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Perspectives Psy
Volume 55, Numéro 4, octobre-décembre 2016
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Page(s) | 240 - 245 | |
Section | Les attentats... et après ? | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2016554240 | |
Publié en ligne | 1 février 2017 |
À propos du suivi de quelques traumatisés psychiques après les attentats de l’Hyper Cacher et du Bataclan
About the follow-up of psychologically traumatized victims after the terrosrist attacks of the Hypercacher and of the Bataclan
Psychiatre Honoraire des Hôpitaux, OSE, 4, rue Santerre, 75012
Paris, France
La prise d’otages à l’Hyper-Cacher de la Porte de Vincennes avait des caractères particuliers : elle a commencé par le meurtre de plusieurs d’entre eux, un autre a été tué un peu plus tard, et les « otages » savaient que l’agresseur était en relation avec les auteurs du massacre de Charlie Hebdo. Elle s’est prolongée pendant des heures, et certains au moins des « otages » étaient persuadés de leur mort imminente, notamment après la mort des frères Kouachi.
Ce sont ces éléments qui reviennent de manière répétée dans les propos et les affects de quelques-uns de ces « ex-otages », avec lesquels l’auteur de l’article a été amené à entreprendre un travail thérapeutique et qui colorent celui-ci. Il est aussi plus brièvement parlé d’une intervention dans un Établissement dont une des chercheuses a été tuée au Bataclan.
Abstract
The hostages-taking at the Hypercacher supermarket near Paris had special characteristics: several hostages were murdered at its very beginning, another was killed later, and the “hostages” knew the perpetrator was in connection with the massacre of the Charlie Hebdo journalists, two days earlier. It lasted for hours, and at least some of the “hostages” were convinced of their imminent death, especially after the death of the Kouachi brothers.
These elements come repeatedly in the words and emotions of some of these “ex-hostage” with which the author of the article has had to undertake therapeutic work, and they colour the the therapeutic interventions.
This paper also describes more briefly an intervention in an establishment one researcher of which was killed at the Bataclan.
Mots clés : attentats / ESPT / deuil / otages / stress prénatal
Key words: terrorist attacks / PTSD / grief / hostages / prenatal stress
© GEPPSS 2016
Un certain nombre des personnes prises en otages à l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes le 9 janvier 2016 ont été reçues en traitement dans le cadre de la cellule d’Urgence médico-psychologique de l’OSE, association à vocation médicale, éducative et sociale émanant de la communauté juive, mais recevant toutes personnes demandeuses.
Pour notre part, nous avons reçu cinq patients dans ce cadre et nous continuons à suivre trois d’entre eux, ainsi qu’une autre personne qui se disposait à pénétrer dans le magasin au moment où la police survenait (avec un certain nombre d’autres passants, elle a dû refluer sur injonction des forces de l’ordre vers la station d’essence voisine où elle a été retenue pendant tout le déroulé des événements). Du fait de ce nombre restreint de personnes suivies par nous, les éléments cliniques que nous allons rapporter et les réflexions qui s’y rattachent ne revêtent donc aucun caractère général, d’autant que bien évidemment nous n’avons aucune connaissance de l’évolution des personnes qui n’ont pas ressenti la nécessité d’un suivi prolongé.
Disons-le d’emblée : le fait le plus saillant du ressenti de ces otages est la quasi-certitude où ils se trouvaient qu’ils allaient mourir. L’attentat de Charlie Hebdo, deux jours plus tôt, avait le massacre pour seul but. Les otages -du moins ceux qui se trouvaient au rez-dechaussée du magasin, ce qui est le cas de ceux que nous avons reçus- savaient que Coulibaly était en relation avec les frères Kouachi.
Sur le sol du magasin, trois puis quatre corps, après que l’un des otages ait essayé de s’emparer de l’arme du terroriste. L’un d’eux agonisait, gémissant, touché à l’œil. Coulibaly a demandé à l’un des otages que je reçois, et qui se trouvait près de lui : « Est-ce que je l’achève ? » Mon patient n’a pas osé décider de la mort de ce malheureux.
Ce sont de telles images qui, depuis le 11 janvier, hantent les jours et les nuits de ces personnes.
M. et Mme A. sont parmi les premières personnes qui sont venues me consulter, dès le 14 janvier (le mercredi qui suivait le vendredi de la “prise d’otages”). Lors du premier entretien, je les ai reçus ensemble, comme ils le souhaitaient. Monsieur A. raconte les événements; Mme A. se tait pendant presque tout l’entretien, se contentant d’opiner aux paroles de son mari. Quand je me tourne vers elle, elle confirme : « Oui, c’est comme il vous le raconte ». Elle prendra un peu plus la parole lorsque je fais remarquer à M. A., au bout d’un moment, que je voudrais aussi entendre sa femme; mais il est clair que, bien plus que lui, elle est dans une véritable sidération (qui m’apparaît aujourd’hui d’autant plus nette que, plus tard, elle se révèlera plus volubile que M. A.). Le trait saillant de leur récit est qu’à la fois Mme A. avait la sensation de pouvoir s’« appuyer » sur son mari pendant toutes ces heures, mais que tous deux pensaient la même chose : s’« il » nous tue, il n’y aura personne pour nos enfants et notre petit-fils. Tous les deux pensaient beaucoup à leur fille, qui savait qu’ils étaient à l’Hyper Cacher.
Mme A. fait état de crises de larmes depuis vendredi; elle ne dort presque pas, tremble à chaque instant dans son appartement. M. A. a moins de symptômes; ils apparaitront par la suite.
Dans les semaines et les mois qui suivent, et jusqu’à présent, je reçois séparément Mme et M. A. Mme A. a essentiellement développé des symptômes d’angoisse phobique : sursaut à chaque petit bruit dans son appartement dans lequel elle s’enferme à double tour, agoraphobie et surtout impossibilité de se rendre dans les magasins ou les centres commerciaux ou de prendre le métro, elle présente aussi des cauchemars à répétition qui la réveillent et elle ne peut plus se rendormir. La nuit, elle raconte « entendre la voix du terroriste ». Originaire de Tunisie, le drame actuel fait pour elle écho à l’incendie d’un grand magasin où elle se trouvait lorsqu’elle était jeune, à Tunis. Elle avait pu s’enfuir, mais l’incendie avait été suivi d’un pogrome et, pendant deux ans (jusqu’au départ de la famille pour la France), ses parents lui avaient pratiquement interdit de sortir de la maison. Elle avait vécu dans la peur durant ces deux années. Elle me dit « retrouver en France les mêmes persécutions avec les mêmes persécuteurs ».
Certains de ses symptômes s’atténuent peu à peu, surtout lorsque le couple s’absente de Paris pour des vacances. Mais persistent les angoisses phobiques aussi bien à son domicile qu’à l’extérieur. Depuis quelques temps, il lui arrive de sourire lors des entretiens; son sens de l’humour réapparaît.
M. A. quant à lui, paraissait moins touché au début; la symptomatologie actuelle est dominée par les cauchemars et les « rêves éveillés » où il revit telle ou telle scène. Il fait surtout de plus en plus état de l’impression d’« être devenu différent », confinant parfois à un sentiment de perte d’identité. « Mon disque a été entaché » dit-il. En même temps, il a une attitude plus active que sa femme : il sort beaucoup et a, après un temps d’interruption, repris son étude dans un groupe dirigé par un rabbin, groupe dans lequel il trouve une atmosphère très chaleureuse. Mais, pendant longtemps, il n’a plus d’énergie que pour y aller une fois par semaine, au lieu de la fréquentation bihebdomadaire précédemment. Une fois, passant en voiture non loin de l’Hyper Cacher, il en est descendu pour aller féliciter les soldats qui montent depuis lors la garde devant le magasin.
Quand M. et Mme A. sont avec leur petit-fils, ce qui arrive une à deux fois par semaine, ils en arrivent à oublier la terrible aventure qu’ils ont vécue.
Pour Monsieur S., dans la trentaine, les crises d’angoisse n’ont commencé que plusieurs semaines après les événements. Elles ont été précédées par une insomnie; puis sont apparues des ruminations sur ce qui aurait pu se passer s’il avait agi de telle ou telle manière : par exemple s’il avait tenté, comme l’a fait Yoav Hattab qui a été tué, de s’emparer de l’arme. Il a en effet suivi des cours de tir, a une certaine connaissance des armes… Mais il avait vu que le cran d’arrêt n’était pas mis… D’autre part, comme il se trouvait tout près du terroriste, il n’a cessé de lui parler. Il pense que ça a été utile… mais l’autre aurait pu aussi bien le tuer…
Il racontera aussi quelques détails au fil des séances hebdomadaires, et il pourrait légitimement s’enorgueillir de certains; mais en fait il les repasse dans sa tête en se disant que ça aurait pu mal tourner.
Les mois passant, les traits essentiels rémanents du tableau clinique demeurent les réveils nocturnes avec cauchemars et, dans la journée, l’angoisse à chaque fois qu’il est amené soit à fréquenter un commerce cacher, soit à pénétrer dans un grand magasin ou un centre commercial. Comme il ne consomme que des produits cacher, sa vie quotidienne en est rendue très difficile. Lorsqu’il se rend dans un restaurant cacher, il reste à chaque instant sur le qui-vive. Sur le plan professionnel, il était en recherche d’emploi au moment de la prise d’otages. Il a depuis complètement abandonné cette recherche, vivant de quelques revenus et de quelques économies qu’il possède. Il dit comprendre l’importance de se remettre à travailler, mais se dit « démotivé » et remet toujours à plus tard. Il part de temps en temps chez des cousins de Nice, qui tiennent un restaurant cacher et où il se sent beaucoup plus rassuré ( !) 1
À ces trois patients j’ai rapidement prescrit somnifères et tranquillisants. Après un temps variable de l’un à l’autre, j’ai entrepris de réduire les doses, pour enfin conseiller d’espacer les prises un jour ou une nuit sur deux; ce dont ils ont compris l’intérêt, mais ne s’est pas fait sans difficultés.
Avec ces patients, comme avec les autres que j’ai suivis ou que je suis encore, j’ai considéré que l’essentiel de mon travail psychothérapique devait consister à aider ces patients à redonner du sens à la fois à l’événement qu’ils avaient subi et à leur vie en général. Comment donner du sens à ce qui a priori n’en a aucun ? À ce qui ne fait que pointer la fragilité de l’existence humaine, le rôle du hasard, l’absurdité du destin ? Les scènes d’horreur devant les tués, le blessé expirant dans la douleur, le sang répandu, tendent à revenir en boucle, de jour comme de nuit. Sur ce point, c’est en essayant de favoriser le remaniement préconscient et inconscient des scènes qu’il m’a semblé pouvoir exercer mon rôle de psychothérapeute.
Retrouver du sens
Les événements de janvier ont précédé d’un peu moins de deux mois la fête juive de Pourim. Les patients que j’ai reçus, sans être tous de stricts observants, étaient tous très informés des traditions juives. Pourim est une fête très particulière du calendrier juif, célébrant le sauvetage miraculeux de l’ensemble de la population juive de l’Empire Perse à l’époque du Roi « Assuérus » (probablement Xerxès), grâce à l’intervention de la Reine Esther, qui donne son nom à la méguila (rouleau) lue à l’occasion de cette fête. Ainsi, un lien pouvait être établi entre la survie, pour eux presque miraculeuse, de chacun de ces patients et de la grande majorité de leur groupe, et le sens de cette fête. Tâche pourtant très difficile, pour eux comme pour moi, puisque revenait inlassablement la question : « Mais les quatre qui sont morts, pourquoi sont-ils morts ? ». À mon sens, il ne s’agit pas là de « culpabilité du survivant », comme on en parle peut-être pas souvent à bon escient, mais précisément de la difficulté extrême à « lier » psychiquement les scènes d’horreur dont j’ai fait état plus haut.
Attitude active, remaniement préconscient et inconscient des scènes
M. S., encouragé par moi, a de plus en plus en plus parlé du rôle actif et protecteur d’autres personnes qu’il a pu tenir pendant la prise d’otages. Dans ses rêves, il revit des scènes de l’Hyper Cacher, mais n’a pas peur : il sent qu’il va dominer la situation, arracher son arme au terroriste.
À chaque entretien, je reçois séparément Mme puis M. A. Comme Mme A. me parle de la manière dont elle s’est sentie protégée par son époux, je reprends avec sa permission ces paroles avec ce dernier. Ceci est important pour lui, de même que l’attitude active qu’il montre en reprenant progressivement ses études dans la salle d’études d’une synagogue, la reprise de ses courses y compris dans des magasins cacher, l’aide qu’il apporte à un ami dans sa comptabilité, l’initiative qu’il a prise d’aller remercier les soldats devant l’Hyper Cacher. Mme A. a davantage de difficultés à prendre de la distance par rapport à ces événements. Elle ne sent toujours pas autonome pour se déplacer.
Cependant, elle prend une attitude active lorsqu’elle garde son petit-fils, le fils de sa fille qui a tant eu peur lorsqu’elle était à l’Hyper Cacher. Elle amène d’ailleurs deux fois à ma consultation le petit garçon, avec lequel je fais donc connaissance au grand plaisir de sa grand-mère. De plus, c’est elle qui s’occupe de noter les rendez-vous avec moi et autres rendez-vous médicaux de son mari, c’est elle qui est au courant des médicaments qu’il prend…
Et elle rêve beaucoup, en ayant de moins en moins peur dans ces rêves, s’en étonnant d’ailleurs en me les racontant. Dans l’un d’eux, elle lie le moment de la prise d’otages à une scène érotique avec son mari. Comme avec M. S., j’insiste beaucoup avec elle sur cette maîtrise de la situation qu’elle recouvre en rêve, lui montrant que c’est signe de ses progrès vers la guérison. Pour ces patients en effet, ce vers quoi a progressé la thérapie, c’est vers cette possibilité, grâce « au déploiement de l’espace du rêve et de la pensée. .. de reconstruire l’évènement, mais aussi se voir, se vivre et concevoir le monde qui l’entoure différemment. » (Vitry, 2014)
Quelques points communs à tous les patients reçus dans le cadre de la cellule d’urgence
Pour les patients que j’ai reçus dans ce cadre, quelques points communs se dégagent, que je citerai brièvement.
Au début, avec plus ou moins d’intensité, l’esquisse d’un syndrome de Stockholm (McKenzie, 2004; Namniak et al., 2007) lors du premier entretien : ils insistaient parfois beaucoup sur l’attitude pas vraiment « terrorisante » du terroriste (« gentille » dira l’un d’eux; un autre mentionnera qu’il les a autorisés à manger). Ceci s’est dissipé rapidement; très vite ils n’ont plus, dans les entretiens suivants, parlé que de la terreur qu’ils avaient ressentie. J’en conclus qu’il s’agissait d’un processus de défense, correspondant à un déni de la réalité (Freud, 1967) dans le cadre d’un clivage du moi (Freud, 1985) vis-à-vis de cette terreur, processus auquel les patients ont pu renoncer du fait de se sentir soutenus pas la psychothérapie.
Les multiples réunions, entretiens, expertises, avec experts, avocats, magistrats, entraînées par les aspects médico-légaux, et au cours desquels il est redemandé très souvent de raconter à nouveau la prise d’otages, puis de décrire minutieusement les troubles persistants, ont une influence très négative sur le processus de guérison. Il est absurde de traiter ces blessures psychiques de la même façon que les conséquences physiques d’une blessure d’un membre par exemple.
Les attentats ultérieurs ont eu un effet de reviviscence sur les troubles des patients.
Un cas particulier : une personne « indirectement menacée »
Mme T. était enceinte lors de l’attaque du Bataclan. C’est une femme cultivée, elle a un poste de responsabilité dans une grande société du tertiaire. Faisant ses courses aux environs de l’Hyper Cacher, elle avait eu envie d’y entrer, en particulier pour acheter un gâteau. Puis, pensant à l’enfant qu’elle attendait, elle avait remis cet achat à plus tard, se disant que ce ne serait pas bon pour l’enfant à naître, qu’elle y reviendrait plus tard seulement pour acheter d’autres produits, et elle était partie faire une autre course dans les environs. Revenant devant l’Hyper Cacher, elle voit la porte se fermer et est tout d’un coup poussée par la police vers la station d’essence voisine où elle demeure cachée pendant des heures dans un petit espace.
Ce n’était pas la première fois que Mme T. échappait à une catastrophe : une fois, dans un parking, l’ascenseur dans lequel elle se trouvait s’était précipité vers le sol. Elle en avait été quitte pour une intense peur.
Le 9 janvier aussi, elle a eu très peur; elle fait le lien avec la peur lors de l’évènement du parking dès le premier entretien.
Rapidement, ses questions se portent sur le retentissement possible de sa peur sur son enfant. Mon effort se porte alors vers un renversement de la problématique : je lui fais remarquer que son enfant doit certainement « être très fort, puisqu’il vous a sauvée ». Mme T. s’est emparée de cette façon de voir les choses. Elle a donné à son fils un prénom hébreu correspondant à cette force et à ce sauvetage. Je la revois régulièrement, notamment parce que ses enfants aînés, deux filles, lui donnaient un peu de souci, qu’elle avait l’impression d’être débordée. Mais son fils est un enfant magnifique, éveillé, souriant, qu’elle amène fréquemment avec elle lors de ses consultations… pour me le faire admirer ?
Un appel lors des attentats de novembre
Après janvier 2015, un tour de garde téléphonique a été institué à la cellule d’Urgence médico- psychologique de l’OSE. Celle-ci a été contactée le 16 novembre en fin de matinée par l’INED (Institut National d’Études Démographiques), qui avait obtenu ses coordonnées par l’intermédiaire de l’Association française des victimes du terrorisme. Étant de garde téléphonique, je suis à mon tour contacté et me rends immédiatement à l’INED, où, m’a-t-on dit, les étudiants sont très choqués car l’une d’entre eux a été tuée au Bataclan.
Lors de mon arrivée, je vois des étudiants tournant dans la cour. L’une des membres de la direction m’accueille et m’explique que ces étudiants/chercheurs ont donc appris la mort de Valeria, doctorante comme eux. « Voyez, me dit-elle, si vous arrivez à les faire monter dans leur salle pour parler avec eux ». Je m’adresse à eux et leur dis que j’apprends ce qui leur est arrivé, que ceux qui le souhaitent peuvent monter avec moi pour que nous puissions en parler. Presque tous montent en effet, me montrant le chemin. Ils sont environ une vingtaine, assis sur les quatre côtés d’une grande salle.
L’histoire m’est racontée d’abord par une amie très proche de Valeria : elle avait appris dès le samedi que Valeria était au Bataclan avec trois autres personnes et qu’elle avait disparu, mais jusqu’au dimanche soir on ne savait pas si elle était hospitalisée ou se trouvait parmi les morts. Son cadavre fut parmi les derniers à être identifié.
L’un après l’autre, ses camarades me parlent d’elle : « Son nom (de famille) était solaire, me disent-ils, et c’était notre soleil. Si on était déprimé, il suffisait de lui parler cinq minutes, et tout était changé. Nous l’adorions tous ».
Puis ils m’apprennent que le gouvernement italien vient de créer une bourse pour doctorant en sa mémoire, ce qui d’abord les contrarie : « Elle détestait ce gouvernement, et voilà qu’il crée une bourse à son nom, elle qui était toujours fauchée ».
Je me livre alors à ce que j’appellerais un travail de « dégagement par le haut ». Je leur fais remarquer que le gouvernement italien ne fait qu’agir au nom du peuple italien, que cette bourse profitera chaque année à un étudiant comme eux, et perpétuera le nom de leur camarade. Me référant notamment à la tradition juive, je leur rappelle que tant qu’un nom n’est pas oublié, la personne reste d’une certaine manière vivante; que tant que l’on pense à quelqu’un, quelque chose de lui reste présent, et que donc ce qu’elle a apporté à chacun d’entre eux – et il semble que ce soit beaucoup – contribue tant qu’ils s’en souviendront à lui conserver de la vie.
Cette séance dura environ une heure. À l’issue, eux et la Direction me demandèrent de revenir rapidement; rendez-vous fut pris pour la semaine suivante. Mais au jour dit, le rendez- vous a été décommandé : ils étaient tous à Venise, la ville natale de Valeria, pour les obsèques nationales qui lui furent réservées.
Plusieurs étudiants avaient manifesté leur désir de me rencontrer personnellement. Un seul d’entre eux donna suite, pour une consultation. J’imagine que les autres avaient pu faire, grâce aussi à ces obsèques, leur travail de deuil.
En conclusion
J’insisterai sur trois points.
• Le premier, à propos des camarades de Valeria, est le sentiment que j’ai eu que la déstabilisation psychique produite par la haine inhérente au massacre du Bataclan avait eu besoin (peut-être en relation avec les positions politiques de la majorité des enseignants et chercheurs de l’INED) de se trouver projetée, dans un premier temps, sur un adversaire -très innocent dans ce cas particulier, mais satisfaisant comme destinataire des pulsions haineuses en retour : en l’espèce le gouvernement italien-.
• Le second est l’impact, dans le traitement des otages de l’Hyper Cacher, de la situation de régression où les a plongés le fait d’avoir été, pendant tant d’heures, à la complète merci du terroriste.
• Enfin, le sentiment, exprimé par plusieurs de ces ex-otages, d’une part du peu de prise en compte de leur souffrance compte tenu de tous les délais et de toute la bureaucratie auxquels ils sont confrontés; d’autre part de n’être nulle part en sécurité parce que la terrible expérience qu’ils ont traversée n’a en pratique pas entraîné des mesures destinées à éviter la répétition d’événement semblables – confirmation leur en fut donnée par les massacres de novembre à Paris et du 14 juillet à Nice. « Ce qu’on a vécu à l’Hyper Cacher n’a servi à rien » m’a dit l’un d’eux.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- Freud S. (1967). Abrégé de Psychanalyse (A. Berman trad.). Paris : PUF (original, 1938). [Google Scholar]
- Freud S. (1985). Le clivage du moi dans les mécanismes de défense. In : Résultats, idées, problèmes, T. II. (pp. 283–286) (J. Altounian et al. trad.). Paris : PUF (original, 1938). [Google Scholar]
- McKenzie I. (2004). The Stockholm syndrome revisited: hostages, relationships, prediction, control and psychological science. Journal of Police Crisis Negotiations, IV (1), ?, 5–21. [CrossRef] [Google Scholar]
- Namnyak M., Tufton N., Szekely R., Toal M., Worboys S., Sampson E.L. (2007). Stockholm syndrome: psychiatric diagnosis or urban myth? Acta Psychiatrica Scandinavica, CX-VII(1) : 4–11. [Google Scholar]
- Vitry M. (2014). Suivi psychothérapique en différé- chronique. In : Crocq L. (Ed.). Traumatismes psychiques. Prise en charge psychologique des victimes, 2e ed. (pp. 195–201). Paris : Elsevier-Masson. [CrossRef] [Google Scholar]
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