Numéro
Perspectives Psy
Volume 54, Numéro 2, avril-juin 2015
Page(s) 187 - 193
Section Libre cours/Forum
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2015542187
Publié en ligne 11 août 2015

Il y a cinq ans environ l’Aide Sociale à l’Enfance de Paris a impulsé la création de quelques structures susceptibles d’accueillir des adolescents nécessitant une prise en charge éducative mais présentant également des troubles psychiques à forte expression comportementale qui rendaient impossible leur séjour en Maisons d’enfants à caractère social (MECS) classiques. Plusieurs dizaines de ces adolescents se trouvaient alors hébergés en hôtel, accompagnés par des éducateurs qui se succédaient nuit et jour auprès d’eux.

Ces quelques structures ont en commun d’être de petite taille, d’avoir des équipes renforcées (davantage d’éducateurs, des psychiatres et des psychologues) et d’être bâties en principe sur des engagements partenariaux forts (avec l’Aide Sociale à l’Enfance, la psychiatrie, la Protection Judiciaire de le Jeunesse, l’Éducation nationale, les organismes d’insertion, etc.).

L’espace Cortot est l’une d’entre elles : c’est une unité d’accueil à temps complet pour sept adolescents âgés de 14 à 18 ans. Fondée par l’association Jean Cotxet, elle a ouvert ses portes en 2010. Bien que distincte, elle est inscrite dans le cadre dans le cadre d’une MECS de l’association (Maison du Sacré-Cœur, Paris 18e).

Les réflexions qui suivent sont issues de notre travail dans cette structure, des très nombreux échanges qui, au sein de l’équipe et au niveau de l’institution dans son ensemble, ont bordé ce travail depuis quatre ans, et également de rencontres avec des équipes qui mènent un travail analogue dans ce qu’on nomme habituellement dans le cadre de l’Aide Sociale à l’Enfance les « micro-structures » (par opposition aux services des MECS qui sont de plus grande taille).

Les adolescents « difficiles » : clinique grégaire ?

Avec des adolescents qui parlent peu ou pas, mais qui agissent, souvent violemment, et qui font peur (à cause de leurs actes, mais aussi à cause de leurs malheurs), avec des familles estampillées du côté de la carence, qu’on ne voit souvent pas, qui parlent peu elles aussi quand on les voit, le risque est grand de parler pour eux, de passer à côté d’une clinique individuelle, précise, de céder à la tentation d’une clinique grégaire ou sociétale (d’autant plus facilement que la « prise en charge » des adolescents concernés relève de la Protection sociale).

Les histoires (anamnèses) ont tendance à s’effondrer dans des faits bruts parfois très peu contextualisés qui scandent la litanie des carences, le « sujet » disparaît souvent sous le dossier qui n’est pas véritablement celui de son histoire personnelle et familiale mais le catalogue des traumatismes et des préjudices qu’il a subi, et de plus en plus au fil du temps des tentatives de remédiations sociales qu’il a suscité.

Cela se comprend. Il s’agit le plus souvent d’une clinique de la souffrance sociale en chaîne, qui prend souvent l’allure d’une destinée, peu loquace. Les déliaisons prennent le pas sur les liens, la violence tient lieu de discours, et c’est le négatif qui légitime l’intervention de la société : traumatismes, dols, carences, dommages… C’est d’abord cela que l’on entend et que l’on voit lorsqu’on les rencontre dans les chemins de la Protection sociale : peu leur histoire vivante, plus souvent l’accumulation de revers jalonnant un parcours fatal…

Le diagnostic « grégaire » les situe en masse du côté du malheur; en soi ce n’est pas faux mais cela écrase parfois le reste : seule leur histoire personnelle et celle de leur famille – malgré tous les déficits et traumatismes – sont vivantes au sens où elles sont le seul bien qui les fonde.

Il faut donc y consacrer toute l’attention et l’exigence nécessaires pour bien distinguer dans la masse des adolescents « qui font souffrir parce qu’ils ont souffert », l’adolescent à nul autre pareil. Ceci ne veut pas dire qu’il s’agisse de l’engager au plus tôt dans un travail psychothérapique individuel. Ce ne sont pas des clients naturels de la psychiatrie. C’est en milieu éducatif qu’il faut les écouter et les soigner, chacun d’entre eux dans un cadre collectif. C’est bien en groupe, au moins dans un premier temps et peut-être pour longtemps, au sein même du travail éducatif que le que le soin a des chances de pouvoir se produire.

Le premier soin consiste à les distinguer, à les faire naître sous la gangue pesante de leur costume social.

Ça passe très vite…

Les quelques années qu’ils passent avec nous, ça passe très vite. En deux ou trois ans au mieux, il faut tout faire : les aider à se réconcilier avec le passé et les préparer le moins mal possible à s’insérer socialement. Tenir les deux bouts : le passé et l’avenir avec un présent qui souvent hésite, traîne en longueur, semble se décider puis revient en arrière, repart puis s’effondre à nouveau, etc.

Il faut travailler à la fois sur les « fondations » – avec ce que cela suppose de « régression » acceptée et même attendue parce que nécessaire – et en même temps ne pas perdre de vue l’arrivée rapide des dix-huit ans avec tout ce que cela suppose de capacités d’autonomie pour affronter une insertion sociale à laquelle ils sont habituellement très mal préparés compte tenu de la pesanteur de leurs échecs accumulés et de la faiblesse de leur bagage scolaire.

Au bout de quelques « cas », nous nous sommes rendus compte qu’il nous fallait disposer de suffisamment de temps pour aider ces adolescents qui à bien des égards ont besoin d’être regardés ou ressentis comme des enfants1 et qui seront bientôt et d’un jour à l’autre, traités comme des adultes. D’un temps suffisamment long et suffisamment souple :

  • en termes de durée de séjour au sein de l’institution : plutôt trois ans qu’un an…;

  • en termes de variété d’approches qui tiennent compte des difficultés que nous rencontrons souvent pour engager le travail avec eux (procédure d’accueil progressive et non en tout ou rien, équipe mobile pouvant aller les rencontrer préalablement là où ils sont…), pour le maintenir (séjours dits de rupture en familles d’accueil, en lieux de vie ou dans des institutions homologues), ou pour ne pas l’interrompre totalement quand bien même une prise en charge serait en train de s’engager avec d’autres ailleurs (appartements associatifs, services de suite…).

Nous avons donc besoin d’un temps qui donne toute sa place à la constance et à la fiabilité, un temps qui avec souplesse et résilience sache inscrire la durée dans des trajectoires de vie truffées de ruptures vis-à-vis de familles ou d’institutions qui n’eurent pas la force de faire autrement ou, quelles qu’en soient les raisons, qui furent trop seuls pour faire autrement. Sachant bien sûr que nous sommes exposés aux mêmes risques et qu’il est indispensable que nous mettions toutes les chances de notre côté afin d’échouer le moins souvent possible.

Dans un même lieu et avec les mêmes personnes…

Nous nous sommes rendu compte également qu’il n’était pas facile de bien répondre dans un même lieu avec les mêmes personnes à des exigences qui apparaissent contradictoires : l’accueil de la souffrance psychique des adolescents qui implique l’acceptation des moments de stagnation et même de recul ou de régression d’une part, et d’autre part la nécessité de les aider à « agir » sans trop de retard pour favoriser la reprise d’une activité (scolaire, pré-professionnelle) et plus largement pour préparer le mieux possible leur insertion sociale dont l’échéance, compte tenu de l’importance des troubles qui sont à traiter, est souvent aperçue par nous-mêmes comme une menace qui arrive à grands pas ou trop tôt. D’un côté, il faut être suffisamment attentif à leur passé qui pèse très lourd et qui réclame qu’on y consacre le temps nécessaire pour qu’ils acquièrent une véritable chance de sortir de la répétition des conduites mortifères, et, de l’autre, il est toujours urgent de ne pas oublier l’avenir qui demande qu’on s’y prépare sans perdre de temps et résolument (incitations, stimulations pour acquérir des habitudes de vie « opérationnelles », démarches appropriées, etc.).

Bien entendu, les mêmes personnes (qui sont essentiellement les éducateurs) doivent pouvoir intégrer ces exigences « contradictoires » qui en théorie ne le sont pas (cf. le rôle des parents dont on attend qu’ils soient à la fois compréhensifs et stimulants ou structurants), mais qui en pratique peuvent être difficiles à conjuguer. Avec les adolescents de l’Espace Cortot, les conduites – qu’elles soient d’agitation, d’angoisse, d’agressivité – sont assez souvent extrêmes, leur « traitement » prend souvent du temps et épuise les uns et les autres.

C’est souvent cela qui domine la vie de l’institution : les conflits, les angoisses, les découragements; l’atmosphère est rarement calme, constructive et propice au respect d’un programme d’activités groupal ou individuel serré. C’est cette « ambiance » là qui habite majoritairement les adolescents bien sûr, mais les éducateurs également… D’où l’idée de pouvoir s’appuyer sur un autre lieu pour certaines activités; avec par conséquent d’autres personnes qui seraient à distance du climat et des contingences de l’Espace Cortot; certaines activités (par exemple des ateliers à vocation pédagogique, sportive ou culturelle) qui devraient se maintenir quoiqu’il arrive en s’appuyant sur des professionnels non directement impliqués dans la vie institutionnelle de l’Espace Cortot.

Il pourrait s’agir par exemple d’une plateforme d’activités communes à plusieurs associations ayant le même type d’activité que l’Espace Cortot.

Et pourtant…

« Maternant » cela veut dire accueillant à l’expression de la souffrance des jeunes. C’est accepter l’idée que, comme le dit une éducatrice de l’Espace Cortot, dans ce lieu et au bout d’un temps plus ou moins long, « ils vont pouvoir lâcher leur pathologie »; c’est bruyant, souvent très régressif, et ça apparaît comme un passage obligé et fécond.

Dans un film tourné à la Villa Préaut2, une jeune fille qui est sur le point d’être admise déclare, nous semble-t-il avec espoir : « Ici je vais pouvoir souffrir !… »

Alain Griffond, ancien directeur de la Villa Préaut rapporte les paroles d’une adolescente dans l’après-coup de son séjour : « J’avais besoin de me lâcher dans un endroit où j’étais en confiance, où on ne me lâcherait pas… » (Griffond, 2013).

Et pourtant… le « climat » de l’Espace Cortot, s’il doit l’être, ne peut pas être que « maternant » au sens, certes restreint ou même contestable, de permissif. Ce « lâchage » incontournable, pour être tenable et utile, doit s’inscrire dans des bornes, ou mieux dans un cadre qui le rende en effet supportable (l’outil de la cure institutionnelle, matériel et humain, doit pouvoir survivre aux attaques dont il est l’objet au bénéfice de tous – adolescents et professionnels) et lisible (l’élaboration des conduites étant le levier incontournable de leur dépassement, le passage obligé vers la symbolisation de « discours » qui en première intention sont surtout ceux de « l’agir » et de la « violence »).

Nous souscrivons à ce que Pinel (2011) énonce comme la nécessité pour l’équipe d’une « … double identification. D’une part, une identification aux lois institutionnelles – représentant les renoncements nécessaires au travail de la culture – qui exerce une fonction d’étayage en limitant les dérives, les transgressions et les collusions. D’autre part, une identification à la détresse inconsciente de ces jeunes sujets, sans pour autant établir une alliance inconsciente, voire consciente avec leurs agirs ».

Par conséquent, et contrairement à ce que pourrait laisser croire une lecture hâtive du chapitre précédent, il n’est pas question d’une répartition tranchée des rôles entre régression dedans et socialisation dehors, ou d’une partition entre principe de plaisir dedans et le principe de réalité dehors, libre cours pulsionnel au-dedans et rencontre de la loi au-dehors… La loi est bien sûr indispensable en interne. Mais pour le travail dont il s’agit, reposant sur la prise en considération des troubles et souffrances psychiques que présentent ces adolescents qui commettent souvent des délits, il faut très profondément réfléchir au sens que l’on accorde à la notion de loi au sein de l’institution. En quoi l’institution tout en ne s’affranchissant pas de la loi sociale commune doit-elle ne pas se borner à sa pure réplication en interne ? De quelle manière organiser la loi de l’institution pour qu’elle s’avère féconde dans le processus d’humanisation des adolescents souffrants que nous accueillons ?

L’équipe de la Villa Préaut a très longuement mûri son règlement intérieur (« ce qui fait loi »). L’un d’entre nous a contribué à en rendre compte ailleurs (Bourcier et Griffond, 2013) en soulignant notamment le principe très central pour cette institution d’une loi qui s’attache avant tout à être « inclusive et non exclusive ».

Pour notre part, nous voudrions insister sur la fonction instituante du groupe.

Il est assez vrai que les relations entre professionnels et jeunes ont parfois tendance à se vivre, avec l’assentiment tacite du reste de l’équipe, dans un registre duel ou individualisé, soutenu par d’importants mouvements transférentiels de part et d’autre. Avec ces jeunes qui ont beaucoup souffert et manqué, il n’est pas toujours facile d’être non seulement en empathie avec eux – ce dont ils ont le plus grand besoin – mais aussi limitant, en référence à une loi institutionnelle fonctionnant comme une référence tierce pour chacun des protagonistes.

La notion de groupe, s’agissant des professionnels, est généralement admise par tous comme centrale : chacun sait qu’il n’y a pas de travail institutionnel possible sans une organisation, une solidarité, et un travail d’analyse régulier prenant appui sur la dimension de groupe. La référence à « l’équipe », au moins en principe, est constante.

À l’inverse, cela ne va pas de soi pour les jeunes accueillis. Et, cependant, cette référence groupale paraît tout aussi indispensable. Ne serait-ce que pour deux raisons : d’une part, pour comprendre certaines manifestations individuelles – symptomatiques ou comportementales – qui ne pourraient pas être saisies sans une prise en compte des phénomènes de groupe, et, d’autre part, parce qu’il n’est pas possible de fonder un minimum de règles de vie, une sorte de mode d’emploi de l’institution qui puisse raisonnablement faire référence sans prendre appui sur le groupe des jeunes accueillis.

Tout en les considérant avec la plus grande attention comme sujets, il est indispensable de les appréhender également comme membre d’un groupe, celui qui vit dans une institution avec le groupe des adultes. Être membre d’un groupe, c’est avoir des activités en commun (activités, repas, sorties, etc.), c’est parler ensemble de ce qu’on vit ensemble (et surtout pas uniquement quand ça va mal !).

Les réunions avec les jeunes sont de ce point de vue d’une grande richesse : ça n’est pas fait uniquement pour régler des comptes, ça peut servir à faire des projets, à s’entraider, à parler de l’école et des blessures qui sont les leurs à ce sujet, des addictions, de la sexualité, du travail, de la difficulté de devenir brutalement autonome à 18 ans…, des règles de vie, pourquoi pas ?… afin de les rendre compréhensibles si besoin, de les modifier s’ils ont de bons arguments… Être membre du groupe au niveau d’une institution, c’est déjà, d’une certaine façon, « faire société ». C’est le groupe qui conduit à la loi.

Gilles Barraband, cité par Grandadan (2014), développe à ce sujet des conceptions très intéressantes et nous semble-t-il, qui ne sont pas en contradiction avec ce qui vient d’être dit. Selon lui, c’est avant tout d’une loi interne dont manquent ces adolescents délinquants dont il s’est beaucoup occupé en collaboration avec la PJJ : « La loi interne se construit dans ces moments où les parents posent des limites que les enfants intériorisent et dont ils vont se servir en l’absence des parents. Il y a évidemment des liens entre les lois internes des gens et le consensus sur lequel la société s’appuie pour créer ses lois. Permettre à un jeune d’intégrer la loi, ce n’est pas lui réciter les alinéas du code pénal, c’est l’aider à élaborer une loi interne. Ça se fait à travers un lien affectif. Comment font les parents ? D’abord, ils les aiment, ils les protègent et, à travers ce lien, ils font passer un certain nombre de choses. » Un peu plus loin, il précise sa pensée : « La loi s’apprend avec amour. »

Nous dirions volontiers que la loi s’apprend avec amour et avec le groupe (le « groupe familial » d’abord et tous les autres ensuite).

Souffrance de l’équipe

Au début, nous pensions que ce dont l’équipe (principalement les éducateurs) aurait le plus à souffrir serait la violence, la violence des destructions, celle des coups, d’une façon générale la violence manifeste… En effet, les débuts surtout furent très durs à vivre pour les éducateurs en termes de manifestations agressives diverses mais ce qui finalement apparaît comme le plus lourd à porter, c’est la « dépression » des adolescents qui sont là avec leur passé lourd de malheurs et leur présent qui ne vaut guère mieux.

Tout est lourd et difficile pour eux et l’empathie, mais aussi les projections qu’ils suscitent, peuvent avoir quelque chose de « paralysant » en regard de ce qu’on est censé attendre d’eux : en matière d’engagement dans les activités proposées, de respect des engagements pris, de respect des limites… Il n’est pas facile de résister au pessimisme qu’engendre souvent la coexistence avec des êtres dont la jeune vie a été très abimée au point qu’une paralysie du désir ou de la foi en l’avenir menace souvent ceux qui s’en occupent.

La menace dépressive vaut pour les uns et les autres dans une dynamique qui peut prendre l’allure d’un renforcement mutuel : la question de la loi et des limites gagne à être envisagée également sous cet angle.

C’est ici qu’il est important d’insister sur l’indispensable travail de pensée qui doit soutenir en permanence les équipes qui s’engagent dans ce travail difficile : nous reprendrons ici ce qu’Alain Griffond et l’un de nous disions à ce sujet dans l’article précité (Bourcier et Griffond, 2013) : … « Dans un espace relationnel brouillé par la tendance au clivage, à la projection, au déni, habité tout à la fois par la dépendance et l’attaque constante des liens, ces adolescents, comme nous l’indique J.P. Pinel, ont tendance à rejouer au sein de l’institution qui les accueille “la pathologie des liens du groupe primaire”; leur mode de fonctionnement psychique semble se propager au sein des équipes… Il est par conséquent essentiel, pour une compréhension plus juste des manifestations souvent bruyantes et désorganisatrices que produisent ces adolescents, de tenir compte de ces phénomènes de résonance et d’une façon plus large des dimensions transférentielles et contre-transférentielles qui imprègnent les échanges entre les adolescents et les membres des équipes qui les accueillent. »

… « La dimension psychanalytique nous apparaît donc tout à fait essentielle, aussi bien pour s’orienter dans le travail avec les adolescents à partir des troubles, symptômes, conduites qu’ils nous donnent à voir, à vivre et à entendre, que pour permettre aux professionnels de prendre le recul nécessaire et de rester en suffisamment bonne santé pour pouvoir continuer de soutenir une rencontre généralement très éprouvante. »

De ce point de vue, à côté des réunions d’équipes hebdomadaires et de l’analyse des pratiques, il nous paraît important d’insister sur la nécessité d’un travail de supervision d’équipe, plus particulièrement voué à une élaboration des phénomènes relationnels qui, de façon plus distanciée, puisse prendre en compte les mouvements transférentiels que nous venons d’évoquer.

De même faut-il insister à nouveau sur le fait que les accueillants ne doivent pas être seuls à assumer la charge, l’intervention d’autres professionnels – de façon anticipée et/ou dans des périodes critiques – se révélant souvent très utile pour permettre à une équipe de reprendre pied et de retrouver sa capacité de penser au terme d’une période éprouvante : familles d’accueil, lieux de vie, institutions homologues…

Élaborer : oui mais à partir de quoi ?

Il est couramment admis que les adolescents pour lesquels sont évoqués les diagnostics d’« état-limite », ou de « pathologie narcissique », ou de « psychopathie »… sont peu dans le langage et beaucoup dans l’agir, qu’ils ont des difficultés pour symboliser leurs vécus… Leur façon « dominante » d’être dans l’agir et peu dans la mentalisation fait qu’on est content de disposer de repères qui se situent à un niveau visible, moïque, comme le sont les indices finement dépliés par Philippe Jeammet et Maurice Corcos dans le registre de la relation d’objet autour des notions d’attachement et de dépendance (Jeammet et Corcos, 2001).

L’approche institutionnelle fondée sur ces bases est essentielle, c’est sans doute celle qui permet de travailler au mieux avec ces adolescents en groupe lorsqu’ils sont accueillis dans des foyers, l’approche psychothérapique individuelle étant très peu plausible, en tout cas au début.

Jeammet et Corcos ont bien montré la façon dont les adolescents narcissiquement fragiles souffrent d’une dépendance excessive vis-à-vis des objets externes qu’ils surinvestissent pour compenser une insécurité interne. Le sentiment de besoin de l’autre peut facilement les envahir et devenir intolérable au point qu’il génère des réactions violentes de rejet ou de distanciation souvent surprenantes.

Avec ces adolescents, on s’habitue à faire à la lisière de ce qu’ils peuvent supporter sans qu’ils le vivent comme une intrusion. Ce qui domine en effet, c’est ce qu’ils peuvent supporter de l’autre dont ils ont tant besoin, et la façon dont ils s’en protègent au grand dam de leurs désirs soigneusement voilés.

L’idée qu’il ne faut pas trop s’approcher de leur monde interne, cette approche en quelque sorte prudente de leur psychisme exposé est sans aucun doute tout à fait fondée, mais pour autant elle contient le risque de ne pas les écouter assez, de construire leur « problématique » à leur place, en quelque sorte de les enfermer dans un accompagnement si « empathique » qu’il ne favorise pas l’émergence ou la saisie de ce qui n’appartient qu’à eux; ou encore le risque d’être happés par le spectacle de leurs comportements « relationnels » bruyants, et insuffisamment attentifs à l’expression discrète ou rare de leurs signifiants « singuliers ».

En guise de conclusion

Le paradoxe fréquemment souligné au sein des institutions éducatives qui accueillent des adolescents réputés « difficiles » tient au fait qu’ils apparaissent à bien des égards comme relevant de la psychiatrie mais qu’ils ne veulent surtout pas en entendre parler, la psychiatrie elle-même étant, il est vrai, généralement peu pressée de s’en occuper, ou peu équipée pour s’en occuper en dehors des moments critiques.

Si l’on se place du point de vue des institutions éducatives, le risque est grand d’abandonner trop vite l’espoir de mettre en place des soins psychiatriques, notamment de type psychothérapique. Y parvenir demande assurément de la persévérance et une bonne collaboration préalable avec les institutions de soin qui pourraient accueillir ces adolescents. Ce n’est pas le cas de toutes les institutions, mais un certain nombre d’entre elles – nous avons cette chance avec le CIAPA3 qui est proche de l’espace Cortot – ont mis en place des procédures d’accueil beaucoup moins inquiétantes pour les adolescents que la traditionnelle consultation (premiers accueils par les infirmiers ou les éducateurs de la consultation, l’adolescent pouvant être accompagné de son éducateur, ateliers de médiation, etc.) qui améliorent largement la possibilité d’engager un travail au CMP…, et par ailleurs une très grande disponibilité pour réfléchir aux situations problématiques avec les équipes éducatives.

On pourrait donc souhaiter que davantage d’équipements de ce type favorisent l’indispensable partenariat avec la psychiatrie publique notamment.

Il n’est pas certain en effet qu’il soit souhaitable que les adolescents dont nous parlons soient accueillis durablement en psychiatrie à temps complet. À deux conditions cependant : d’une part, que les structures de la psychiatrie s’organisent davantage pour apporter une aide aux structures éducatives qui s’en occupent (aussi bien en ambulatoire qu’en hospitalisation); et, d’autre part, qu’il soit clair pour les structures qui s’engagent dans l’accueil de ces adolescents à problématiques complexes que ceci ne peut se faire qu’au prix d’un projet qui intègre la dimension thérapeutique dans le projet éducatif : à la fois, comme cela vient d’être souligné, dans le cadre des liens avec les structures de soin, mais en interne également, et au-delà des seuls professionnels de la psychiatrie, dans la mesure où, selon nous, c’est l’ensemble de l’équipe qui, sans renier ses objectifs éducatifs, doit être engagée dans la prise en compte et même pourrait-on dire le traitement par l’institution – non suffisant mais indispensable, et peut-être le seul possible au début – des troubles psychiques dont souffrent les adolescents accueillis.

Ce traitement s’appuie sur les ressources qu’offre le cadre, certes en tant qu’outil qui s’efforce de maintenir l’expression symptomatique dans les limites du possible, mais également, dans l’esprit que nous avons évoqué ci-dessus, en tant qu’outil d’analyse et de compréhension des symptômes que l’institution accueille et aussi de ceux qu’elle produit. Enfin, il nous semble que ce que nous avons tenté de restituer d’une perspective globale de compréhension et de traitement des troubles que présentent les adolescents que nous accueillons à l’Espace Cortot mériterait d’être considéré également au niveau des foyers traditionnels de la Protection de l’Enfance, afin que ceux-ci – sous réserve des appuis nécessaires – se sentent davantage qualifiés pour accueillir des adolescents qui présentent des troubles psychiques nécessitant une accomodation du travail éducatif.

Liens d’intérêt

Les auteurs déclarent n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.


1

Jean-Marc Campiuti : « Sortir de l’enfance, ça suppose d’y avoir suffisamment séjourné » (réunion des trente ans de la Villa Préaut).

2

Foyer pour adolescentes qui accueille en particulier des jeunes filles ayant été victimes d’abus sexuels qui trouvent difficilement une place dans les foyers traditionnels (Association Jean Cotxet – 94350 Villiers-sur-Marne).

3

Centre Interhospitalier d’Accueil Permanent pour Adolescents (75018 Paris).

Références

  1. Bourcier G., Griffond A. (2013). À propos des adolescents difficiles (manuscrit en préparation). [Google Scholar]
  2. Grandadan L. (2014). Comment la France fabrique ses délinquants. Montrouge : Bayard Jeunesse. [Google Scholar]
  3. Griffond A. (2013). Le travail social et l’éducation spécialisée, métiers de l’incertitude, (manuscrit en préparation). [Google Scholar]
  4. Jeammet P., Corcos M. (2001). Évolution des problématiques à l’adolescence. L’émergence de la dépendance et ses aménagements. Ruel-Malmaison : Doin. [Google Scholar]
  5. Pinel J.P. (2011). Les adolescents en grande difficultés psychosociales : errance subjective et délogement généalogique. Connexions, 96, 2, 188. [CrossRef] [Google Scholar]

© GEPPSS 2015

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