Numéro
Perspectives Psy
Volume 53, Numéro 3, juillet–septembre 2014
Page(s) 202 - 210
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2014533202
Publié en ligne 22 avril 2015

© GEPPSS 2014

En vue de cerner la dynamique psychique à la sénescence, nous choisirons deux périodes représentatives, d’une part du vieillissement avec la crise du milieu de la vie et, d’autre part, de la vieillesse avec le grand âge. La variété des configurations cliniques auxquelles nous nous réfèrerons, parmi les plus courantes, n’étonnera personne. À travers l’analyse de leurs fonctionnements, nous mettrons particulièrement l’accent sur le devenir, avec le temps, de la balance économique entre investissements objectaux et investissements narcissiques ou sur le sort de l’unité psychosomatique lorsque l’âge laisse son empreinte – ce qui tout naturellement nous conduira à nous pencher simultanément sur les défenses que la personne vieillissante engage face à l’outrage du temps.

Dans cette extrême diversité de fonctionnements psychiques, nous nous proposons alors de repérer des facteurs favorisant le risque cancéreux. Si certains cancers s’avèrent pour ainsi dire exclusivement déterminés par des facteurs génétiques, il en existe qui relèvent d’une surdétermination psychosomatique. De nombreux auteurs ont depuis longtemps pressenti cette causalité multifactorielle puisque certains ont affirmé que la décompensation cancéreuse accompagnait les drames de la vie ou des conflits insolubles, et puisque d’autres ont avancé qu’elle allait de pair avec la dépression ou le stress, ou encore avec un sentiment d’impuissance, etc. (Servan-Schreiber, 2007). Dans cet esprit, et en étant portés par notre clinique, il nous semble invraisemblable de cliver la psyché du soma – dans lequel elle s’enracine – ou les défenses mentales des défenses immunitaires. Ainsi, présidera à l’élaboration de cette investigation psychanalytique une conception de la complexité qui se fonde sur sa caractéristique majeure : l’hétérogénéité de ses indissociables constituants (Morin, 1990).

Dynamique psychique à la sénescence

La crise du milieu de la vie (autour de la cinquantaine) et celle du grand âge (vers quatrevingts ans) s’annoncent, pour une part, par la fin du fantasme d’immortalité bien qu’au milieu de la vie le renoncement à l’immortalité ne soit encore que partiel (Charazac, 2011). Précisons : le fantasme d’immortalité qui garantit une puissance certaine au moi – ce qui soutient la pulsion de vie dans ses projets par exemple – éloigne voire éradique la prise en considération de la mort pour soi, et donc préserve le sujet de la crise annoncée engendrée par la perspective du terme fatal.

Qui plus est, ces deux périodes de la vie se trouvent marquées, mais à des degrés divers, par des blessures narcissiques, des blessures d’amour-propre, ou des impacts traumatiques lourds de conséquences pour le moi. Les changements biophysiologiques dus à l’âge bousculent le plus souvent l’équilibre pulsionnel et psychique; la balance entre pulsion de vie (ou libido) et pulsion de mort (ou pulsion de destruction) ou entre l’investissement du moi et l’investissement de l’autre, peut se déstabiliser, et le narcissisme (ou l’estime de soi) risque de se trouver en danger.

Or le narcissisme – ce réservoir de libido qui fonde le moi, tient lieu de fil rouge – comme Claude Balier (1979) nous l’avait déjà indiqué – pour appréhender les crises du vieillissement. En effet, ce narcissisme non seulement concourt à l’unification et à l’identité du moi (Green, 1983) mais il vient aussi garrotter – lorsqu’il est suffisamment solide – la souffrance dépressive avec l’angoisse de castration ou de mort. Bien étayé, positif, ce narcissisme nous apparaît alors comme une bouée de sauvetage face aux inévitables blessures narcissiques ou aux traumas imposés par l’âge.

Passons donc en revue les différentes modalités de cette souffrance narcissique induite par les multiples pertes de l’âge au regard des réaménagements plus ou moins heureux ou plus ou moins opérants selon les cas en analysant, dans un premier temps, la crise du milieu de la vie puis le grand âge.

La crise du milieu de la vie

La crise de la cinquantaine engendrée par la ménopause et par l’andropause – « cette ménopause masculine » ainsi nommée par les Anglo-saxons, cependant beaucoup plus discrète que chez la femme – relève, comme on le sait, de modifications physiologiques et hormonales, massives ou légères, brutales ou progressives ainsi que de transformations psychiques. Du côté féminin, les pertes s’accumulent : pertes de la procréation, du rôle maternel avec les enfants devenus grands (syndrome du nid vide), usure du corps, perte de la jeunesse et de la beauté ou de l’image de soi autrefois valorisée par le regard désirant de l’homme…, autant de blessures narcissiques qui existent aussi chez l’homme avec, là aussi, la perte de la jeunesse et de la force musculaire à laquelle s’ajoute fréquemment l’angoisse de la perte de la puissance sexuelle. Dès lors, la femme peut être amenée à ne plus apprécier sa nouvelle image voire à la détester. L’homme aussi mais plus rarement… En revanche, il peut parfois exprimer un vécu de souffrance narcissique lié à la sexualité, comme chez Monsieur A. qui, nous dit-il, ne marche pas toujours comme il le souhaite puisque parfois c’est « la panne »; « pourtant – ajoute-t-il – ce n’est pas le désir qui me manque ! ». Ce témoignage fait d’emblée ressortir un décalage ou une désunion entre le vieillissement physique et le vieillissement psychique ou entre le soma et la psyché – décalage que nous retrouverons aussi dans le grand âge : le corps devenu moins fiable échappe au contrôle du moi alors même que le désir (ou la libido) se maintient en général plus longtemps, certes à des degrés divers. Si l’intégration psyché/soma ne paraît plus aussi bien assurée qu’à l’âge de la jeunesse, dans des cas extrêmes, il peut être question de déliaisonnement psychosomatique tant la psyché encore vivace semble se dissocier d’un corps vieillissant pouvant parfois conduire à des sentiments d’étrangeté, voire de dépersonnalisation ou bien des somatoses.

Face à la déperdition narcissique causée par ces bouleversements, des défenses se mettent en place souvent en vue d’une remobilisation narcissique avec ses retombées plus ou moins heureuses selon les cas. Remobilisation narcissique qui passera plus pour les uns par le recours à l’agir sur le corps par le biais par exemple de la chirurgie esthétique en vue de récupérer une image de jeunesse ou de beauté d’autrefois, ou par la conquête de nouveaux objets sexuels en général plus jeunes, comme dans le démon de midi chez l’homme le rassurant sur sa virilité mais au prix d’une issue souvent dramatique. Chez la femme, la recherche d’un partenaire sexuel plus jeune visera fréquemment à la conforter sur sa capacité de séduction bien qu’elle cherche le plus souvent à être aimée… Quoi qu’il en soit, orchestrés par la reviviscence œdipienne, tous ces comportements tentent de réapprovisionner le narcissisme défaillant et de juguler l’angoisse de castration ou les sentiments dépressifs. Cela dit, lorsque ces affects négatifs se manifestent au mitan de la vie, ils « prennent la forme d’une dépression transitoire qui n’entrave pas l’activité du moi » (Charazac, 2011, p. 58). Toutefois, il arrive que les affects soient projetés ou déniés revêtant parfois une allure maniaque (Charazac, ibid.)

Quoi qu’il en soit, si le climatère inaugure une recrudescence libidinale chez de nombreux sujets, il est des personnes qui attestent une évidente absence de libido – celle-ci n’étant pas toujours le résultat des défenses. L’excitation sexuelle accrue n’est donc pas toujours la règle à cette période de la vie. En effet, certains sujets déprimés peuvent venir se plaindre de leur manque de désir sexuel – ce qui peut motiver alors une consultation médicale en vue de l’obtention d’un traitement hormonal qui aura, pensent-ils, un effet positif sur leur narcissisme mis en défaut.

Faisant appel cette fois non plus au corps mais à la psyché, pointons encore un tout autre cas de figure dans lequel la mentalisation autorisera un travail de deuil. Travail de deuil d’une partie du moi, de la jeunesse précisément et de sa représentation narcissique – ce qui, contrairement aux cas précédents qui faisaient intervenir l’objet réel – conduira ici le sujet à mieux accepter la perte et à se dégager de la position dépressive. Loin de fuir une réalité douloureuse ou anxiogène, celle-ci sera prise en considération pour être transformée avantageusement pour le moi. C’est alors que la libido finalement libérée pourra se réorientée différemment, par exemple dans de nouvelles activités, parfois créatrices, ou vers de nouvelles relations plus satisfaisantes et plus en accord avec son âge.

Cela étant, la remobilisation narcissique positive n’est pas toujours de mise. Il est des cas où le cinquantenaire a totalement capitulé : l’indifférence s’installe, les relations affectives sont fuies ou évincées, car trop décevantes ou inquiétantes… Il pense qu’il n’intéresse plus personne, qu’il ne plaît plus ou qu’on ne peut plus l’aimer. En éteignant tout désir, en se désengageant de tout investissement objectal ou commerce érotique, le sujet se mettrait à l’abri d’une blessure narcissique pressentie ou d’un impact traumatique prévisible, le rejet par exemple – ceci aux dépens de la pulsion de vie ou d’une libido qui, inemployée, risque de se dégrader en causant de fâcheux dégâts sur le plan somatique.

Mais il y a bien d’autres attitudes encore face aux déceptions sentimentales ou au frustrations sexuelles; certains pouvant s’adonner à l’alcoolisme ou à la boulimie. Ces comportements addictifs compensatoires apparaissent dans un contexte dépressif fait de résignation et de solitude, lors d’un vieillissement mal accepté dans lequel le corps se montre délibidinalisé et la psyché vide d’introjects. Défectueuse, l’élaboration mentale fait alors place à ces conduites mortifères aggravant un narcissisme déjà fort entamé et endommageant peu à peu le moi, la pensée et le corps tout ensemble. Mais tournons-nous à présent du côté du grand âge et voyons ce qui change ou s’accuse avec le temps.

Le grand âge

Avec le grand âge, le temps est compté; il n’y a plus véritablement d’avenir sinon la perspective de la mort, suprême castration, vécu traumatique qui sollicite des aménagements défensifs extrêmement divers relatifs à la structure de la personnalité.

De nombreuses pertes scandent cette période de la vie : pertes objectales, pertes affectives d’êtres chers, deuils traumatiques inaugurant ou accentuant la solitude, et pertes du moi (physiologiques, psychiques, intellectuelles) sans compter quelquefois des pertes matérielles… Toute cette cascade d’impacts traumatiques ne manque pas de porter en général atteinte au sentiment de sécurité narcissique et s’inscrit dans l’angoisse du vieillissement ou l’angoisse de mort, angoisse éminemment narcissique puisque la perte concerne des parties de son être.

Sans nous étendre sur les pertes physiologiques bien connues dans l’âge avancé (motricité, organes des sens telle la vue, l’ouïe etc.) conduisant souvent à une dépendance, relevons rapidement parmi les pertes intellectuelles, légères ou prononcées, les défaillances de la mémoire, notamment les oublis (de noms propres au début), les oublis répétitifs ou le ressassement ainsi que les difficultés de récupération et d’enregistrement des informations. À cela ajoutons des troubles de concentration et d’attention qui rendent l’apprentissage moins aisé – tous ces déficits demeurant au reste soumis aux aléas de l’affectivité. Nous soulignerons également dans le grand âge le ralentissement ou la diminution des capacités créatives bien que celles-ci puissent se prolonger longtemps chez certaines personnes soutenant le sens et l’identité.

L’énumération déjà fort longue de ces pertes resterait bien incomplète si l’on omettait l’appauvrissement des investissements relationnels, affectifs, sexuels et imaginaires, l’affaiblissement de la curiosité, l’installation fréquente dans la routine, la rigidité ou la lenteur, et la moindre aptitude à s’adapter à des situations nouvelles que le sujet se met à craindre (Danon-Boileau, 2009). Dès lors, le moi se tourne plus vers le passé qu’il ne s’investit dans le monde actuel souvent laissé pour compte ou dénigré; c’est ainsi qu’il recourt aux souvenirs et ce d’autant plus que les souvenirs peuvent remplacer l’activité de rêverie quand celle-ci s’amoindrit (Danon-Boileau, 2009) – n’étant plus soutenue par une libido ou par un désir suffisamment vigoureux ni par un avenir, clôturé par la mort. Cela dit, il existe des cas bien différents où l’imaginaire et la rêverie alimentent encore le sujet qui s’en est toujours plus ou moins abreuvé, en éloignant un vécu morose ou douloureux lié à la dernière période de la vie. Écoutons Montaigne âgé nous confier : « Je ne m’égaie qu’en fantaisie et en songe pour détourner par ruse le chagrin de la vieillesse » (Montaigne in Albou, 2005).

Mais revenons aux souvenirs. En général, lorsqu’ils ne sont pas écrits, le senior peut prendre plaisir à évoquer ou à raconter des souvenirs agréables d’un lointain passé à un interlocuteur, souvent de passage, sorte d’objet-prothèse avec lequel il n’engage que rarement un véritable dialogue et à qui il inflige des bribes d’une histoire personnelle qui la plupart du temps ne l’intéresse guère. Cette régression narcissique met à jour le fait que le vieillard s’intéresse plus à lui qu’à l’autre et plus à sa vie passée qu’à la vie d’autrui. L’échange s’en trouve ainsi limité, amputé ou désamorcé. L’objet est alors prétexte à faire revivre tout un pan de passé idéalisé ou gratifiant – ce qui procure à l’intéressé des bénéfices narcissiques évidents, souvent aux dépens de l’interlocuteur qui s’ennuie ou finit par se lasser. Cette singulière dynamique détient, sans doute pour une part, un poids non négligeable dans l’explication à propos du rejet du vieillard maintes fois constaté, pas seulement d’ailleurs par les autres générations… Il n’est qu’à entrer dans une institution de gérontologie pour s’apercevoir combien en général le vieillard rejette le vieillard. Comment cela pourrait-il en être autrement étant donné que le vieillard se refuse la plupart du temps à s’intéresser à la vie de l’autre et à l’écouter, en particulier à la vie d’un autre vieillard auquel il refuse de s’identifier.

En témoigne le discours d’Eugène Ionesco à propos d’un séjour qu’il a fait en maison de retraite. Voici ce qu’il nous rapporte en parlant d’abord de sa femme qui vit mieux la situation que lui, puis de l’impact traumatique dû à la prise de conscience de la vieillesse et de la décrépitude : « Elle, elle a la sérénité que je n’ai pas, elle accepte de vieillir, ne se sent pas comme moi malheureux de vivre comme des vieillards parmi des vieillards comme nous vivons depuis cinq jours, cinq jours qui m’ont traumatisé, qui ont été la révélation d’une odieuse, affreuse, implacable vérité. Des gens autour de nous dans ce château, qui ont entre 70, 75, 80 ans. Je les regarde avec malaise, peur (il faut, me dis-je, avoir de la compassion tout de même !). Non, je ne suis pas comme eux, je ne suis pas eux. Je me crois, je me sens, malgré tous mes malaises, bien plus jeune qu’eux. Je les évite, je les écarte, je les chasse, je ne veux pas leur parler. Qu’ils soient loin de moi, que nous ne nous touchions pas » (Ionesco, 1987, p. 24). Mais il y a bien d’autres cas de figure encore… Loin de l’appétence mnésique revitalisante, certains discours peuvent être mécaniques ou stéréotypés, vides de portée affective, sorte de disque rayé, dirions-nous, décourageant là aussi toute écoute; d’autres peuvent manifester un surinvestissement du concret, du perceptif et de l’actuel, voire du corps avec ses préoccupations plus ou moins envahissantes faisant l’objet de plaintes à répétition qui rebutent tout autant l’interlocuteur. Sans doute cette dernière manière d’être vient-elle supplanter un vide intérieur, onirique ou fantasmatique, ou bien prendre la relève de la caducité de l’idéal du moi (Balier, 1979, 1982) qui ne pousse plus le sujet à se projeter dans l’avenir.

Ouvrons à ce point une incise. La vieillesse n’est pas systématiquement synonyme de déficit patent ou de négativité; elle peut même parfois être une occasion de se réorienter vers de nouvelles activités ou de développer de nouveaux talents dont la création, facilitée qu’elle est par la disponibilité qu’apporte, par exemple, la retraite. L’individu n’est plus alors pris dans les rets des obligations ou des ambitions professionnelles, de l’urgence et de la rivalité. Cela peut même être, d’après John Cowper Powys, l’âge qui atteint « la sphère de la contemplation sans compétition » (Cowper Powys, 1999, p. 365). Mieux, nous dit-il : « Si l’on me demandait […] quel est le principal effet mental qu’a produit sur moi le fait de parvenir au dernier tour de piste de ma vie, je répondrais non sans avoir longuement réfléchi, que ce fut d’ouvrir de plus en plus grand jusqu’à ce qu’il semble que l’on ne puisse davantage, les fenêtres magiques de l’esprit » (Cowper Powys, 1999, p. 370).

Nous n’avons pas encore véritablement abordé la question du désir et de la pulsion sexuelle au grand âge compte tenu de la baisse de la libido – libido, faut-il le rappeler, qui lie ou métabolise la pulsion de mort grâce à l’objet – et d’un corps handicapé, souffrant ou moins fiable, souvent considéré plus comme une charge que comme un instrument véhiculant le plaisir. Quoi qu’il en soit, différents cas se présentent encore ici.

Lorsque le désir sexuel subsiste encore longtemps, il arrive que l’écart entre le corporel et le psychique – que nous avons vu précédemment avec la crise du milieu de la vie – se creuse davantage, notamment avec l’amenuisement des aptitudes physiques et les troubles de l’érection engendrant fréquemment une blessure narcissique non dénuée de sentiment de honte.

Une autre souffrance narcissique peut être aussi provoquée, chez certains seniors, par la disparition du désir; celle-ci peut cependant pousser certaines personnes âgées à vouloir encore du désir, notamment pour se sentir exister et nourrir le sens – ce que DanonBoileau (2000) dénomme « le désir du désir » qui vise également à combattre l’angoisse de mort.

Autre configuration encore, lorsqu’il y a absence totale de désir; cela peut faire écho à « un sentiment de satiété qui, lié à l’épuisement, peut préparer à la mort » (Danon-Boileau, 2000, p. 100) au même titre d’ailleurs que la lassitude de vivre où plus rien n’est attendu… Mais il y a aussi le renoncement articulé, celui-ci, à un dernier désir via le repos (DanonBoileau, ibid.) ou l’ataraxie au risque d’ailleurs d’accroître le mortifère… Nous ne nous étendrons pas davantage sur ces attitudes faites, pour une part d’entre elles, de détachement ou d’indifférence, souvent protectrices vis-à-vis de frustrations ou d’impacts traumatiques…

Dans la prolongation de la série défensive, nous pointerons enfin l’engagement, fréquent avec l’âge, dans la foi religieuse. Dieu symboliserait alors l’indispensable appui sécurisant jugulant l’angoisse de mort ou l’angoisse de séparation en assurant au sujet des retrouvailles éternelles, gage d’amour et d’immortalité réconfortant ainsi les assises narcissiques.

Ces dernières considérations nous conduisent à faire ressortir aussi dans le très grand âge le besoin d’amour et de tendresse, à l’instar du tout-petit, besoin vital et compensateur face à la proximité traumatogène de la mort. L’insuffisance ou la faiblesse du moi devenu dépendant s’avère parfois tel que le vieillard peut être avide d’un étayage consolateur mais, de peur d’être rejeté, la personne âgée tendra souvent à occulter ce besoin. Cependant, le besoin de s’entourer d’une relation aimante viendrait colmater les fissures d’un moi fragilisé ou traumatisé par l’approche de la mort. Sans doute est-ce aussi là la raison – besoin d’être accompagné de bons objets – qui motive souvent l’idéalisation du passé chez la personne âgée. Sans compter qu’elle peut se mettre à évacuer de son esprit des pans entiers d’une histoire douloureuse ou négative pour ne retenir que les moments heureux ou embellies, reflet d’un vif désir de se couler dans des limbes lénifiantes.

À l’opposé de ces tableaux cliniques, il existe encore d’autres cas de figure qui font appel chez certains vieillards à une agressivité massive voire sadique, nourrie le plus souvent par l’envie et la jalousie – ce qui rend en général la vie des proches insupportables. Le film d’Etienne Chatiliez, Tatie Danièle, en est une excellente illustration : il nous dépeint une femme âgée qui exerce une tyrannie permanente sur ses neveux. Ainsi, par le biais de la méchanceté dont elle jouit secrètement, parvient-elle à donner sens à sa vie, manière de lier la pulsion de destruction projetée sur les autres.

Nous ne terminerons pas cette panoplie de portraits à la sénescence sans évoquer enfin le travail du vieillir – travail psychique qui reprend ou prolonge le travail de deuil de la crise du milieu de la vie vu précédemment. Comme tout travail de deuil, celui-ci exige une bonne mentalisation et s’effectue à partir de souvenirs. Rappelons qu’il a pour but la renonciation à une part de son narcissisme associé au deuil de la jeunesse perdue ou de gratifications d’un autre âge au profit d’une meilleure acceptation du moi actuel en accord avec l’âge réel. Les échecs du travail du vieillir et les difficultés à renoncer, par exemple, à une image de soi toute-puissante bâtie sur la jeunesse éternelle auréolée de succès ou sur les jouissances de ses facultés physiques et intellectuelles d’autrefois seront facteur de mal être et de dépression et peut-être même de somatisation.

Il est temps à présent de nous tourner du côté des facteurs de risque de désorganisation somatique et notamment de risque cancéreux.

Facteurs de risque cancéreux

En abordant la question des facteurs favorisant la maladie cancéreuse dans le vieillissement et la vieillesse, nous alléguons qu’il ne peut s’agir que d’une conjonction complexe de paramètres multifactoriels, y compris génétique et environnementaux, en interaction et non d’une simple causalité linéaire forcément réductrice. En d’autres termes, il n’est pas rare que l’éclosion cancéreuse soit le fruit d’un cocktail déflagrant ou d’une « conjonction explosive » (Debray, 2003) que nous nous proposons ci-après de cerner.

  • Les nombreuses pertes, deuils ou traumas que nous avons passés en revue au cours de la sénescence provoquent fréquemment des blessures narcissiques voire une déperdition ou une hémorragie narcissique qui porte atteinte au moi jusqu’à parfois défaire son intégrité, d’autant plus que les traumas, effraction dans le moi, entraînent une sidération mentale déstabilisante pour l’homéostasie.

  • Par ailleurs, l’écart entre soma et psyché, entre le corps qui s’use ou qui devient handicapé dans le grand âge, et le désir ou la libido insatisfaite, bouscule l’équilibre jusque-là obtenu et se révèle source de déliaisonnement psychosomatique, donc vecteur de somatisation.

  • Dans ce registre-là, nous ferons à nouveau appel au narcissisme primaire. Cet emmagasinage de libido sur le moi acquis au cours des premières relations avec la mère, s’il est bien assuré, se montrera protecteur contre les blessures narcissiques et les traumas. En revanche, lorsque ce narcissisme primaire fera défaut, il ne pourra remplir adéquatement son rôle de défense vis-à-vis de la menace de la pulsion de mort, des trauma et de l’angoisse qui en découle. Du coup, les brèches ou la précarité du noyau narcissique primaire pourront favoriser, avec les résistances qui s’amenuisent dans l’âge avancé, toutes sortes de somatoses dont le cancer.

  • D’autres particularités du fonctionnement encore, régies cette fois par une dépsychisation flagrante, jouent un rôle tout aussi important dans l’apparition du cancer – qu’il s’agisse d’un fonctionnement transitoire, ponctuel, ou d’une aggravation à partir d’une personnalité ayant de tout temps été caractérisée par une mentalisation insuffisante. Parmi ces particularités, relevons : un désinvestissement de la réalité subjective (peu ou pas de rêves, de fantasmes…) allant de pair avec une verbalisation limitée; une vie affective carencée; le surinvestissement du concret, du pragmatique et de l’actuel; des défenses qui se démentalisent (type clivage, forclusion…); le gel des affects et la répression de l’agressivité…. Nous ne nous appesantirons pas sur ce mode de fonctionnement opératoire (Marty, 1980, 1990) ni sur la névrose actuelle (névrose qui, loin de porter sur des conflits symbolisés puisant dans l’enfance, s’enracine dans le présent et s’accompagne d’insatisfactions sexuelles) que l’âge peut accentuer ou découvrir sinon pour dire que tous deux peuvent faire le lit de maladies somatiques au regard des événements et de l’environnement.

  • D’autre part, insistons sur la problématique du désinvestissement mortifère. Une libido qui reste inemployée par manque d’objets d’investissement ou à cause d’une attitude de résignation risque fort à long terme de retourner aux excitations délétères, vecteur de somatoses. Dès lors, l’énergie qui n’est plus investie dans les objets de l’âge mûr comme les activités professionnelles, et « qui reflue sur le moi massivement doit être impérativement réinvestie, faute de quoi l’organisme et donc le psychisme auraient à affronter de graves désordres… » (Dedieu-Anglade, 2009, p. 134), désordres mentaux (telles la dépression, l’hypocondrie, etc.) ou psychosomatiques. N’oublions pas que c’est l’objet qui lie l’énergie pulsionnelle, en particulier la pulsion de mort (Green, 1993), et que c’est l’investissement – canalisation de l’énergie sur des représentations, fantasmes, rêves, ou tout simplement sur l’objet – qui permet à l’énergie de rester qualifiée ou psychisée (Potamianou, 2008) et de ne pas se détériorer via l’excitation mortifère somatogène. Bref, le désinvestissement de l’objet, du mental ou du désir promu par la pulsion de mort peut entraîner des conséquences désastreuses sur le plan somatique. À la sénescence, le maintien de l’investissement et de la psychisation ou d’une mentalisation substantielle nous semble capital car c’est lui qui traite ou métabolise les impacts traumatiques ou le stress avec les excitations corporelles qui en émanent, retardant ainsi leurs effets délétères et assurant encore – jusqu’à ce que la pulsion de mort prenne finalement le dessus – un certain équilibre psychosomatique.

  • Enfin, l’environnement ou l’entourage apparaît aussi comme un élément décisif pouvant, là encore, quand il s’avère défaillant, absent ou néfaste, encourager une somatisation via le cancer, surtout lorsque le sujet ne peut pas fuir cet environnement négatif anxiogène voire traumatogène (nous pensons là par exemple à certains placements institutionnels très mal vécus) ou dans la mesure où est réactivé un ancien trauma, en particulier un trauma précoce, préjudiciable sur le plan somatique, qui peut en outre s’enraciner dans un noyau narcissique primaire inconsistant. Ceci nous amène tout droit à évoquer la « maladie du nourrisson dans l’adulte » que Pierre Cazenave (in Lambrichs, 2011) a découvert chez ses patients cancéreux et que nous avons constaté chez bon nombre des nôtres. Il s’agit d’une maladie précocissime, muette, c’està-dire sans symptôme, et occultée qui prend naissance dans la dyade mère-enfant. Cette maladie se forge à partir d’une carence maternelle : la mère étant absente psychiquement ou absorbée dans son monde narcissique ou encore dépressive, ne pouvant s’identifier à son enfant et apporter des réponses adéquates à ses besoins psychiques – ce qui nuit au développement du lien somato-psychique ou à la psyché. C’est précisément à cette origine-là que Pierre Cazenave fait remonter le cancer, pathologie du narcissisme primaire (in Lambrichs, 2011).

À la sénescence, les ruptures, les pertes d’objet, les souffrances narcissiques déstabilisantes ou les impacts traumatiques qui ne pourraient pas être pris en charge mentalement et qui se grefferaient sur les défaillances d’un noyau narcissique primaire auraient donc toutes les chances de faire advenir cette pathologie. La détresse de l’enfant d’autrefois peut être alors réveillée par la détresse actuelle du sujet, au reste fragilisé par l’âge, rejouant d’une certaine manière le même scénario négatif d’autrefois sans possibilité de réel dégagement psychique.

Avant de clore cet exposé, nous voudrions entrouvrir un dernier volet à propos du système immunitaire et du fonctionnement psychique, domaine qui n’a pas encore fait véritablement ses preuves mais qui se révèle fort prometteur (Aisenstein, 2003). Sans entrer dans les méandres de cette science naissante, nous affirmerions, à l’instar d’autres chercheurs, que les défaillances du système immunitaire ne sont probablement pas sans lien avec l’état de la psyché, de nos pulsions, et avec les douloureuses épreuves de la vie. Le stress, les traumas, la souffrance narcissique, la dépression… ne peuvent pas ne pas avoir de fâcheuses répercussions sur les défenses de l’organisme ou les défenses immunitaires qui dès lors se détériorent. Ne sait-on pas à l’heure actuelle que stress ou trauma entraîne la libération d’hormones qui déstabilisent l’activité des cellules immunitaires ? Aussi la dépression immunitaire devrait-elle être ramenée, entre autres, au narcissisme négatif (Green, 1986) souvent promu par l’âge, à ce vécu de vide, fruit de la baisse libidinale et de la désobjectalisation qui à la longue sape l’unité du moi, ainsi qu’à la dépression insuffisamment mentalisée ou aux défenses psychiques qui peuvent s’affaisser avec le temps. « Les cellules immunitaires se mobilisent d’autant mieux – écrit D. Servan-Schreiber – qu’elles sont au service d’une vie qui vaut la peine d’être vécue » (Servan-Schreiber, p. 67). Mais par quels mécanismes sous-jacents, par quels rouages psychosomatiques précisément ? Nous ne le savons pas encore…

En conclusion

En guise de conclusion, nous choisirions une piste selon nous prometteuse à explorer : celle de la voie de la disqualification énergétique psychique (la pulsion n’étant plus libidinalisée ni acheminée vers un travail psychique), qui plus est, vectorisée par un vécu négatif ou par un cocktail déflagrant, via l’excitation somatique (au plus proche du biologique) délétère. Quelles conséquences peut-il y avoir sur le système immunitaire lorsqu’un sujet aspire à ne plus être, lorsqu’il laisse le champ libre au désinvestissement majeur du moi et de l’objet tout ensemble ou à un narcissisme négatif, mortifère (Green, 1983, 1986). Ne devrions-nous pas nous pencher sur les phénomènes d’autodestruction, sur la mort cellulaire programmée, sur l’apoptose (Ameisen, 2007) précisément et sur son dysfonctionnement, notamment sur le blocage anormal du suicide cellulaire qui entraîne le développement des cancers (Ameisen, 1999) parallèlement aux aléas ou aux tournures singulières de la vie psychique et à la diminution des résistances de la personne âgée (Péruchon, 2011). Enfin, nous terminerons en disant que l’amenuisement ou l’assèchement pulsionnel ou libidinal lâchant la bride à la pulsion de mort et désorganisant l’homéostasie psychosomatique aurait probablement un étroit rapport avec le blocage du suicide cellulaire, soit de l’apoptose, fort préjudiciable à la santé de l’être humain (Ameisen, 2007, Green, 2007).

« Les frontières de la longévité apparaissent comme des points d’équilibre » – écrit Jean Claude Ameisen – des formes de compromis entre des conflits que se livrent, à l’intérieur même des corps, des phénomènes « protecteurs » qui favorisent la pérennité des individus et des phénomènes « exécuteurs » qui abrègent leur durée de vie (Ameisen, 2007, p. 38). Points d’équilibre entre psyché et soma, entre libido et pulsion de destruction et compromis entre narcissisme positif et pulsion de mort.

Références

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