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Perspectives Psy
Volume 55, Numéro 3, juillet-septembre 2016
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Page(s) | 185 - 192 | |
Section | Histoire de la psychiatrie | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2016553185 | |
Publié en ligne | 23 novembre 2016 |
Histoire de l’introduction de la phénoménologie en psychiatrie en France
Partie 1 : Avant la Seconde Guerre mondiale
History of the introduction of the phenomenology in psychiatry in France
Psychiatre, ancien président de Fédération Française de Psychiatrie, 7, place Pinel, 75013
Paris, France
L’introduction de la phénoménologie en psychiatrie dont, en France, le principal artisan fut Eugène Minkowski est étrangement liée en grande partie aux vicissitudes qu’a connues l’Europe pendant la Grande Guerre et à la neutralité pendant ce conflit de la Confédération helvétique ainsi qu’aux drames qu’a connus plus tard notre discipline d’abord en Allemagne sous le IIIe Reich et ensuite pendant la Seconde Guerre mondiale dans toute l’Europe. Ces conflits, outre l’impact dramatique qu’ils on eu sur le sort des malades mentaux dans tout l’ancien continent, ont en effet brutalement interrompu les échanges entre les pays de langue allemande et le nôtre, Minkowski réussissant néanmoins à jouer le rôle de passeur d’idées dans le domaine de la psychopathologie pendant une grande partie du XXe siècle.
Abstract
Introduction in France of psychiatric phenomenology from the beginning to the half of 20th century is strongly linked to Eugene Minkowski. Indeed, despite the political context in Europe (First and Second World war), Minkowski managed to pass psychopathological works between German (and in particular phenomenological psychiatry) and French psychiatry. This paper comes back the role of MInkowski in the introduction of phenomenological psychiatry in France.
Mots clés : psychopathologie / histoire / psychiatrie / conscience / phénoménologie
Key words: psychopathology / history / psychiatry / consciousness / phenomenology
© GEPPSS 2016
Les premières années du XXe siècle
Eugène Minkowski est issu d’une famille de juifs lithuaniens installés depuis longtemps à Varsovie mais il est né en 1885 à Saint-Pétersbourg où il a vécu jeune quelques années avant d’entamer ses études de médecine à la Faculté de Varsovie jusqu’à la fermeture de celle-ci par les autorités à la suite de la révolution manquée de 1905. Il les acheva à Munich où il soutint sa thèse en 1909. Emil Kraepelin (1866-1926) achevait à l’époque d’édifier son système nosographique où prenait une place importante la dementia praecox. Mais pour pouvoir exercer en Russie, Minkowski alla ensuite acquérir un diplôme russe à Kazan où il rencontra sa future femme, Frania Brokman, Françoise, elle-même médecin. Il retourna ensuite à Munich pour y faire cette fois des études de philosophie et, impressionné par la lecture tant de l’Essai sur les données immédiates de la conscience d’Henri Bergson que de la Phénoménologie des sentiments de sympathie de Max Scheler (1874-1928), notons déjà ces deux noms, il songea un temps à abandonner définitivement l’exercice de la médecine pour se consacrer dorénavant exclusivement à la philosophie. Mais à la déclaration de guerre en 1914, risquant d’être arrêté en tant que sujet russe, il se réfugia en Suisse où, grâce à sa femme qui avait travaillé au Burghölzli, il obtint d’Eugen Bleuler (1857-1939) une place d’assistant bénévole dans cette prestigieuse institution. Les tout premiers travaux de Minkowski ont donc été écrits et publiés en allemand entre 1911 et 1914. Il fit la connaissance à Zurich de Ludwig Binswanger (1881-1966) qui avait remplacé Karl Abraham comme assistant de Bleuler et qui a publié en 1917 dans les Schweizer Archiv fur Neurologie und Psychiatrie un article Ueber Phänomelogie, le premier à ma connaissance consacré à la phénoménologie paru dans une revue de psychiatrie. Je reviendrai sur les riches contacts qu’ont eus ces deux médecins-philosophes, tant dans l’entre-deuxguerres qu’après la Deuxième Guerre mondiale, alors que Binswanger avait repris la direction de la prestigieuse clinique familiale de Kreuzlingen où il exercera jusqu’à sa retraite. En 1911 était paru à Leipzig et Vienne, chez Franz Deuticke, le volume Dementia Praecox uber der Gruppe der Schizophrenien écrit pour le Handbuch Der Psychiatrie de Gustav Aschaffenburg par Eugen Bleuler, ouvrage qui ne sera traduit intégralement en français que beaucoup plus tard, en 1993. Deux ans après, en 1913, Edmund Husserl (1859-1938) publie en allemand Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique, puis enfin, en 1936, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, année où il fut rayé de la liste des professeurs de Fribourg-en-Brisgau en raison de ses origines juives. La méthode phénoménologique est, selon Husserl, une « manière de revenir des discours et opinions aux choses mêmes », de décrire et non d’expliquer les actes de pensée par lesquels nous atteignons les « objets logique ou de perception ». Parmi les philosophes qui ont été influencés par la méthode husserlienne, nous pouvons citer à nouveau Scheler dont les écrits ont, comme je viens de le dire, influencé Minkowski quand il étudiait la philosophie à Munich. Mais il est obvie qu’Eugen Bleuler ne pouvait connaître la méthode phénoménologique lorsqu’il écrivait son ouvrage publié en 1911 où il reprend la description de la symptomatologie décrite antérieurement par Kraepelin dans la dementia praecox pour en faire le socle du groupe des psychoses schizophréniques. Or, une manière d’introduire la phénoménologie en psychopathologie serait justement d’utiliser cette méthode pour décrire cette symptomatologie ; c’est ce que Minkowski va faire après la Grande Guerre. Mais revenons à celle-ci où, considérant qu’il ne peut rester neutre, il s’engage en mars 1915 volontairement dans l’armée française, participant comme médecin de bataillon aux sanglantes batailles de la Somme et de Verdun, ce qui lui valut la Croix de guerre, la Légion d’honneur à titre militaire et la Croix de combattant volontaire. En 1915, il esquissait déjà dans les tranchées, lieu propice à la réflexion phénoménologique, des études sur « les caractères fondamentaux de l’élan vital », la « mémoire et l’oubli » et « la phénoménologie de la mort ». À la suite de cette expérience qui, a-t-il dit, l’a ramené définitivement à l’exercice de la médecine, il s’installe, alors qu’il a acquis la nationalité française, à Paris où, pour pouvoir exercer en France, après avoir refait ses études de médecine, il soutient en 1926 une nouvelle thèse sur La notion de perte de contact vital avec la réalité et ses applications à la psychopathologie qui paraît en 1926 chez Jouve et Cie (Minkowski, 1926). Elle est éditée chez Payot en 1927 sous le titre La schizophrénie. Psychopathologie des schizoïdes et des schizophrènes et fera l’objet en 1953 d’une 2e édition revue et augmentée (Minkowski, 1953). La comparaison de ces deux éditions est particulièrement intéressante car elle montre comment ont évolué en trente ans les idées de Minkowski, en particulier en ce qui concerne la méthode phénoménologique, ce que je vais tenter de mettre en évidence surtout pour ce qui est de la psychopathologie des psychoses schizophréniques. Il avait été nommé médecin vacataire chargé d’une consultation de psychothérapie dès l’ouverture de l’Hôpital Henri Rousselle à l’intérieur de l’Asile Sainte-Anne où il a suivi, jusqu’à son départ en retraite, de ce poste de nombreux malades souffrant de schizophrénie dont il rapporte souvent les observations clinique dans ses publications. Signalons qu’en revanche Françoise Minkowska n’a pas refait ses études de médecine en France pour pouvoir y exercer mais qu’elle s’est consacrée à faire connaître dans notre pays, à travers un groupe d’études, le test de Rorschach qu’elle connaissait bien puisqu’elle était l’amie à Zurich de l’épouse, également d’origine russe, de son inventeur, le psychiatrie suisse Hermann Rorschach (1884-1917) qui est mort d’ailleurs peu de mois après la parution de son livre sur Le Psycho-diagnostic. Françoise Minkowska est elle-même morte en novembre 1950 année où s’est tenu en septembre à Paris le Premier Congrès Mondial de Psychiatrie et son nom a été donné à ce groupe ainsi qu’à un Centre médico-social créé en 1960 à Paris.
L’entre-deux-guerres
Mais je vais aussi, pour montrer comment Minkowski a introduit la méthode phénoménologique en psychopathologie, m’appuyer sur plusieurs des 38 écrits qu’il a publiés dans le cadre de L’Évolution psychiatrique. Pendant l’entre-deux-guerres, époque où Paris a connu dans tous les domaines une intense activité intellectuelle, se sont trouvés rassemblés dans cette ville plusieurs médecins d’origine et de formations très diverses, parmi lesquels Minkowski, dont quelques-uns vont fonder en 1926 la Société Psychanalytique de Paris. Surtout, ce groupe a publié en 1925 et 1927 les deux tomes d’un recueil intitulé L’Évolution psychiatrique. Psychanalyse. Psychologie clinique (L’Évolution psychiatrique, 1926-1927) où figure un texte de Minkowski sur La genèse de la notion de schizophrénie. Une page d’histoire contemporaine de la schizophrénie (L’Évolution psychiatrique, 1926-1927, pp. 193-216). Le nom donné pour titre à cet ouvrage collectif évoque celui de L’évolution créatrice publié en 1906 par Henri Bergson (1849-1941), professeur au Collège de France, prix Nobel de Littérature en 1927, et qui s’intéressait particulièrement aux progrès faits par la psychologie à cette époque. Il va servir ensuite pour dénommer une revue, toujours publiée de nos jours après une interruption pendant l’Occupation, par la société de même nom. C’est à travers les activités de cette société que j’ai personnellement fréquenté monsieur Minkowski à la fois intellectuellement et en personne, puisque j’en ai été le secrétaire général, puis le président à la fin du siècle dernier. Il a en effet repris en partie certains de ces articles parus dans L’Évolution psychiatrique dans la deuxième édition de sa thèse. Enfin, cette revue lui a consacré pour ses quatre-vingts ans en 1966 un numéro d’hommage (L’Évolution psychiatrique, 1966) qui ne comprend pas moins de 34 articles signés des grands noms de la psychiatrie européenne dont je citerai certains, ceux qui ont trait à la phénoménologie car il y en a d’autres plus surprenants.
Signalons qu’Eugène Minkowski a été élu membre de la Société médico-psychologique dès 1927 et que, du coup, il publie aussi dans les Annales médico-psychologiques revue fondée, elle, en 1843.
La genèse de la notion de schizophrénie
Dans le texte initial de 1927, Minkowski (Minkowski, 1927) aborde la question dans une perspective historique en retraçant l’évolution de l’histoire des idées depuis celles de B.-A. Morel décrivant la « démence précoce », celles de Kraepelin sur la dementia praecox – Minkowski se réfère à la dernière édition du traité parue en 1913-15, à la critique qu’en ont faite Binet et Simon qui introduisent, nous dit-il, en psychiatrie la notion de « personnalité » et « d’attitudes morbides de la personnalité » (Minkowski, 1927, p. 231), la notion de « folies discordantes » de Chaslin jusqu’à la schizophrénie de Bleuler en 1911, son propre article sur « la schizophrénie et la notion de « maladie mentale » publié en 1921 dans L’Encéphale (Minkowski, 1921), le premier sur le sujet paru dans une revue française, la même que celui intitulé Recherches sur le rôle des complexes dans les manifestations morbides de aliénés et la même année 1921 où Ludwig Binswanger publie Psychoanalyse und klinische Psychiatrie. Minkowski conclut que « la psychopathologie, ainsi que la psychologie d’ailleurs, s’éloigne de plus en plus des « facteurs psychiques élémentaires » ; toutes deux s’orientent vers ce qu’il y a de plus « psychique » en nous ; la notion de personnalité humaine devient de plus en plus leur véritable point de départ et leur but ultime… Certes il y a bien des manières d’aborder l’étude de la personnalité normale, aussi bien que de la personnalité morbide… Deux côtés du problème se posent à nous ; nous pouvons les appeler le côté structural et le côté analytique. Le premier a pour objet d’étudier la structure de la personnalité vivante, de déterminer les phénomènes essentiels dont elle se compose, de voir enfin comment ces phénomènes se comportent et se regroupent quand l’un d’eux fait défaillance, comment ils font face, dans ce cas, à la synthèse de la personnalité et quelles sont les attitudes qui en résultent. Cette analyse se meut uniquement dans le présent et a pour objet le comportement actuel de l’individu… (Minkowski, 1927, p. 235) Le côté psycho-clinique de la conception de Bleuler tend virtuellement vers le même but… Le côté psycho-analytique, lui, s’occupe, s’occupe bien davantage du passé de l’individu et recherche ici les éléments qui viennent se refléter dans le présent en déterminant le contenu psychologiques des symptômes. La conception de Bleuler contient en elle les deux tendances… C’est pourquoi, à un moment donné, l’évolution des conceptions de Bleuler et celles de la psycho-analyse, proprement dite, commencent à diverger ». Minkowski conclut : « nous nous proposons d’étudier ultérieurement son évolution [de la notion de schizophrénie] depuis 1911, c’està- dire depuis l’année où est paru le traité de Bleuler concernant cette affection » (Minkowski, 1927, p. 236). C’est ce qu’il va faire à partir de sa thèse française dans les ouvrages qui l’ont immédiatement suivie (Minkowski, 1921 ; 1926).
La première édition de La Schizophrénie en 1927
Le chapitre I traite de la schizoïdie, de la cycloïdie, de la schizothymie et de la cyclothymie de Kretschmer, et des problèmes posés par l’introduction des notions de schizoïdie et syntonie en tant que fondements de la schizophrénie et de la folie maniaco-dépressive. Nous sommes ici encore très près des idées de Kraepelin telles que celui-ci les avait formulées dans la dernière édition de son Traité. Le chapitre II est plus original puisqu’il traite :
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du trouble essentiel de la schizophrénie et de la pensée schizophrénique. Le trouble essentiel est, nous dit Minkowski, « la perte du contact vital avec la réalité (Minkowski, 1927, p. 65) qu’il rapproche de ce que Janet a dit de la fonction du réel dans la psychasthénie (Notons que Bleuler citait aussi Janet sur ce point) ;
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de la démence intellectuelle et de la démence schizophréniques où il se réfère à l’opposition fondamentale entre l’intelligence et l’instinct faite par Bergson (Minkowski, 1927, p. 69) ;
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de la pensée spatiale des schizophrènes, le rationalisme et le géométrisme morbide. Minkowski avait publié en 1923 dans l’Encéphale avec Joseph Rogues de Fursac (1872-1942) une Contribution à l’étude de la pensée et de l’attitude autistes (Le rationalisme morbide) et cite un article de Françoise Minkowska sur les Troubles essentiels de la schizophrénie paru dans l’Évolution psychiatrique en 1925. Surtout, en partant de ce que Maurice Dide et Paul Guiraud ont dit dans leur Psychiatrie du médecin praticien, à savoir que ce que décrit Janet dans la psychasthénie appartient en fait à la schizophrénie (Minkowski, 2917, p. 97), Minkowski conclut ce chapitre sur la pensée des schizophrènes en disant que : « nous pouvons essayer d’appliquer les vues générales de Bergson d’une façon beaucoup plus étendue en envisageant sous le même angle toute une série de manifestations et de réactions observées chez nos malades et que ceux-ci ne considèrent nullement comme anormales… Pour nos conceptions sur les troubles mentaux, les symptômes dont les malades n’ont pas conscience ont tout autant, sinon davantage, d’importance que ceux qu’ils décrivent comme maladifs » (Minkowski, 1927, p. 97).
Il peut ainsi, dans le chapitre III, étudier le contenu de la psychose, l’autisme et la perte de contact vital avec la réalité et, dans le chapitre IV, les attitudes schizophréniques, les stéréotypies psychiques et la bouderie morbide qui sont en somme ces symptômes dont les malades n’ont pas conscience.
Enfin, dans le chapitre V, il aborde le « caractère thérapeutique de la notion de schizophrénie ». Cette proposition a pu paraître surprenante et même provocante à l’époque où le diagnostic de « schizophrénie » a été connoté péjorativement dans le grand public et jugé stigmatisant, les média l’employant souvent à tort et à travers pour parler d’un « fou criminel » protagoniste de faits-divers sanglants. Pour Minkowski, au contraire, « en psychiatrie, nos concepts thérapeutiques peuvent avoir par eux-mêmes une valeur thérapeutique » et « la notion de perte de contact avec la réalité implique la possibilité de rétablir ce contact, soit entièrement, soit, tout au moins, partiellement » (Minkowski, 1927, p. 183). Il se réfère sur ce point au psychiatre suisse A. Repond qui écrivait : « si nous en voulons au scepticisme thérapeutique dans le traitement de la schizophrénie c’est que cette attitude n’est nullement indifférentes aux résultats du traitement. Nous savons tous en effet combien facilement les schizophrènes peuvent être influencés en bien et surtout en mal, par les suggestions actives ou passives du milieu, de l’entourage, etc. » (Minkowski, 1927, p. 192).
Dans le dernier chapitre sur les « perspectives », Minkowski revient sur l’associationnisme sur lequel, dit-il, Bleuler a fondé la psychopathologie de la schizophrénie en distinguant les symptômes primaires et secondaires et faisant de la Spaltung le signe pathognomonique de la schizophrénie. Surtout, pour lui, la « Spaltung » se différencie de notions telles que la dissociation ou la désagrégation. Là, nous dirons que la pensée et même, le cas échéant, la personne [souligné par moi] se dissocient ou se désagrègent, mais n’userons pas point à son égard des verbes actifs : dissocier ou désagréger, dont il serait le sujet. De sorte que la dissociation et la désagrégation visent avant tout un état de fait que nous constatons directement et qui est une manifestation du processus morbide dont la nature reste à déterminer encore, tandis que la Spaltung va, si l’on peut dire, dans une autre direction en faisant intervenir une activité spécifique de ces malades qui situe et engage bien davantage leur personnalité morbide » (Minkowski, 1927, p. 210). Minkowski emploie toujours alors le terme allemand Spaltung dont la traduction en français pose de redoutables problèmes. Il ajoute qu’« au cours de recherches plus récentes, la Spaltung… s’est imposé avec plus de force… en raison des faits mêmes qu’elle contribuait à mettre à jour. Cela est confirmé par l’ouvrage récent de M.J. Wyrsch, Dien Person der Schizophrenen (Berne, 1949) ». Cette référence est particulièrement intéressante car, outre qu’elle montre que Minkowski intègre dans la 2e édition de La Schizophrénie des données apparues depuis la première ; l’ouvrage de Jakob Wyrsch va être rapidement traduit en français par Jacqueline Verdeaux et cette étude clinique, psychologique et anthropo-phénoménologique de la personne du schizophrène (Wyrsch, 1966) est considérée comme l’une des premières dans le domaine de la « psychiatrie de la personne », courant de pensée qui s’est développée après la Seconde Guerre mondiale. En France, le personnalisme a été surtout représenté par les travaux du philosophe Emmanuel Mounier (1905-1950) qui, influencé lui aussi par les travaux de Bergson, publie en 1947 Le personnalisme. Rappelons que Mounier est le fondateur de la revue Esprit qui a, au milieu du XXe siècle, consacré plusieurs numéros importants à la psychiatrie. Je soulignerai bien volontiers dans une journée consacrée au « soi » qu’on le définit comme « représentant un sujet de personne déterminée », ce qui va dans le sens de cette psychiatrie de la personne. Je pense que, si Minkowski ne traduisait pas Spaltung dans le texte que je viens de citer, c’était pour marquer qu’il ne s’agit pas là pour lui d’un simple mécanisme mais d’un phénomène propre à la schizophrénie, témoignage d’un processus actif. Il le traduira plus tard comme nous allons le voir. Mais nous devons éviter l’erreur de ne pas voir que Minkowski fait état dans la 2e édition de La Schizophrénie de travaux qui sont bien postérieurs à la 1re (avec en particulier ces références à l’anthropo-phénoménologie et au personnalisme) et de les lire comme s’ils étaient contemporains de ses premières formulations.
Après sa thèse, Minkowski publie en 1933 Le temps vécu. Études phénoménologiques et psychopathologiques (Minkowski, 1933) où apparaissent donc cette fois associés dans le sous-titre les adjectifs phénoménologique et psychopathologique, puis, en 1936, Vers une cosmologie. Fragments psychologiques (Minkowski, 1936), ouvrages qui constituent pour lui une trilogie (les deux derniers vont euxaussi avoir des rééditions précédées d’introduction écrites par Minkowski même ou bien, après sa mort, par d’autres mais les textes originaux n’ont pas été modifiés depuis les dates de parution avant-guerre).
Le temps vécu
Cet ouvrage est composé en diptyque, le Livre I étant un « Essai sur l’aspect temporel de la vie » alors que le Livre II est consacré à « la structure spatio-temporelle des troubles mentaux ». Minkowski expose dans le premier volet le devenir et les éléments essentiels du temps-qualité, les caractères essentiels de l’élan personnel et le contact vital avec la réalité, l’avenir, la mort et le passé. Et, dans le second, après un rappel de l’orientation générale des recherches où il parle de la glischroïdie de Françoise Minkowska et de l’automatisme mental de M.de Clérambault (celui-ci allait se suicider un an plus tard), il traite de l’analyse structurale des troubles mentaux, puis de la schizophrénie avec un résumé de sa conception de la psychose maniaco-dépressive citant, à propos des dépressions mélancoliques, les travaux de E. Straus distinguant le temps du moi (Ich-Zeit) et le temps du monde (Welt-Zeit) et ceux de V. Gebsatell, de quelques formes particulières d’états dépressifs et enfin des hypophrénies (débilité mentale et états démentiels), pour conclure par une psychopathologie de l’espace vécu. Ce problème est, nous dit-il, d’apparition récente mais il signale déjà une étude à ce propos publiée en 1933 par son ami Ludwig Binswanger, Das Raumproblem in der Psychopathologie, dont nous reparlerons. Pour lui, l’analyse aboutit à mettre en évidence un phénomène qu’il nomme l’ampleur de vie : « la vie qui se déroule autour de nous et dont nous faisons partie a de l’ampleur » (Minkowski, 1933, p. 373). Ce sont surtout ces travaux de Viktor Emil von Gebsatell (1883-1970) sur la mélancolie dont parle ici Minkowski qui ont par la suite été cités. Par exemple par Hubertus Tellenbach (1914-1994) dans La Mélancolie, ouvrage qui a lui été traduit en français et dont la bibliographie comprend aussi deux articles sur le sujet publiés par Minkowski en 1923 et 1931. Je dois signaler que Le temps vécu a été traduit en anglais et que The Lived Time. Phenomenological and Psychopathological Studies a été publié en 1970 par les Northwersten University Press, Université implantée dans la banlieue nord de Chicago dans l’Illinois. Ce qui a permis que nous citions son nom et six de ses ouvrages dans le chapitre Phenomenology in Henri Ey’s woork and French Psychiatry du Phenomenology Word-Wide publié en anglais chez Kluwer Academic Publishers en 2002 sous la direction de Anna-Teresa Tymiecka, qui nous avait fait le redoutable honneur de nous demander d’exposer aux anglophones ce qu’est la psychopathologie phénoménologique à la française.
Vers une cosmologie
Le dernier ouvrage de cette trilogie est tout à fait différent car il est constitué, nous dit Minkowski, de « fragments » qui sont les notes qu’il avait prises pendant qu’il rédigeait Le Temps vécu et qu’il avait laissées de côté, mais, nous dit-il, cette forme fragmentaire « correspond à l’aspect général de la vie contemporaine. Celle-ci a aussi quelque chose de fragmentaire en elle. À chaque tournant, on se trouve en présence d’une crevasse. Un cataclysme vient de secouer le monde et l’humanité. L’échafaudage sur lequel reposait la vie semble s’être écroulé, et nous ne voyons pas encore aucune idée nouvelle, aucune idée « pacificatrice » se dégager des décombres ; tout au plus des essais de façonner des formules anciennes, des formules « d’avantguerre » selon les besoins du moment. Ils puisent leur force, ou plus exactement un simulacre de force, dans des antithèses irréductibles, dans des cris de lutte et de haine. Et cette lutte rebute par sa brutalité même » (IV, p. 10). En écrivant ceci en 1933 Minkowski se doutait-il de ce que serait cette vie contemporaine après le nouveau cataclysme qui allait frapper à nouveau le monde ? Il acceptera cependant que ces « fragments » soient republiés en 1999 sans qu’il s’agisse là d’une nouvelle édition revue et corrigée.
Le plus important d’entre eux est, selon moi, le fragment no 13, L’homme et ce qu’il a d’humain en lui (Biologie et anthropologie) (IV, pp. 142-153). À propos de la méthode biologique, Minkowski dit qu’elle « tend à remplacer les notions statiques… par des notions dynamiques, cherchant ainsi à mettre partout à la place de choses toutes faites des processus qui, en partant de processus élémentaires, aboutissent, par une évolution progressive, à des effets de la plus haute complexité, chargés toujours de toute la phylogenèse ainsi que de l’ontogenèse du sujet… Les manifestations les plus élevées de la nature humaine, comme la conscience, se trouveraient ainsi préformées dans la série des êtres animés (Syneidesis de von Monakow ») (p. 143). Minkowski cite ici, sans donner des références, précises, l’Introduction biologique à l’étude de la neurologie et de la psychiatrie qu’ont publiée Constantin von Monakow et Raoul Mourgue en 1928. Ceux-ci considérant que le terme « conscience » ne saurait être choisi pour désigner le principe régulateur de la sphère des instincts choisissent celui, probablement d’origine stoïcienne, de synéidisis, qui signifie étymologiquement « conscience morale » (p. 95). Ils citent les travaux d’un Minkowski mais ce n’est pas du nôtre qu’il s’agit mais de son frère aîné Miecyslaw, né en 1884 et mort comme Eugène en 1972, qui était comme von Monakow neurologue à Zurich ; ses travaux ont surtout porté sur l’embryogenèse cérébrale. Ceux de von Monakow et Mourgue ont eu beaucoup d’influence sur les psychiatres français de l’entre-deux-guerres, notamment ceux qui faisaient partie du groupe de L’Évolution psychiatrique, et Raoul Mourgue a publié seul en 1932 un intéressant Essai sur la désintégration de la fonction. Neurobiologie de l’hallucination où, à propos de la « réalité extérieure », il cite la « perte de contact vital avec la réalité » d’E. Minkowski, ici il s’agit bien du nôtre.
Les publications jusqu’en 1940
Minkowski va jusqu’en 1940 continuer à publier soit dans les Annales médico-psychologiques, soit dans L’Évolution psychiatrie de nombreux articles qui seront, pour certains, repris après la guerre dans des recueils sur des sujets divers, notamment sur l’assistance aux enfants difficiles, les hallucinations et toujours sur les orientations de la psychopathologie. Mais son dernier travail important d’avantguerre est constitué par les trois chapitres rédigés pour le Tome VIII, La vie mentale, dirigé par Henri Wallon (1879-1962), de l’Encyclopédie française, publié en 1938 qui sera le dernier à paraître puisque la publication de cette encyclopédie interrompue par la guerre ne sera pas reprise après. Minkowski y traite respectivement du problème de constitutions, des délires et des troubles de la conduite et des psychoses d’involution. Enfin, il contribue au « Centenaire de Théodule Ribot » par un « Essai sur Pierre Janet », lequel avait succédé, en 1919, à Ribot au Collège de France ; enfin, en 1939, Minkowski contribue cette fois aux Mélanges offert en 1939 à Pierre Janet pour son soixantième anniversaire par un autre essai sur La droiture (Phénoménologie du doit chemin) où il indique qu’il a montré dans Le temps vécu « devant » dans ses applications temporelles, loin d’être une simple figure de rhétorique, est un des éléments constitutifs de l’avenir vécu. Cet avenir se recrée, s’épanouit devant nous… et droit et devant ne font qu’un ici. En écrivant ceci, Minkowski pensait-il à l’avenir qu’allait vivre le monde à partir de 1939 ?
Notons qu’alors que, si les Annales médicopsychologiques ont continué à être publiées pendant la guerre et l’Occupation, en revanche L’Évolution psychiatrique a suspendu sa parution pendant ces années sombres et ne l’a reprise qu’en 1945.
Au temps de l’étoile jaune
Lors d’une réunion de l’OSE (Société de Protection de la Santé des Populations juives) qui s’est tenue à Paris le 22 avril 1945, Eugène Minkowski retraça rétrospectivement dans un discours son existence et celle de ses proches en ce « temps de l’étoile jaune » où nombre d’entre eux furent exterminés. La lecture de ce texte qui est accompagné de deux allocutions, l’une du Dr E. Bessière qui était médecin à Sainte-Anne et l’autre du Dr V. Crémer, membre de l’OSE, est très émouvante en raison de la simplicité du ton employé par l’orateur qui parvient même à faire de l’ironie en parlant de certaines circonstances dramatiques. Minkowski nous précise qu’il put obtenir fin 1940 du Dr Léon Marchand un poste d’interne à Sainte-Anne, ce qui fit de lui dit-il « le plus vieil interne de France et de Navarre » pendant qu’il occupait avec sa femme une chambre dans l’appartement de fonction de Bessière ; il put continuer à assurer sa consultation à l’Hôpital Henri Rousselle malgré l’interdiction d’exercice de la médecine faite aux juifs. Une des interdictions qui le frappa le plus douloureusement fut celle de publier même si l’on continuait à vendre Vers une cosmologie et qu’un éditeur qui lui avait demandé d’écrire un Traité de psychopathologie l’annonçait déjà alors dans la liste des « ouvrages à paraître » ; il ne paraîtra qu’en 1966 (Minkowski, 1966).
Comme il l’a raconté lui-même, Eugène Minkowski réussit à échapper par miracle à la déportation car, arrêté avec sa femme à leur domicile familial par des policiers français, ceux-ci laissèrent échapper leur fille cadette Jeannine qui parvint à alerter un collègue ami, le Dr Michel Cénac, membre de l’Évolution psychiatrique, qui obtint dans la nuit du Préfet de Police que le couple ne soit pas remis aux autorités allemandes. Notons que Minkowski est parvenu à publier en 1941 dans les Archives suisses de psychiatrie et de neurologie un hommage à Eugen Bleuler lequel était mort en 1939, année où il avait publié sa nécrologie dans les Annales. Président de la Société de protection des populations juives (OSE), il parvint à évacuer en Zone sud plus de 2 000 enfants qui furent ainsi sauvés mais il évoque aussi la mémoire de ceux de ses collaborateurs dans cette association qui furent déportés. Après la Guerre sera créé un service de consultations destiné aux réfugiés d’Europe centrale qui est devenu le Centre Françoise et Eugène Minkowski où sont ouvertes actuellement des consultations pour des émigrés de toutes les cultures dispensées par des psychiatres connaissant celles-ci et parlant les langues ou dialectes correspondants.
En 1945, Eugène Minkowski plaisante en disant que l’on commence à parler de lui surtout comme le père du célèbre pédiatre Alexandre mais celui-ci à son tour finira par être connu comme le père du célèbre chef d’orchestre Marc. Alexandre Minkowski racontait comment il avait été dissuadé de devenir psychiatre en accompagnant ses parents qui, pour se changer les idées, allaient passer le dimanche chez leurs amis les Guiraud qui habitaient le logement de fonction du docteur Paul Guiraud médecin-chef à l’asile de Villejuif où l’on passait cette « journée à la campagne » à parler de psychopathologie.
Le dossier administratif d’Eugène Minkowski a été conservé aux archives de Sainte-Anne et il est passionnant à consulter. On y trouve les pièces de sa nomination, dès sa soutenance de thèse comme vacataire chargé d’une consultation de psychothérapie à l’Hôpital Henri Rousselle qui venait d’être ouvert dans l’Asile, les questionnaires qu’il a remplis à la suite du nouveau statut des juifs de juin 1940 qui aurait dû lui interdire d’exercer mais il y fait état de sa qualité d’ancien combattant de 14-18, de chevalier de la Légion d’Honneur, de titulaire de la Croix de guerre qui constituaient des exceptions à l’application de ce statut. Il est même chargé de vacations supplémentaires en raison de l’absence d’autres titulaires et, enfin, l’arrêté de mise à la retraite en fonction du nouvel âge légal fixé après la guerre.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
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