Numéro |
Perspectives Psy
Volume 54, Numéro 2, avril-juin 2015
|
|
---|---|---|
Page(s) | 175 - 180 | |
Section | Libre cours/Forum | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2015542175 | |
Publié en ligne | 11 août 2015 |
Le disease-mongering à l’épreuve du sujet hystérique
Has hysteria something to do with disease mongering?
Psychologue clinicien, IME Le Roc, 8, rue de la Mairie, 86400
Saint-Gaudent, France
Psychiatriser tout écart à la norme sociale, est-ce dans l’air du temps ? Tout devient objet de dépression : nos institutions sont déprimées, la finance est en dépression et les individus sont dépressifs. Cette banalisation médicale de la dépression fait montre d’un désintérêt pour les mouvements de l’esprit. Nous entendons parler de symptômes de la dépression, mais rarement ce qui sous-tend le fonctionnement du sujet qui déprime. Dès lors qu’on ne s’attache plus au discours du sujet, on s’éloigne de la vérité du symptôme, de ses résistances, d’une histoire proprement individuelle. Dans un tel contexte, comment oser rappeler l’importance de la relation transféro-contre-transférentielle ? Pour le clinicien, cette situation pose un problème nouveau : en se déguisant avec les caractéristiques de la dépression, certains sujets hystériques piègent-ils la psychiatrie moderne, psychiatrie qui les réduit strictement à leurs symptômes manifestes ? Parlons d’Hélie, 65 ans, qui en dépit de présenter toutes les caractéristiques d’une personnalité hystérique, joue avec l’opportunité d’être diagnostiquée dépressive. Quid du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ( American Psychiatric Association, 2013) ? Pour la classification psychiatrique moderne, la névrose hystérique a radicalement disparu. Quant au concept de la dépression, il ne s’est jamais aussi bien porté (Guilbert et al., 2009). Le phénomène du disease-mongering est-il corrélé à cette soudaine augmentation du nombre de patients atteint de dépression ? En présentant quelques aspects conceptuels, nous verrons comment même l’ennui chez un profil hystérique devient valeur de dépression pour la psychiatrie contemporaine.
Décrit par Payer (1992), le terme de disease-mongering ne trouve aucune équivalence dans la langue française. C’est une expression qui littéralement pourrait se traduire par maladie-marchandage. Par ce terme, l’auteur met en lumière ce commerce, ce marchandage de maladies qui se joue entre deux acteurs du monde médical, la science psychiatrique et l’industrie pharmaceutique. Le disease-mongering est la tendance à laisser place à l’arbitraire, à promouvoir tout un panel de nouvelles maladies, à contribuer à recycler des maladies devenues obsolètes. Le disease-mongering se révèle être un phénomène aux conséquences surprenantes puisqu’il détourne la vigilance des professionnels sur l’origine même de certaines psychopathologies, faisant dévier les véritables soins à apporter. De nouvelles maladies sont sans cesse inventées ou travesties afin de répondre à cette promesse néolibérale faite à chacun d’une réponse médicale adaptée. Dans La Némésis Médicale, Illich (1975) dénonce la course effrénée de nos sociétés occidentales pour quelque modèle d’une culture où la santé idéale, sans couac et sans écueil, est un droit. Voilà pourquoi médicaliser notre vie quotidienne place toujours plus en porte-à-faux la médecine à la coupe d’Hygie. C’est donc moins par une approche prétendument scientifique et par la convergence d’intérêts financiers dans laquelle elle est impliquée, que la psychiatrie actuelle procède toujours plus à la mise à l’écart du sujet parlant.
Le disease-mongering fait le mésusage psychiatrisant de nos maux quotidiens. On ne peut pas tenir les larmes pour une maladie, pas plus qu’on ne tient pour hystérique le comédien qui, le temps d’une représentation, joue son rôle au théâtre. Pourtant, il n’en reste pas moins que les affects de tristesse ou de chagrin retenus à l’observation clinique peuvent être désignés comme affect dépressif et être marqué du sceau de la science médicale. Déterminer nos simples faits et gestes et y répondre de manière médicale est l’apanage du DSM. Celui-ci isole et standardise tout épisode dépressif majeur devenu objectivable et même mesurable, quantifiable quant à l’intensité des signes visibles. En quelques items, on peut évaluer votre score de dépression. Entre la conception psychanalytique et l’approche psychiatrique moderne, un hiatus persiste. D’un côté, on soutient l’idée d’une vérité du sujet, d’une idiosyncrasie singulière dans la manière d’affronter les événements de la vie. Autrement dit, il y a autant de manière d’aborder la dépression qu’il y a de sujet en état dépressif. Et de l’autre côté, il y a création de toutes pièces de nouveaux diagnostics qui va fréquemment dans le sens de la prescription d’un ou plusieurs anxiolytiques, et cela avant même d’envisager tout travail de nature psychothérapeutique. Le disease-mongering est un phénomène dont les effets sont avant tout dommageables pour les patients et plus généralement la psychiatrie en tant que clinique du dialogue.
Horwitz et Wakefield (2007) montrent que la tristesse, émotion humaine tout à fait normale face aux événements de perte, serait constante à travers les époques et les sociétés. Évoquant les études américaines en épidémiologie psychiatrique, ils démontrent une augmentation du diagnostic de la dépression sur ces dernières décennies. La tristesse normale intense appartient à la catégorie clinique de la dépression pathologique. En d’autres mots, pleurer la perte d’un proche c’est être fortement dépressif. Basée sur une conception kraepelinienne, la psychiatrie a fait évoluer sa taxinomie vers un déterminisme de médicalisation de l’existence humaine, une manière de faire passer pour troubles mentaux de plus en plus de ces comportements. Cette indoctrination linguistique de tout un nouveau vocable étrille les repères classificatoires. Le disease-mongering s’installe à la faveur de nombreuses formes de comportements humains à nommer, à classer, et enfin à traiter. Autant de nouvelles formes de psychopathologies dont il est possible de répondre par médicaments et commerce juteux. L’adhésion du DSM à une organogénèse, qui appréhende le trouble mental comme trouble physique, dicte des critères pour repérer tout dysfonctionnement de la psyché de la même façon qu’un dysfonctionnement de la matérialité corporelle. Entre la psychiatrie et l’industrie pharmaceutique existe une connivence. Le champ de l’épidémiologie psychiatrique se retrouve pieds et poings liés à cette mieux-disante neutralité du DSM, outil pourvoyeur d’un disease-mongering. Du temps de la réflexion sur l’anicroche singulière d’une chose humaine, nous sommes passés aux thymoanaleptiques contre les mots.
Les phénomènes dépressifs sont connus depuis les temps antiques. L’effervescence des théories psychanalytiques témoignent de cette tentative de comprendre très tôt l’origine de la dépression. Dans Deuil et mélancolie, Freud (1917) l’identifie non pas comme un symptôme mais comme un signe sensible, visible et observable d’un affect familier et ambigu qui ne laisse aucun doute quant à sa cause. Autrement dit, la dépression est un processus psychopathologique qui, bloquant le sujet dans une impasse, vide sa psyché de toute dynamique. La libido liée à l’objet perdu se détache. Il s’agit d’un état souvent transitoire susceptible de se combiner avec d’autres tableaux pathologiques. Mais, ce sentiment de vide ne devient pas nécessairement pathologique. C’est une expérience fondamentale de la vie psychique. Un sujet peut se déprimer sans s’enfermer dans une voie sans-issue, dans « une maladie humaine du temps, une glaciation du mouvement psychique » (Fédida, 2001). Cette capacité dépressive est importante à prendre en considération, car elle nous rappelle que si un sujet présente des symptômes dépressifs, cela tient à la nature inévitable des aléas de la vie quotidienne. Se dessine toujours dans la dépression, la perte d’un objet. Et, de ce fait, gravite autour de cette séparation une angoisse. L’angoisse de perte marque la dépression. Elle est relative à un objet dont la présence est reconnue comme nécessaire pour le sujet. En perdant l’objet, les auto-dépréciations, l’atteinte narcissique que le sujet exprime au travers de sa personne vise en réalité l’objet aimé. L’issue possible de la traversée dépressive réside donc dans ce travail de deuil, dans le déplacement de la libido de l’objet perdu sur un autre objet. Le moi peut alors se reconnaître comme supérieur à l’objet à présent abandonné.
Qu’en est-il dans l’hystérie ? L’hystérie est une défense de type névrotique contre l’angoisse. Elle résulte des défenses du moi faisant face à un conflit infantile de nature psychosexuel. Tant que la résolution du conflit n’est pas opérante, l’angoisse de castration, de la culpabilité sexuelle ou des fantasmes incestueux demeurent et se répètent. Pour se protéger de l’angoisse, le sujet hystérique va aménager un refoulement solide. « Le refoulement joue dans le mécanisme de l’hystérie le principal rôle » (Freud, 1916). Dans l’existence de tout sujet, le rôle des identifications permet la constitution d’une unité psychique sécure. Pour l’hystérique, se vivre dans la peau d’une autre personne est l’une des manières de mettre à l’écart un conflit angoissant. On comprend dès lors en quoi la dramatisation est important pour le sujet hystérique. À l’instar du théâtralisme, la dramatisation est l’un des modes de fonctionnement qui met à jour la conflictualité interne. Pour refroidir le conflit, l’hystérique l’apaise par les jouissances de l’imagination théâtralisée, d’où cette tendance exacerbée d’exister dans quelque chose de l’ordre du simulacre. Les événements dans l’histoire du sujet sont écartés en même temps que ses exigences pulsionnelles libidinales. Ce retour du refoulé nous apparait dans des conduites de séduction, de mise en scène, etc. Sous le masque d’un sujet désirant, l’hystérique refoule les événements d’une réalité interne. Les oublis, les souvenirs-écrans et les faux-souvenirs sont autant de manière de mettre sous couvert les éléments psychiques qui ne peuvent se maintenir dans la conscience du sujet. L’hystérique joue son rôle comme un acteur, donnant lieu parfois à quelque confusion. Il se sent comme étranger à lui-même. « L’hystérie ne joue pas consciemment, et si jeu il y a, l’enjeu en est souvent la vie même du sujet » (Israël, 2001). Les mécanismes de défenses sont des processus qui ont un coût pour l’équilibre psychique et ils favorisent l’émergence de symptômes manifestes. La conversion en fait partie. Tout en permettant au sujet le refoulement d’une représentation mentale inacceptable, la conversion va réaliser sa charge affective sur le plan corporel. Et cela en l’absence d’imputabilité à une pathologie physiologique. Comme d’un conflit qui ne peut se taire, le corps de l’hystérique se met à parler à son insu. La névrose hystérique, bien qu’elle soit considérée comme anomalie de la personnalité, se maintient plus souvent à l’état de latence que manifeste. Néanmoins, elle éclate au grand jour (parfois tard) ou se renouvelle chroniquement à l’occasion de situation particulièrement ébranlante dans l’existence du sujet. On pense ici à la perte d’un proche, d’un événement inattendu ou exaltant, d’un déménagement, d’une séparation ou d’une rupture amoureuse, d’une perte d’emploi, de difficultés financières, d’une naissance, d’un mariage, d’une promotion professionnelle, etc. C’est précisément cette perte qui peut amener le sujet hystérique à se retrouver dans un service pour patient mélancolique.
Nous rencontrons Hélie dans une unité dédiée à la prise en charge de sujets souffrant d’un épisode dépressif majeur. Les entretiens ont lieu à raison d’une fois par semaine, et se succéderont pendant cinq mois. Chaque entretien a pour objectif de proposer à la patiente des rencontres basées sur le soutien. À 65 ans, Hélie est hospitalisée pour la première fois de sa vie en psychiatrie. Elle est hospitalisée sur motif d’une décompensation dépressive, état qui très vite nous apparaît fluctuant en raison de la complaisance somatique mise au premier plan et d’une exacerbation affective sous-jacente. Elle ne s’est pas opposée à l’avis du psychiatre qui l’a enjoint de se faire hospitaliser. Malgré sa soixantaine passée, elle paraît physiquement beaucoup plus jeune. Les troubles qu’elle présente comportent un réel caractère invalidant pour la patiente. Tous ses membres supérieurs sont secoués par de violents tremblements. Le psychiatre du service suggère de faire passer Hélie par la case IRM, car il estime qu’il y a un lien avec une pathologie neurologique. Hélie est veuve. Son mari est décédé depuis quelques années. Elle est à la retraite. Elle a trois enfants, trois garçons avec qui elle a de bons contacts. Son dernier fils vit encore avec elle, pour des raisons professionnelles, il envisage de quitter le giron familial. Elle angoisse à l’idée de se retrouver seule. La première fois qu’elle pénètre dans le bureau du psychologue, avant de s’asseoir elle jette un coup d’œil par la fenêtre et dit : « J’attends mon fils, je regarde dehors s’il arrive. » Elle est secouée par de violents tremblements. Tout son corps est secoué, sa parole aussi. C’est dans ce contexte que commencent les suivis. Hélie dit ne jamais se plaindre. Elle n’évoque jamais d’idées noires, pas d’idéation suicidaire et bien que sa parole soit un peu décousue et marquée par l’ambivalence, elle n’est pas délirante. Le résultat de l’IRM et des divers examens médicaux permettent d’écarter toute incidence du substrat organique. Son corps est le siège de manifestations somatiques, troubles de la motricité et du tonus, troubles de l’équilibre, maux en tout genre tels que crises de larmes, les insomnies, la somnolence diurne. En raison de cette gêne, son hospitalisation va durer cinq mois durant lesquels son questionnement est orienté sur les plaintes de ce corps libidinal bavard et sur son état de fatigue qu’elle décrit comme permanent. Par ailleurs, Hélie s’intégre bien dans le service. Elle est appréciée par les autres patients. Elle a un bon contact dans le rapport à l’autre. Elle prend de l’autonomie dans les actes de la vie quotidienne. Elle investit l’équipe soignante, quand bien même elle se plaint régulièrement des préjudices d’ordre affectif, fantasmés ou non, qu’elle subit par cette dernière. Dans cette unité qui reçoit des pathologies plus ou moins sévères, Hélie dérange par son comportement. Hélie nous rapporte des angoisses passagères, non envahissantes, elle semble pouvoir les minimiser. Pourtant ses angoisses l’a trahissent en faisant surface sur un corps libidinal qui se met à parler contre son gré, au travers d’une panoplie de symptômes divers. Autrement dit, Hélie apparaît souvent indifférente à l’ensemble des nombreux symptômes qui l’accompagne. Laisse-t-elle à son corps le soin de négocier quelque conflictualité psychique ? Chez Hélie, ces phénomènes perceptibles révèlent un processus de défense caché et naissent du surgissement de l’angoisse. L’ensemble de ces symptômes témoigne de sa réaction singulière à quelque agent pathogéno-psychique. Sa situation et les éléments qui s’en dégagent (retraite, veuvage, fils qui projette de s’éloigner, âge avancée) n’empêche pas d’envisager un déséquilibre psychique en lien avec la perte d’un objet. Pourtant il n’y a pas cette « absence d’affect ou figement intérieur » qui marque, selon Fédida (2001) le sujet en proie à la pathologie dépressive. À mesure que le suivi se déroule, le repérage de la théâtralisation est évident au contact d’Hélie. À maintes reprises, sa verbalisation est exagérée et l’expression de ses affects tombe dans une extravagance avisée. Elle dramatise souvent des événements, qui pour l’entourage, paraissent insignifiants.
Cette incarnation des fantasmes souligne la nécessité pour Hélie de maintenir une excitation psychique permanente. Parfois, elle se lève et mime ce qu’elle raconte : « Je me vois belle. Je me trouve très intelligente, très intéressante. » Lors d’un entretien, elle entre subitement dans le bureau du psychologue et annonce, à voix haute, vouloir être une « grande actrice ». Elle ajoute : « Je ne suis pas intravertie (sic), mais extravertie. » Lors d’un entretien, elle explique : « Je suis madame la baronne, comme les rois d’Afrique qui se proclament roi. Et je suis fière de l’être, je ne me prends pas pour de la merde, je suis gentille. La baronne c’est pas un personnage, c’est la baronne. Je me suis proclamée baronne. N’essayez pas de me faire passer pour un autre personnage. » La patiente fait appel à des identifications multiples et contradictoires de plusieurs personnalités. Hélie n’est jamais avare de paroles, elle fume, se maquille la bouche d’un rouge à lèvres très vif. On observe une conduite qui s’exprime dans le registre libidinal oral. Hélie investit ce mode d’investissement libidinal. Elle en éprouve du plaisir. Lorsqu’elle est en permission de sortie, elle fréquente des restaurants où elle se « gave ». Au sujet de la cigarette : « C’est quoi la misère monsieur ? C’est quand vous voulez aller à la plage et qu’il n’y a pas de plage, quand vous voulez fumer et qu’il n’y a pas à fumer. J’ai besoin de ma salive pour être en bonne santé. Si on ne salive plus, on est malade. » Enfin, elle ignore la composition de son traitement médicamenteux et pourtant elle nous dit : « Si on me met un cachet de cyanure j’avale, je rigole hein, je rigole. » Représentation qui très vite est refoulée. De même qu’à la fin de l’entretien, elle finira par dire : « Excusez l’expression de madame la baronne. » Malgré tout, au sujet des effets de son traitement médicamenteux, elle peut nous dire qu’il lui « plombe l’esprit ». Discutant à propos de la peur de voir son fils partir de la maison, notre patiente évoque un « choc émotionnel de l’enfance ou du subconscient » qu’elle aurait subi plus jeune sans toutefois pouvoir y mettre davantage de mots. Hélie évoque régulièrement son incapacité à se remémorer des souvenirs importants. Autant de pertes de mémoire qui lui font courir le risque de ne pouvoir se rasséréner du bénéfice de l’abréaction. « La douleur peut faire oublier des choses » nous dit-elle.
Se défendant contre les représentations de son monde interne, l’affleurement du conflit œdipien semble prégnant. Ses parents sont décédés, mais elle n’en parle jamais. Vivants, ils ne se voyaient pas. L’angoisse dominante d’Hélie, l’angoisse de castration, donne lieu à la mise en place de défense, à son corps défendant. Sa vie interne se réaménage via des symptômes saillants et nous évoque un tableau clinique d’ordre hystérique. Suite à la mise de place de défenses psychiques caractéristiques de l’hystérie, Hélie a privilégié un type de fonctionnement qui s’exprime au travers d’une théâtralisation parfois caricaturale et également par des troubles de conversion (validés par une absence d’atteinte organique sous-jacente). Hélie est dans une érotisation peu voilée, dans une séduction évidente : « C’est mon jardin secret, vous oui je vous donne la permission d’y entrer, vous oui. Je suis là pour qu’on m’aime, un peu quand même. » Mais cette évidence affective ne peut supporter à elle seule valeur de diagnostic. Au travers d’une séduction exacerbée, il nous paraît difficile d’écarter, chez Hélie, la nature hystérique qui se grime derrière les arcanes théâtralisés de la dépression. En effet, Hélie use de stratagèmes défensifs qui lui permettent l’évitement d’une détresse psychique. Ces derniers prennent la forme d’une dépression, facilement exagérée grâce à l’imitation qu’Hélie trouve chez d’autres patients de l’unité. Tout en minimisant sa plainte, la « belle indifférence des hystériques » (Freud, 1896), Hélie ne nous confronte pas à ce sentiment de vide, cette accession à la tristesse ou à la colère, ou encore à cette privation si caractéristique de toute vitalité sur le plan psychomoteur. La pensée est entravée par des troubles de mémoire, elle s’ennuie et vit par moment dans la confusion. Toutefois, ce tableau dépressif n’est en apparence que partiellement symptomatique. Quand bien même, Hélie marque des difficultés à se souvenir et à rêver, nous remarquons que la parole est considérablement investie. Fédida (2001) nous rappelle que dans la dépression « la pensée, l’action, et le langage semblent pris en masse par la violence du vide ». Pourtant, Hélie n’est pas claquemuré dans un passé sans espoir d’avenir, il n’y a pas cette position de repli si souvent caractéristique de la dépression. Hélie n’est pas envahi par des affects de vide et de détresse. Elle ne se montre pas affecté négativement dans l’image qu’elle a d’elle-même, affection qui aurait pu trahir un moi souffrant de la douleur culpabilisante d’avoir détruit ou haït quelque objet ou de sa tentative avortée de lier la libido sur un nouvel objet. « Dans le miroir, je me trouve très belle. J’ai de l’estime pour moi-même. » Les symptômes d’Hélie ne peuvent pas être portés pour garant d’une structure dépressive, elle n’est pas dans une angoisse de perte. Résumable par le proverbe allemand « Es ist nicht alles Gold was glänzt » (en français, tout ce qui brille n’est pas d’or), les symptômes en apparence dépressifs ne témoignent donc pas nécessairement d’un fonctionnement dépressif et ne peuvent pas ainsi être traités comme tels. En opposition avec la dépression, la vie psychique d’Hélie diffère en tout point à la résolution d’une désertification de sa pensée. L’excitation psychique est une solution hystérique pour sauvegarder une psyché aux abois d’un refoulement avivé àl’appel d’une satisfaction refusée. Dans la relation à l’autre, Hélie joue sur un registre d’apparat dépressif. Elle s’habille des traits de la dépression sans être foncièrement sujet de la dépression. Elle se soumet au modèle culturel ambiant en s’appropriant les caractères d’une maladie. Elle a trouvé là le moyen de revêtir un masque de théâtre dans une pathologie de premier choix. Dans les cas où les difficultés psychosomatiques sont telles que tout suivi est voué à l’échec, la prescription médicamenteuse permet l’amorce d’un suivi. Chez notre patiente, c’est contre-productif car elle se plaint d’être constamment fatiguée. La réponse médicalisée vient figer le symptôme. Cette mise en scène de la dépression ne peut donc pas être prise pour promotrice du véritable symptôme dans la pathologie d’Hélie. Envisager avec authenticité une action antidépressive c’est aussi poser un regard sur la nature de l’angoisse. La culture fournit des moyens de défense, des symptômes qui permettent de fixer cette angoisse. « Il en est ainsi simplement parce que toute névrose et toute psychose représentent soit une renonciation à toute identité réelle, soit un déguisement de la véritable identité du patient » (Devereux, 1967). Hélie nous fera d’ailleurs part de sa propre interrogation : « Où commence et où finit la folie ? »
Nous avons vu que notre patiente, Hélie, laisse transparaître avec singularité un déséquilibre psychique. Ces manifestations passent par l’expression dramatique, corporelle et affective d’un conflit plongeant ses racines dans une vie interne mouvementée. Cet écueil se symbolise par une plainte. Plainte qui permet de dégager des modalités de fonctionnement nourries d’un conflit prenant sa source dans le théâtre privé de son existence. Psychiatriser le sujet hystérique, c’est lui confirmer la bienfaisance de son jeu d’acteur. La psychiatrie s’expose au risque conséquent de figer, voire de majorer le symptôme chez l’hystérique. Les pertes de mémoire sont fréquentes dans l’hystérie, mais lorsqu’elles s’accompagnent de difficultés d’élaboration inhérentes à la prise systématique et excessive de médicaments psychotropes, que pouvons-nous faire ? Les antidépresseurs génèrent des troubles physiologiques, comment les dissocier des troubles de conversion ? Afin de masquer cette conflictualité bruyante, Hélie présente un comportement ponctué d’une tonalité dépressive. Tonalité qui, dans ce contexte d’actuel réductionnisme, est pris pour argent comptant. En se déguisant avec les attributs de la dépression, notre sujet hystérique fourvoie la psychiatrie moderne et alimente le constat du DSM, à savoir qu’il n’y a plus d’hystérique aujourd’hui. Les conséquences du disease-mongering fait des sujets de la psychiatrie des sujets peu ou prou réduits à leurs symptômes manifestes. La « remédicalisation, actuellement, de la dépression est le point d’aboutissement d’une lente abrasion du tragique de l’expérience humaine » (Fédida, 2001). Par le biais d’une investigation humaine de moins en moins à l’écoute, nous sommes tombés dans le travers des promptes prescriptions médicamenteuses qui ont un effet mobilisateur de courte durée. Le patient dit se sentir mieux, mais souvent cette amélioration s’affaisse. Le symptôme est réduit à toute une structure psychopathologique et ne permet pas de l’appréhender dans sa globalité. L’exemple de l’hystérie/dépression a été pour nous l’un des plus éloquents. Le phénomène du disease-mongering n’empêche pas la situation dans laquelle le patient est capable de transfert sur un membre de l’équipe, en particulier le psychologue, quelqu’un qui effectivement s’inscrit dans une écoute transférentielle, qui fait émerger de l’humain dans ce contexte expéditif. Le transfert demeure un aspect important, mais souvent entravé par des impératifs institutionnels, par des protocoles rigides et quantitatifs. Au fil des entretiens, l’évolution d’Hélie a permis d’observer un amenuisement optimiste des symptômes.
La rupture qui opère entre des affects grandiloquents et leurs représentations émergeant du refoulement, ne trouve pas sa solution dans le pharmakon psychiatrique actuel, mais bien dans la double nature du langage, par l’éclairage des maux par les mots, par le dénouement du tissage complexe de quelque conflit via l’optimisme d’une thérapeutique du langage. Fédida (2001) nous rappelle bien qu’« il faut être deux pour guérir ». Depuis l’introduction du DSM-III dans la psychiatrie du début des années 1980, la coercition d’une idéologie sur l’endogénéité des maladies mentales d’un côté, et la diffraction consistante de ces mêmes maladies par le disease-mongering de l’autre, éveille de plus en plus de critiques quant à ses défaillances classificatoires. Les classifications de la psychanalyse ne sont pas sans faille. Toutefois, elles prennent en considération une perspective d’une évidence si simple et pourtant fondamentale de la clinique : celle d’être présent au chevet de celui qui s’exprime à travers sa souffrance, à l’intérêt porté sur la répétition des conflits internes et sur l’histoire riche et singulière de chaque sujet.
Liens d’intérêt
L’auteur déclare n’avoir aucun lien d’intérêt concernant les données publiées dans cet article.
Références
- American Psychiatric Association. (2013). Diagnostic and statistical manual of mental disorders (5th edition, DSM-5). Arlington : American Psychiatric Publishing. [Google Scholar]
- Chan Chee C., Beck F., Sapinho D., Guilbert Ph. (2009). La dépression en France. Enquête Anadep 2005. Saint-Denis : INPES. [Google Scholar]
- Devereux G. (1967). La renonciation à l’identité : défense contre l’anéantissement. Revue Française de Psychanalyse, 31 (1), 101–142. [Google Scholar]
- Fédida P. (2001). Des bienfaits de la dépression. Éloge de la psychothérapie. Paris : Odile Jacob. [Google Scholar]
- Freud S. (1896). L’étiologie de l’hystérie In Freud S.. (1973). Névrose, psychose et perversion. Paris : Presses Universitaires de France, pp. 83–112. [Google Scholar]
- Freud S. (1916). Points de vue du développement et de la régression. étiologie. In Freud S. (1961), Introduction à la psychanalyse. Lausanne : Payot, pp. 319–336. [Google Scholar]
- Freud S. (1917). Deuil et mélancolie. In Freud S.. (1968), Métapsychologie. Paris : Gallimard, pp. 147–174. [Google Scholar]
- Israël L. (2001). L’hystérique, le sexe et le médecin. Paris : Masson. [Google Scholar]
- Horwitz A.W., Wakefield J.C. (2007). Tris tesse ou dépression ? Comment la psychiatrie a médicalisé nos tristesses. Bruxelles : Mardaga. [Google Scholar]
- Illich I. (1975). Némésis médicale. Paris : Seuil. [Google Scholar]
- Payer L. (1992). Disease-mongers : how doctors, drug companies, and insurers are making you feel sick. New York : John Wiley and Sons. [Google Scholar]
© GEPPSS 2015
Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.
Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.
Le chargement des statistiques peut être long.