent en France depuis au moins 2 ans.

Notre méthodologie est basée sur un entretien semi-directif où chaque jeune femme a été invitée à aborder certains thèmes comme les raisons de sa venue en France, son mode de vie au Liban et en France eu égard à son expérience personnelle, la représentation que chacune a d’elle-même et de la femme occidentale, etc. Pour ensuite aborder certaines questions concernant la sexualité : propre perception de la sexualité avant le mariage, représentation de la virginité et du mariage, normes, images auxquelles chacune est tenue de se conformer et propre vécu de la sexualité. La deuxième rencontre clinique est consacrée à la passation de deux épreuves projectives, le Rorschach et le TAT, complémentaires pour investiguer les modalités de fonctionnement psychique (conflits psychiques, problématique identificatoire et narcissique, représentation de soi et d’objet, liaison entre affects et représentations, etc.).

La plupart des femmes rencontrées dans notre recherche n’ont pu avoir des relations sexuelles que lorsqu’elles sont venues en France pour un long séjour. Des entretiens que nous avons menés, nous avons dégagé sans ambages une commune expérience concernant l’inégalité entre femme et homme, la discrimination de la société libanaise quant à la transgression du tabou de la virginité avant le mariage, la conséquente pression du mariage des femmes, la crainte de ne plus pouvoir se marier en cas de transgression du tabou de la virginité, l’emprise maternelle sur la sexualité féminine, et le recours de certaines à des subterfuges et aménagements psychiques.

La sexualité féminine libanaise à l’épreuve du Surmoi culturel

Le conflit psychique des femmes libanaises mobilise à la fois un conflit entre le Moi et le Surmoi mais aussi entre le Surmoi individuel et le Surmoi culturel, pétri de lois symboliques et de normes culturelles. Eiguer définit trois voies dans la formation du Surmoi individuel : « les interdictions, les identifications et la sollicitude » (Eiguer, 2007, p. 44). Le Surmoi est l’héritier du complexe d’OEdipe. Suivre le Surmoi des parents permet l’inscription de l’enfant dans son identification à eux. « Certaines contraintes peuvent éteindre chez l’enfant l’élan de créativité ou potentialiser ses craintes et douleurs. Le Surmoi est vécu à ce moment- là comme sévère et cruel, exigeant renoncement, sacrifice et autopunition » (Ibid., p. 45).

Tel est potentiellement le cas dans le fonctionnement psychique des femmes libanaises ayant transgressé le tabou de la virginité puisque leur contrainte est de respecter les lois des parents par peur de perdre leur amour, ce qui engendre une angoisse dite « angoisse morale » (Ibid., p. 45). Mais l’autre voie qu’est la sollicitude « conflue à la formation du Surmoi. […] Toutefois l’enfant a fréquemment le sentiment qu’il ne les [ses parents] satisfait pas assez ou pas de façon conforme à leur don. Il peut alors nourrir un fort sentiment de faute et se sentir vivre perpétuellement en dette envers eux. Si ce sentiment de culpabilité est modéré, il s’intègre au sentiment de culpabilité surmoïque » (Ibid., p. 45). Chez la femme libanaise, cette dimension ressemble à une dette qu’elle doit payer à ses parents. Certaines cherchent à sceller rapidement un mariage pour légitimer la défloration.

Ces trois voies sont apparentes dans le confit intrapsychique des femmes libanaises immigrées. En effet, du moment où la femme libanaise a eu des relations sexuelles avant le mariage, vécues et considérées comme transgressives, il y a une reviviscence de ces voies et des problématiques oedipiennes et surmoïques associées. La reviviscence de l’angoisse de castration risque alors d’engendrer des affects de honte et de culpabilité. La femme libanaise s’identifie au Surmoi de ses parents qui leur a été transmis par leurs propres parents et qui est donc rattaché aux ancêtres et a fortiori à l’encadrement religieux très présent au Liban. Ces derniers donnent l’obligation de la respectabilité des prescriptions et assurent le caractère constructif des lois et des normes, validées par des représentations religieuses et familiales.

Si l’angoisse engendrée par la transgression du tabou de la virginité est une problématique cruciale au Liban, on sait qu’elle est une problématique majeure dans bien des cultures et des pays. Freud lui-même a écrit un texte sur cette question en 1918 pour exposer divers facteurs susceptibles d’expliquer ce tabou chez les peuples primitifs. Si la première explication est centrée à la crainte des primitifs liée à la perte de sang, à la défloration et à la menstruation et si la troisième explication est que la femme est entièrement taboue, la deuxième est centrée sur l’angoisse comme conséquence de l’éloignement et de l’opposition à ce qui est normalement habituel. Dans le cas de la sexualité féminine au Liban, cette angoisse serait conséquente à la transgression du tabou de la virginité, en s’écartant des exigences du Surmoi culturel, et de ce qui est habituellement attendu de la femme. Freud soutient qu’« une deuxième explication se détourne également du domaine sexuel, mais elle a une grande portée dans le domaine général. Elle allègue que le primitif est la proie d’une disposition anxieuse persistante et toujours à l’affût. […] Cette disposition anxieuse se révèlera plus violemment dans des circonstances qui s’écartent d’une façon ou d’une autre de l’habituel, en apportant quelque chose de nouveau, d’inattendu, d’incompris, d’inquiétant » (Freud, 1918, p.70).

Pour Khair Badawi (2000, p. 1775) « les outils du social sont la famille, l’école et le mariage, […] dans la sexualité en particulier, ces outils constituaient des forces collectives du refoulement et contribuaient à la formation d’un Surmoi tyrannique et culpabilisant ». Si le Surmoi individuel est constitué par identification aux parents et au Surmoi de ceux-ci constituant un Idéal de Moi, le Surmoi culturel serait lié aux idéaux auxquels tout individu d’une culture doit se conformer pour devenir et demeurer un membre de la communauté, au risque sinon de l’exclusion et de l’abandon. Le Surmoi culturel serait donc le Surmoi collectif de cette même culture. Cette nouvelle instance, vient marquer davantage la sévérité des lois et de l’Idéal du Moi que les femmes doivent respecter et auxquels elles sont tenues de s’identifier. Le Surmoi culturel serait donc l’idéal transmis et valorisé socialement imposant la virginité aux femmes jusqu’au mariage. Il faut préciser que le Surmoi culturel a évolué. Il n’est plus comme il a été décrit par Freud (1912, p. 62) où la femme était souvent qualifiée de « frigide », et inscrite dans un contexte social limité aux tâches ménagères et éducatives des enfants. Les dernières générations de femmes au Liban, notamment dans les niveaux socioculturels élevés, s’investissent dans le monde professionnel, entreprennent des études supérieures, souvent à l’étranger et adoptent des modèles « occidentalisés ». Elles témoignent ainsi que, contrairement à ce que Freud évoquait, elles n’ont ni « inhibition de la pensée », ni « infériorité intellectuelle » limitée à leur dimension physiologique (Freud, 1908, p. 42).

Au Liban, tous les membres de la famille sont concernés par l’honneur des filles et s’attendent à ce qu’elles demeurent vierges jusqu’au mariage. Le pouvoir de garder cette intégrité est en grande partie délégué à la mère. Couchard (1991, p. 177) précise que « c’est à [la mère] qu’incombe le “dressage” de la fille, son éducation aux modèles féminins de soumission et de pudeur. […] C’est la mère qui garantit le respect de l’idéal du moi du groupe ». D’une part, la mère serait l’agent principal de la transmission des lois sociales quant à la virginité; d’autre part, elle constituerait une emprise sur le corps de sa fille contribuant à l’intériorisation d’un Surmoi exigeant et tyrannique. C’est au nom de l’hymen, de sa fétichisation et de sa sacralisation, que la mère et le Surmoi culturel de la société libanaise ont maintenu une emprise sur le sexe des femmes, faisant effraction jusqu’au « dedans » du psychisme de la femme. Cet organe fétichisé est idéalisé au Liban dans tous les groupes socio- culturels qui exigent des preuves patentes de pureté jusqu’au mariage.

La réponse de Nadine, 25 ans, chrétienne maronite, immigrée depuis 4 ans, à la planche 5 du TAT, illustre notre réflexion sur l’instance surmoïque interdictrice (Annexe, Tableau I). Le discours est en effet encombré de temps de latence intra-récits nombreux. Des procédés de doutes et des précautions verbales avec hésitations entre interprétations différentes sont présents, témoignant de l’ambivalence pulsionnelle. L’histoire commence par une description avec attachement aux détails, précision spatiale et temporelle avec des troubles de la syntaxe qui se manifestent quand Nadine évoque un symbolisme transparent (« elle entend un bruit », « c’est la nuit », « une personne qui ne dort pas »; « elle est concentrée, elle veut voir ce qui se passe ») qui ne sont développés que grâce à la relance de la clinicienne. Des allers/retours entre l’expression pulsionnelle et la défense se mettent en place avec imprécision, voire évitement du conflit (« c’est quoi ?… je ne sais pas »; « un truc bizarre qu’elle l’attendait pas »). L’image féminine qui ouvre la porte et qui regarde à l’intérieur de la pièce est vécue comme une instance surmoïque interdictrice qui peut venir surprendre une scène potentiellement transgressive qui est atténuée tout en gardant sa dimension troublée en fin du récit : « son mari… téléphone à quelqu’un… soit son fils qui fume une cigarette ». Ces deux interprétations ont été jugées par Nadine comme « quelque chose de faux et d’inadmissible, qui n’est pas juste » qui évoque la « déception » de la figure maternelle. Nadine évoque l’instance surmoïque en utilisant des mots en libanais faisant référence à son Surmoi culturel pour transformer l’expression pulsionnelle et porter jugement à l’encontre du sexuel, « faux et inadmissible ».

La honte et la culpabilité résultant de la transgression du « tabou de la virginité » dans le contexte migratoire

La recherche que nous conduisons implique de prendre en compte l’implication du contexte migratoire. Se pose de fait la question d’une modification potentielle du Surmoi culturel, ces femmes émigrées se confrontant chaque jour à des référents normatifs, à des repères sociaux, partant, à un Surmoi culturel différent des leurs, a priori moins exigeants que ceux de leur culture de base. Est ainsi soulevée la question passionnante des conséquences de la confrontation entre réalité interne et réalité externe. La migration et la séparation d’avec le contexte socio-éducatif originel promeuvent-elles une plus grande autonomie et liberté psychiques par rapport aux modèles ? Ou, au contraire, accentuentelles la conflictualité intrapsychique, le désir étant pris entre l’attraction de l’occident et la fidélité aux racines ?

En France, ces femmes ne sont pas confrontées au tabou de la virginité avec la même prégnance; la transgression de ce tabou, ou le compromis de la sexualité se révèlent de fait potentiellement favorisés. Mais ces derniers ainsi que le vécu d’une certaine liberté sexuelle, ne garantissent pas pour autant l’abolition du conflit intrapsychique, elles peuvent même aggraver les affects de honte et de culpabilité plutôt que de soutenir un dégagement de ce conflit.

Les femmes immigrées sont tiraillées par le conflit entre le Surmoi individuel et le Surmoi culturel, résultant de l’opposition entre l’idéal valorisé socialement et le refus de s’y soumettre. On comprend de fait comment ce conflit peut se déployer avec force, voire virulence, lorsque l’enjeu concerne la transgression du tabou de la virginité : l’immigrée rompt avec les codes sociaux et surmoïques et s’affronte au sentiment de honte qui engendre l’angoisse morale, laquelle ravive un sentiment de culpabilité complexe où oeuvrent à la fois la rupture avec le Surmoi culturel et religieux et la transgression qui met en échec l’éducation et les principes de pureté. Caractérisé par un va-etvient entre le désir et l’inadmissible avant le mariage, ce processus conflictuel va prendre « l’allure d’un message paradoxal, […] permettre et interdire à la fois » (Khair Badawi, 2000, p. 1779).

De ce fait, les aménagements et conduites sexuelles subterfuges telles que l’hyménoplastie seront un moyen de contourner la fétichisation de l’hymen. La femme émigrée qui est allée « trop loin » dans son expérience amoureuse et qui n’est plus vierge, est potentiellement saisie par une conflictualité intrapsychique nourrie d’affects et de représentations de honte et de culpabilité. Il importe de fait de saisir la façon dont elle va les traiter au plan psychique pour tenter de juguler la tension psychique conséquente. On aurait pu s’attendre à un recours conséquent à des conduites de clivage ou des aménagements en faux self, mais on observe plutôt des conduites d’aménagements contrastés au plan psychique et comportemental (deux garde-robes différentes, par exemple), sans pour autant que cela remette en question la dimension intrapsychique du conflit, c’est-à-dire tout à la fois la production du désir et la conscience des interdits tantôt à respecter, tantôt à contourner. La réponse de Maya, 29 ans, chrétienne maronite, immigrée depuis 7 ans, à la planche III du Rorschach illustre la conflictualité psychique caractérisée par un aller/retour entre l’expression pulsionnelle et la défense (Annexe, Tableau II). Le contraste s’avère saisissant entre le protocole donné spontanément et la reprise défensive mobilisée à l’enquête. Si la relation entre les personnages (réponse banale) n’est pas traitée, les contenus sexuels (« ovaires; sang; appareil génital féminin ») sont de prime abord assumés, mais aussitôt associés à une représentation dysphorique qui malmène la rigueur syntaxique (« visage avec de grosses (sic) yeux noirs »). Les troubles syntaxiques, doutes et hésitations dans les réponses, l’accélération vers la fin du discours, les rires répétées témoignent des réactions défensives face aux réponses sexuelles qu’elle livre. Ce n’est qu’à l’enquête, après l’appel à la clinicienne, que Maya peut dire qu’il s’agit « de créatures féminines » ayant des attributs sexuels pluriels (« bec, seins, fesses »), mais elle n’en reste pas moins saisie par l’évidence du visage humain doté de gros yeux. De fait, et plus encore, elle semble avoir refoulé sa réponse « appareil génital » qu’elle ne reconnaît pas comme telle, et qu’elle annule à l’enquête en s’excusant d’avoir pu livrer une telle réponse à valence sexuelle. Dans ses réponses défensives et ses réactions marquées d’angoisse à la passation et à l’enquête, Maya évoque explicitement sa difficulté à assumer des représentations sexuelles comme étant siennes, vécues comme interdites, voire sources de honte et de culpabilité, ce qu’elle peut évoquer en entretien clinique lorsqu’elle revendique son choix de ne pas avoir des relations sexuelles avant le mariage, par conviction religieuse.

Au Liban, le mariage est une étape cruciale pour les femmes : « Qu’elles soient musulmanes ou chrétiennes, […] le mariage se présente souvent comme un destin social ou une fatalité » (Cheaib, 2013, p. 256). La femme ne peut être perçue qu’en tant que mère, une femme pure et idéale puisque l’aspect sexuel de la femme au Liban ne lui appartient pas. Il existe ainsi au Liban une double image de la femme ancrée par un clivage entre la femme maternelle et la femme sexuée. C’est à travers ce clivage et les angoisses du féminin (Schaeffer, 2013, 2015; Khair Badawi, 1992), que réside le conflit des femmes ayant transgressé le tabou de la virginité. Pour Schaeffer (2015, p. 46), le coeur du tabou est centré sur la femme qui « est tout à la fois “autre”, “sexuelle”, “impure” et “castratrice”. » Le lien du sang à la femme préside sur son destin de femme maternelle via la menstruation, symbole de fécondité. Mais aussi femme sexuelle par le sang, celui qui coule après le premier rapport sexuel (qui doit avoir lieu à la nuit des noces selon les normes libanaises), passeport et garantie de sa dimension pure dans le regard de son mari et dans le regard de la société.

D’ailleurs, plusieurs femmes utilisent aux entretiens cliniques le terme de « passage à l’acte sexuel » pour parler de leur sexualité et de leur expérience amoureuse avant le mariage. Cette expression trahit par son manque de nuance le regard tout puissant des instances surmoïques qui définissent la sexualité de la femme libanaise avant le mariage comme un « acte criminel » du fait de sa dimension transgressive. Ce regard prescripteur et interdicteur participant de la réalité externe s’associe aux intériorisations et aux identifications de ces femmes aux injonctions formulées pour alimenter, parfois avec force, un vécu de honte et de culpabilité dont la dimension de psychopathologie de la vie quotidienne, parfois source de souffrance notable, ne doit pas être mésestimée.

L’hymen ouvert par la défloration est vécu comme une perte et un défaut de contrôle; et cette angoisse de séparation s’avère d’avec une partie sacralisée de soi mais aussi d’une perte d’un intérieur qui risque de dévoiler l’opposition à l’emprise maternelle d’une part, et à son lien oedipien d’autre part. En effet, le discours des mères tel que rapporté par leurs filles immigrées évoquait une violence psychique difficilement supportable, engageant au contraire la volonté de se différencier d’elles surtout en cas de transgression.

Mira, 30 ans, chrétienne grec-orthodoxe reprend en larmes les paroles de sa mère : « Tu es une pute, tu as souillé ton image et mon image et celle de la famille. Tu sais bien que la relation sexuelle avant le mariage n’est pas autorisée ! Tu nous fais honte ! » Le discours maternel de Mira est porteur d’interdits et de restrictions qui peuplent l’univers de cette femme cherchant à se construire et à se différencier de sa mère et de sa culture. Plus tard dans l’entretien, Mira dit : « Je ne veux pas être comme ma mère, je veux être comme les femmes en France, libres en assumant leur sexualité. Mais parfois je me demande si ma mère n’a pas raison. »

Bien que certaines disent assumer leur sexualité avant le mariage, certaines ont deux modes de vies différents en France et au Liban. Si elles cherchent à s’identifier à l’Occident, et aspirent à assouplir leur rapport aux instances surmoïques, la tension interne n’en est parfois que plus nourrie de représentations et d’affects de honte et de culpabilité. Par exemple, en France, Mira met en valeur sa féminité par le port de jupes/robes, de hauts sans manches. Par contre, une fois rentrée au Liban, sa garderobe est différente car elle ne peut se permettre de s’habiller comme en France. Elle se contente des pantalons, des hauts à manches courtes ou mieux longues.

Il y a donc souvent chez ces femmes, un aller/ retour entre désir et interdit, témoin de l’ambivalence quant à l’expérience sexuelle et d’un conflit avec cette position de différenciation marquée par un sentiment d’instabilité et de conflictualité psychique. Ce mouvement de culpabilité et de honte est en lien avec la dévalorisation de soi affectée par le jugement, le regard de l’homme, de la femme-mère et de la société libanaise. D’ailleurs, nous avons repéré dans la majorité de nos entretiens et protocoles une reviviscence de l’angoisse de castration, des angoisses de perte des limites de l’intégrité du corps, des angoisses d’abandon, des affects et des représentations de honte et de culpabilité, et de la conflictualité psychique identificatoire et objectale entre le désir du choix sexuel et l’instance surmoïque interdictrice.

Conclusion

Au Liban, le tabou de la virginité est porteur de l’ambivalence du sacré et de l’impur. Le mariage demeure le seul moyen qui autorise la sexualité. La femme n’a le droit d’avoir une sexualité qu’après le mariage, sexualité légitimée par la rencontre de l’homme unique susceptible de remplacer le père.

D’ailleurs, cette sacralisation de l’hymen fait écho à ce que Freud a écrit sur Le Tabou de la virginité, évoquant l’importance pour des peuples primitifs « que la jeune fille lorsqu’elle se marie avec un homme n’apporte pas de souvenirs de relations sexuelles qu’elle aurait eues avec un autre. […] Celui qui a apaisé le premier désir amoureux de la jeune fille longtemps et péniblement retenu, et a vaincu, de ce fait, les résistances qu’avaient érigées en elle les influences de son milieu et de son éducation, celui-là établit avec elle une liaison durable qui ne pourra plus s’établir avec un autre homme. […] Il semble bien plutôt que pour ces peuples aussi la défloration est un acte très important, mais qu’elle est devenue chez eux l’objet d’un tabou, d’un interdit qu’il faut qualifier de religieux. Au lieu de réserver au fiancé, le futur époux de la jeune fille, l’accomplissement de cet acte, l’usage veut qu’il lui soit évité » (Freud, 1918, p. 66-67).

En dépit des évidentes différences entre les Libanais et certains peuples primitifs telles que l’exigence de destruction sans coït de l’hymen avant le mariage ou le coït « cérémoniel » ayant pour but de le détruire, mais par un autre homme que l’époux, une similitude se donne à voir et rappelle certains interdits des sociétés primitives, comme celui où il est inconcevable à la femme libanaise de partager ses souvenirs des relations sexuelles du passé avec son époux. D’autres ressemblances semblent se dégager de l’article de Freud quant à l’importance accordée à la virginité chez les primitifs et les Libanais. Cependant, un fort contraste existe entre les sociétés primitives qui attachent une importance majeure à la destruction de l’hymen avant le mariage, et la société libanaise qui attache une aussi grande importance à sa préservation jusqu’au mariage.

D’ailleurs, les instances surmoïques et religieuses libanaises, la femme-mère ne sontelles pas des agents toujours puissants de la transmission des lois quant à la virginité et à la fétichisation de l’hymen ? Les jeunes femmes non mariées, sont ainsi obligées de demeurer dans la lignée intergénérationnelle, et de ne se distinguer en rien dans les principes éducatifs de leur propre mère afin de maintenir la cohésion sociale entre femmes, et entre femmes et hommes. Elles se doivent de garder leur hymen intact jusqu’au mariage. De même, celles qui transgressent le tabou de la virginité ne doivent surtout pas le faire savoir en dévoilant conjointement le souvenir de leur première relation sexuelle. En somme, la femme libanaise est inscrite dans une tension psychique entre ses investissements affectifs et ses investissements sexuels.

D’aucuns prétendent que les moeurs ont changé au Liban, que les jeunes filles se sont libérées de ce tabou en le transgressant. Cela n’est pas conforme à ce que nous observons lors des rencontres avec les femmes immigrées, en tout cas pas du tout généralisable à l’envi. Transgresser n’est pas forcément un acte libérateur en soi. Il met à l’épreuve, on l’a vu, l’organisation du fonctionnement psychique dans son rapport, toujours singulier et cependant aux prises avec les normes culturelles, aux interdits, aux identifications et aux idéaux. Il est vrai que certaines arrivent nonvierges au mariage et sont en quête de différenciation, mais la fétichisation de l’hymen et la virginité sont encore surinvesties dans les normes morales de la société libanaise, comme chez les non-vierges émigrées.

La culture libanaise invite finalement la femme à s’abstenir sexuellement jusqu’au mariage. Elle ne peut exister comme femme que dans un supposé épanouissement de fait grâce à la vie conjugale et à la maternité, pour ensuite, éventuellement, assumer sa deuxième fonction sexuelle au titre d’amante. Au cogito cartésien qui affirme que « je pense donc je suis », la société libanaise via l’emprise maternelle et les exigences du Surmoi culturel impose aux femmes de faire siennes l’affirmation de l’aveu, tant personnel que collectif, tant revendicatif que soumis et consentant : « je saigne à la nuit des noces, donc je suis ».

Liens d’intérêt

L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.

Références

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Annexe

Tableau I.

Réponse de Nadine à la planche 5 du TAT.

Tableau II.

Réponse de Maya à la planche III du Rorschach

Liste des tableaux

Tableau I.

Réponse de Nadine à la planche 5 du TAT.

Tableau II.

Réponse de Maya à la planche III du Rorschach

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