Numéro |
Perspectives Psy
Volume 53, Numéro 3, juillet–septembre 2014
|
|
---|---|---|
Page(s) | 195 - 201 | |
Section | Articles originaux | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2014533195 | |
Publié en ligne | 22 avril 2015 |
La violence : une impasse de la relation d’objet
Violence: an impasse in object relations development
1
MD, PhD, chef du service de psychiatrie de l’hôpital Bégin, 69, avenue de Paris, 94163
Saint-Mandé Cedex, France
2
Professeur de psychologie clinique, Institut de psychologie, 71, avenue Édouard-Vaillant, 92774
Boulogne-Billancourt, France
Fondamentalement ancrée dans la vie psychique, la violence apporte l’énergie pulsionnelle nécessaire aux premiers mouvements de défense de la vie. Réponse au danger du monde extérieur pour un moi en voie de constitution, la violence semble émerger ultérieurement d’une configuration réactualisant les conditions du conflit originaire entre le moi et l’objet. Elle exige d’être considérée en la problématisant autrement que par le recours à une tendance innée à l’agressivité laquelle, au même titre qu’une référence causale à la maladie mentale, éclairerait de façon erronée un phénomène irréductible à une telle simplification. Le détour par la psychopathologie s’impose, afin de saisir ce qui a pu se jouer aux phases précoces du développement du sujet dans la construction de son moi et de sa relation objectale.
La place du processus d’identification est précisée, en la situant entre la préservation de l’investissement objectal malgré la perte de l’objet, et le maintien de l’investissement narcissique malgré l’attirance de l’objet. Mais si l’identification offre un compromis entre l’objet et le moi en participant à leur construction mutuelle, elle ne peut toujours éluder la contradiction qu’elle porte en elle et qu’elle fait peser sur le moi : le vécu d’un objet séparé du moi sans avoir pu élaborer au cours de son développement la possibilité de cette séparation, et d’un objet au même moment toujours envahissant les limites du moi, impose de s’en protéger pour préserver l’intégrité du moi.
Abstract
Fundamentally rooted in the psyche, violence brings the drive energy required for the first movements of defense of life. As a response to the threat posed by the outside world for the maturing Ego violence seems to appear later, in a configuration updating the conditions of the early conflict between the Ego and the object. Violence requires to be considered otherwise than an innate tendency to aggressiveness which, as well as a causal reference to mental illness, would incorrectly enlighten a phenomenon irreducible to such simplification. Psychopathology is needed to understand what is involved in the early stages of the development of the subject, especially the Ego and the early object relationships.
The identification processes preserve both the object investment in spite of the loss of the object, and the narcissistic investment despite the object’s attractiveness. Although iden- tification processes offer a compromise between the object and the Ego by participating in their mutual construction, contradictory psychological mechanisms cannot be avoided. Protecting Ego’s integrity will be mandatory since the subject will be experiencing at the same time the object as separated from the Ego without being able to achieve proper separation, and as pervasively invading the Ego’s boundaries.
Mots clés : violence / relation d’objet / moi / identification / psychanalyse
Key words: violence / object relations / ego / identification / psychoanalysis
© GEPPSS 2014
Apparu au XIIIe siècle, le terme de violence rassemblait deux concepts indissociables, celui d’un dommage à autrui et celui d’une force désordonnée et incontrôlable s’exprimant en dehors des règles sociales et des usages, c’est-à-dire en dehors de toute légitimité. Fondamentalement ancrée dans la vie psychique, la violence est porteuse de vitalité dès lors qu’elle est régulée et au service d’une dynamique constructive; mais elle devient destructrice quand sa force entrave le travail de symbolisation de la psyché et brise la parole en menant à la rupture et l’effraction. Réponse à un sentiment de menace vitale, la violence semble engager des enjeux subjectifs audelà de ses manifestations explicites.
Si Cénac et Lacan réfutent non sans ironie toute existence à un instinct criminel en interrogeant le pourquoi « depuis que l’homme est homme, il ne se révèle pas aussi des impulsions à bêcher, à planter, à faire la cuisine, voire à enterrer les morts » (Cénac et Lacan, 1950), l’inscription de la violence en l’homme ne peut être contestée au regard de ses traces jalonnant l’histoire de l’humanité; elle exige d’être considérée en la problématisant autrement que par le recours à une tendance innée à l’agressivité laquelle, au même titre qu’une référence causale à la maladie mentale, éclairerait de façon erronée un phénomène irréductible à une telle simplification. Sans occulter la place de l’Œdipe dans la suite de la maturation pulsionnelle et le devenir psychique du sujet, nous nous intéresserons plus particulièrement à la phase prégénitale; période au cours de laquelle se noue de façon cruciale la question de l’existence conjointe du sujet et de l’objet, en particulier au travers de l’étude du processus d’identification. Comment l’objet a-t-il pu devenir si menaçant pour le moi ? En quoi matérialise-t-il un tel danger qu’il lui faille s’en protéger, quitte à l’éliminer ? Nous faisons l’hypothèse que l’atteinte précoce du moi en construction retentira sur les possibilités de sa relation objectale en facilitant le recours à une violence comme modalité de gestion de l’objet externe.
Narcissisme et objet
Nacht défend à l’instar de Freud l’importance que joue le narcissisme primaire, véritable « gardien de la vie » selon ses mots, dans le développement ultérieur de l’enfant. Il est « ce par quoi l’homme adhère à la vie et se maintient dans la durée, il est cette force de cohésion qui le pousse à exister, à croire à l’unité, pourtant fragile, de son corps » (Nacht, 1965). Force protectrice de la vie depuis la naissance, il entretient en l’homme tout ce qui favorise l’adhésion à la vie. Il est aisé de pressentir la gravité des conséquences de l’atteinte de son intégrité, laquelle est selon Nacht la plus fragile aux temps primitifs du développement du moi et au stade préobjectal : « La relation mère-enfant est en effet, à ce stade, si étroite qu’on peut la qualifier de fusionnelle. Il s’ensuit que si la mère fait défaut, si son amour est insuffisant ou absent, tout manque, tout fait défaut à l’enfant, y compris le besoin de vivre » (Nacht, 1965). La perturbation du narcissisme primaire fragilise la construction de l’identité du sujet; elle laisse pour séquelle une vulnérabilité qui s’exprimera à l’occasion des conflits ultérieurs opposant le sujet à l’objet, par la réactualisation du danger primitif pesant sur un enfant indifférencié de sa mère et du monde environnant. Nacht le formule ainsi : « C’est pourquoi tant que le stade objectal n’est pas atteint, c’est-à-dire tant que la relation duelle sujet-objet ne peut s’établir, la réponse destructrice qu’appelle inévitablement toute frustration grave ne saurait se diriger contre l’autre puisque l’autre c’est encore, au stade préobjectal, une partie de soimême. Au lieu de s’extérioriser contre l’autre cette réponse destructrice s’étale donc, en quelque sorte, sur place, se répand d’emblée à l’intérieur du psychisme de l’enfant, atteint les sources mêmes de sa vie » (Nacht, 1965). Sans sceller l’avenir psychique du sujet, l’atteinte précoce du développement de son moi et de sa relation à l’objet conditionne leurs devenirs respectifs par la fragilisation de leurs rapports. Elle laisse en quelque sorte le sujet démuni devant un objet avec lequel le lien ne peut plus se faire dans le registre de l’avec pour s’inscrire dans le registre du contre. Car l’objet devient indispensable à la survie psychique du sujet en comblant le vide structural induit par la faillite de son narcissisme; il est menace pour un moi dont la stabilité est assujettie à sa présence, laquelle est encore une menace en l’exposant au danger de l’intrusion. Il est une nécessité vitale dans la mainmise sur un objet dont seule la permanence est à même d’assurer au sujet la pérennité du sentiment d’exister. Danger de la dépendance du moi à un objet irrémédiablement indépendant, l’objet confronte le sujet à la terreur du paradoxe suivant : celui du vécu d’un objet à la fois séparé du moi, sans avoir pu élaborer au cours de son développement la possibilité de cette séparation, et d’un objet toujours envahissant des limites du moi, imposant de s’en protéger pour préserver son intégrité.
L’identification au cœur du lien entre sujet et objet
De l’objet à la relation objectale
S’il est fait dans l’œuvre de Freud une distinction claire entre sujet et objet, son intérêt se concentre surtout sur le sujet et sur ce qui se déroule à l’intérieur de lui, pour ne s’appliquer qu’ultérieurement à une étude fine de l’objet. L’objet se contente d’être une représentation, d’être « ce qui est pensé ou représenté, en tant qu’on le distingue de l’acte par lequel il est pensé » (Ruffiot, 1985). Dans les Trois essais sur la théorie sexuelle, l’objet est défini relativement à la pulsion dont il est le but en permettant la décharge pulsionnelle, pour être ainsi relégué à une modalité de satisfaction de la libido; il est alors l’élément « le plus contingent, le plus variable, le moins constitutionnellement déterminé » (Freud, 2009). C’est à partir de « Pour introduire le narcissisme » puis dans ses travaux suivants que Freud prend véritablement en considération le statut de l’objet et de ses qualités dans une approche économique de la vie psychique opposant investissements narcissiques et investissements objectaux (2005). Progressivement la construction du sujet sera comprise dans son lien avec celle de l’objet, dans une relation de réciprocité où l’objet cesse de n’être qu’un lieu de décharge et acquiert un « statut d’intériorité » (Ruffiot, 1985), ouvrant la voie à la prise en compte du couple sujetobjet. Le processus d’identification occupe une place centrale dans cette édification du sujet et de l’objet, en assurant la régulation de l’équilibre entre des forces contraires qui poussent l’une vers l’objet (libido objectale), l’autre vers le moi (libido narcissique), et recherchent chacune leur part de libido. C’est « un processus à double fin » qui permet la préservation de l’investissement objectal malgré la perte de l’objet par son intériorisation dans le moi; il assure dans le même temps le maintien de l’investissement narcissique malgré l’attirance de l’objet en « gardant pour lui les faveurs du Soi » (Renard, 1965).
L’identification apparaît comme « une réaction à la perte de l’objet » (Ruffiot, 1985), que ce soit sous sa forme d’identification primaire ou secondaire. L’identification primaire serait une identification préalable à tout investissement d’objet; elle ferait référence aux moments primitifs d’indifférenciation du nouveau-né et à la perte du sentiment de continuité entre lui-même et le monde extérieur, dans une incapacité à clairement identifier ce qui est perdu, éclairant les mots de Lebovici : « L’objet est investi avant que d’être perçu » (Lebovici, 1960). L’identification secondaire résulterait du complexe d’Œdipe; elle façonnerait le moi selon l’image de l’autre pris pour modèle, « substitut d’un attachement libidinal à un objet par une introjection de l’objet dans le Moi » en inscrivant l’identification dans un renoncement à l’objet par la peur de la castration (Ruffiot, 1985). Identification qui se situe ainsi au carrefour de la construction du moi et de l’objet et imprime à leur lien réciproque une perspective relationnelle, augurant ce qui sera dénommé à partir de 1930 la relation d’objet. « Le Moi est une formation interne au psychisme qui assimile une image d’autrui. L’identification à l’Objet est ce qui structure l’appareil psychique, le Je : au-delà d’une identification primaire aux parents et d’une identification spéculaire, elle est « une identification à la position structurale de l’autre », et plus encore elle est « l’intériorisation d’une relation », la relation de désir entre les parents » (Ruffiot, 1985).
L’identification, d’une fonction structurante à un déséquilibre du moi
En s’appuyant sur Freud, Green situe la naissance du moi non pas tant dans la séparation de la mère et de l’enfant à l’occasion de sa naissance au monde, où indifférenciation primitive et narcissisme primaire prévalent alors, mais plutôt dans la perte du sein, laquelle fait accéder à un « Moi-réalité » distinct de l’objet. Cette séparation a statut de signification selon Aulagnier, du moins dans sa coïncidence temporelle : « Le moment où l’enfant doit reconnaître le sein comme objet séparé de soi-même, comme appartenant à un autre dont l’extériorité s’impose, coïncide avec le moment dans lequel l’évolution de l’appareil psychique le rend capable d’imputer à un destinataire extérieur un message dont il décode certains éléments de signification » (Aulagnier, 1985). La séparation est épreuve de signification en arrachant l’enfant à l’auto-érotisme pour ouvrir le plaisir à une intentionnalité, en soutenant l’orientation de son investissement vers un autre que lui-même : « À partir de ce double “pas fondamental” accompli par la psyché, la présence ou l’absence d’un état de plaisir n’est plus exclusivement autoréférante : elle devient signal, message, de l’intention, du désir, de l’autre à votre égard. À une violence qui ne se manifestait que par l’intensité et la qualité des affects qu’elle mobilisait s’ajoute maintenant le commentaire que le discours parental tiendra sur la cause de l’affect éprouvé » (Aulagnier, 1985).
L’identification accomplit une transformation du moi en supprimant la distance séparant l’objet du moi, qu’elle va structurer si tant est que l’objet soit « suffisamment bon » au sens de Winnicott; elle s’étayerait en particulier sur les soins maternels et l’objet de la mère, supposé selon Green « avoir atteint un fonctionnement stable à investissement relativement constant » (Green, 1979). L’investissement de l’objet est sous-tendu par la recherche de la satisfaction de la pulsion, que Freud appelle « action spécifique », mais aussi par l’objectif de rendre les pulsions tolérables par le moi. Green distingue alors cette alternative : quand l’action spécifique est suffisamment bonne, elle autorise une organisation stable du moi avec un réseau d’investissements à niveau constant. « L’objet externe a alors joué le rôle de miroir, de contenant, de Moi auxiliaire » (Green, 1979), le moi n’ayant plus qu’à se défendre contre les assauts des pulsions. Il peut s’appuyer sur un objet externe, devenu interne par le mécanisme d’identification, qui sera un refuge et un secours face au conflit d’exigences pulsionnelles contradictoires ou en cas de déception de l’objet. Quand l’action spécifique devient mauvaise, l’objet ne peut offrir de miroir et de contenant au moi, lequel devra mener un « combat sur un double front » (Green, 1979), contre l’intérieur et la pulsion, et contre l’extérieur et l’objet. Débordant ses défenses, le moi, « pris en tenaille, ne sachant où donner de la tête et sur quel front le danger est le plus pressant, il mettra en œuvre les ressources dont il dispose par la mise en jeu des pulsions de destruction. Les pulsions de destruction s’arrêteront tour à tour sur l’objet externe, sur l’objet interne, voire sur le Moi lui-même » (Green, 1979).
L’identification offre un compromis entre l’objet et le moi en participant à leur construction mutuelle, mais elle ne peut toujours éluder la contradiction qu’elle porte en elle : si le moi aspire par son élan primitif mégalomaniaque à être lui-même, il ne peut y accéder que par l’apport de l’objet avec lequel il souhaite s’unir, la captation de l’objet s’opposant à l’illusion de toute-puissance qui anime initialement le moi. L’objet est « toujours une cause de déséquilibre » selon Green, car quand la réunion de l’objet et du moi se réalise sous le primat de l’identification, « l’objet oblige le Moi à perdre son organisation », et quand cette réunification ne peut se faire, la désorganisation procède de l’intolérance du moi à la séparation (Green, 1979). Green accorde à cet « objet-trauma » un statut de traumatisme pour le narcissisme du sujet, en induisant un déséquilibre et une menace pour le moi comme nous le détaillerons plus loin.
Identification, désir et agressivité
Là où l’identification occupe une fonction structurante pour le moi, elle est aussi une certaine forme d’aliénation du moi à l’objet. Irréductiblement extérieur au sujet en appartenant à la réalité externe, l’objet inscrit le sujet dans un lien de dépendance; l’objet demeure la quête des pulsions issues du ça et dont la satisfaction lui reste assujettie. Si la présence de l’objet est indispensable à l’édification du moi, son manque vient rompre la stabilité de l’organisation du moi en suscitant le désir d’un objet dont paradoxalement l’absence en fait sentir la présence sur le moi avec d’autant plus de force. Par la constance du désir se fondent la permanence de l’objet, et ce malgré son éventuelle absence de la réalité externe, ainsi que la permanence du moi par ce qu’elle implique d’un mouvement incessant du moi vers autrui. S’ouvre par le détour du désir la question de la place de l’autre dans le développement du sujet telle que Lacan a pu la théoriser.
Lacan consent un rôle fondamental à l’identification dans la formation du sujet. Il l’inscrit sous la domination du désir et de l’aliénation par la frustration des pulsions au cours de la succession des crises qui jalonnent les différentes étapes du développement du moi : sevrage, intrusion, Œdipe, puberté, adolescence (Cénac et Lacan, 1950). Ces moments qualifiés de complexes ont une fonction d’organisation du développement psychique, en étant la cause d’effets psychiques pour l’essentiel inconscients, à partir de représentations désignées sous le nom d’imagos. Le modèle d’identification le plus significatif est sans doute celui impliqué dans le stade du miroir; il survient au cours du complexe d’intrusion et consiste dans l’identification de l’enfant à l’image spéculaire, dans le « rapport fondamentalement aliénant où l’être de l’homme se constitue dialectiquement » (Cénac et Lacan, 1950).
Lacan définit le complexe d’intrusion comme l’expérience par l’enfant de la reconnaissance de semblables en la personne de ses frères. Cette expérience, sous le joug de la jalousie pour peu que la similitude entre eux soit suffisante et l’écart d’âge réduit, est inscrite dans la dynamique d’une identification ébauchant « la reconnaissance d’un rival, c’est-à-dire d’un “autre” comme objet » (Lacan, 1984). Le stade du miroir que Lacan situe vers le 6e mois de vie, au déclin du sevrage, en est le préalable. Il apparaît comme un processus d’identification tentant, à partir d’imagos de corps morcelé reflétant l’incoordination des pulsions et des appareils à ce stade de développement de l’enfant, de rétablir l’unité primordiale perdue en s’appuyant sur des fonctions visuelles alors prédominantes. En même temps que cette identification participe à la formation du moi, elle aliène le sujet à sa propre image dans le miroir : « Bien plus, dans la discordance caractéristique de cette phase, l’image ne fait qu’ajouter l’intrusion temporaire d’une tendance étrangère. Appelons-la intrusion narcissique : l’unité qu’elle introduit dans les tendances contribuera pourtant à la formation du moi. Mais avant que le moi affirme son identité, il se confond avec cette image qui le forme, mais l’aliène primordialement » (Lacan, 1984). Il n’y a pas pour l’instant de rapport à autrui d’un moi dont l’ébauche de construction s’appuie sur l’identification d’un sujet à sa propre image. La conquête de l’unité du corps reste subordonnée à la première captation par l’image du stade du miroir. Le monde qui prévaut alors est un monde narcissique qui ne connait pas encore d’autrui. Ce n’est que secondairement qu’autrui va apparaître dans ce que Lacan appelle le « drame de la jalousie » où s’enracine le rapport du sujet à l’autre et à la réalité : « Ainsi le sujet, engagé dans la jalousie par identification, débouche sur une alternative nouvelle où se joue le sort de la réalité : ou bien il retrouve l’objet maternel et va s’accrocher au refus du réel et à la destruction de l’autre; ou bien, conduit à quelque autre objet, il le reçoit sous la forme caractéristique de la connaissance humaine, comme objet communicable, puisque concurrence implique à la fois rivalité et accord; mais en même temps il reconnaît l’autre avec lequel s’engage la lutte ou le contrat, bref il trouve à la fois l’autrui et l’objet socialisé » (Lacan, 1984). L’identification qui sous-tend ici la jalousie contribue ainsi fondamentalement au développement du moi, où par l’introduction d’un tiers s’ouvre la perspective de l’existence de l’objet et de la réalité. C’est autour de la naissance du désir du sujet pour l’objet du désir de l’autre que naît « la triade de l’autrui, du moi et de l’objet » (Lacan, 1966). Si par contre le processus d’identification achoppe à ce moment crucial, si l’autre fait défaut, le sujet risque de n’être assujetti plus qu’à une relation duelle, en étant réduit à un face-à-face violent et destructeur avec l’objet.
L’objet comme menace sur le moi
L’objet-trauma
La vie psychique est assimilée par Green à un « désordre fécond », en faisant référence à un fonctionnement psychique dont la vitalité réside dans une constante réorganisation corollaire de l’incessante remise en cause de sa stabilité. Ce désordre pourra tendre vers un déséquilibre du moi jusqu’à réaliser son effraction par un objet revêtant alors un statut « d’objet-trauma » (Green, 1979). Cet objet fait peser par sa seule présence un danger pour un moi dont il vient questionner les limites en le contraignant à se modifier. Green en décrit les principales caractéristiques : en même temps qu’il pénètre dans le moi, il échappe à son contrôle en lui étant extérieur, forçant le moi à aller le chercher; il n’est ni constant, ni permanent, en étant l’aléatoire dans le temps et dans l’espace; il a ses désirs propres qui ne se recoupent que partiellement avec le moi, avec son but et son objet qui ne s’inscrivent pas forcément dans la réciprocité souhaitée par le moi; la distance avec le moi n’est pas toujours accordée avec les attentes de l’objet, en étant soit dans une trop grande proximité exposant le moi au risque de la disparition par la fusion avec l’objet, soit dans un éloignement excessif confrontant le moi à la question de l’abandon. En un sens l’objet est blessure pour le narcissisme du moi parce qu’il lui inflige de permanents ajustements; habituellement porteurs de dynamisme et de vitalité, ces derniers s’avèrent ici impropres à maintenir des frontières stables avec un objet qui n’aura de cesse d’échapper au moi autant qu’il en débordera les défenses. Ce n’est pas seulement l’expérience de la perte de l’objet qui est engagée, mais aussi celle de la reconnaissance « de la vie inconnue de l’objet » (Green, 1979); vie imprévisible et inconnaissable d’un objet à la fois totalement étranger au moi et partie de lui-même, lui révélant l’intolérable de son propre inconnu que son narcissisme tente en vain d’occulter.
Si le recours du moi à ses réserves narcissiques vise à suppléer la carence d’apport de l’objet, et ce d’autant plus qu’il a pu être source de déceptions, le repli sur lui-même est selon Green un leurre, en ouvrant la voie à deux issues psychopathologiques : la voie de la dépression que guide la déception de l’objet dans un sentiment de faillite du moi face aux exigences qui lui incombent; et la voie du morcellement et du délire face à un objet devenu persécuteur. Le mouvement de désinvestissement de l’objet et de retraite narcissique réalise une expérience de coupure et de vide trouant véritablement l’inconscient. Il laisse la trace d’une absence de représentation que tentera de combler un investissement de l’ordre d’une « hallucination négative » selon l’expression de Green. L’hallucination négative, masque posé sur le vide procédant du désinvestissement objectal, barre l’accès du sujet à une représentation de lui-même et le condamne à n’avoir de représentation du monde que par ce « trou ayant valeur de seule réalité » (Green, 1979).
L’objet et la psychose
Il est une structure psychopathologique au sein de laquelle l’objet exerce un statut particulièrement menaçant sur le moi. Il s’agit de la psychose, que Pasche situe dans « le contreinvestissement obstiné du dehors, l’affirmation erronée de l’extériorité de l’objet, le sentiment d’emprise magique, définie aussi comme résultant d’un vidage libidinal poursuivi jusqu’à la scission du Je inclusivement » (Pasche, 1965). En reprenant les mots de Freud, « l’objet absorbe, dévore pour ainsi dire le Moi », et l’hypothèse de Tausk de la crainte d’une perte irréparable de libido, « le malade ayant l’impression d’être en quelque sorte aspiré, vampirisé par l’objet », Pasche confère à l’objet une représentation inquiétante dans la psychose parce que potentiellement destructeur et « soutireur de forces vives, videur d’énergie » (Pasche, 1965). Il différencie ce type de relation d’objet de celle qui prévaut ordinairement dans les relations de l’individu à son environnement, en impliquant nécessairement un coût : le monde n’existe pour le sujet qu’à la mesure de ce qu’il y engage de sa personne; cet investissement ne peut se faire ex nihilo, en n’ayant pour source que le sujet lui-même, lequel soustrait à son propre investissement l’énergie qui sous-tendra l’investissement de la réalité externe : « Justement parce que le sujet n’est pas qu’un trou, n’est pas vide, n’est pas creux, n’est pas rien, il ne peut donner aux objets quelque chose de lui-même sans le soustraire de soi […]. Nous ne sommes certains de la subsistance du monde que parce que nous l’irriguons continuellement de notre propre sang. Il reste investi, comme on dit, cela signifie que nous y laissons quelque chose de nousmême dont nous ne disposons plus tant que dure l’investissement. L’accès au monde n’est pas gratuit » (Pasche, 1965). Excepté que le coût est tel pour l’économie psychique du sujet psychotique que l’appauvrissement en libido vient compromettre le sentiment d’identité face à un objet qui aspire sa vitalité, voire le soumet à la volonté d’un autre dans une relation à l’extériorité ressentie comme une emprise dangereuse pour sa propre survie.
Sans résoudre la question de l’origine de la psychose, Pasche la comprend dans « l’incertitude constante du Je quant à son autonomie », dans l’impossible équilibre de la relation entre sujet et objet. Son issue est inéluctablement vouée à se résoudre au détriment du sujet, n’offrant alors pour sa sauvegarde que la solution de la rupture avec l’objet : « La question surgit aussitôt de se demander pourquoi le psychotique s’efforce de nier la réalité des relations objectales élaborées pour revenir à la situation infantile d’emprise sans médiation, qu’il ressent comme si angoissante. L’examen clinique nous semble montrer que le phénomène basal des états psychotiques est l’impression de se vider de sa force vitale, d’être “vampirisé” : on lui vole sa pensée, sa virilité, on lui prend sa personnalité, on le contraint à des actes épuisants. Tout cela traduit une dépense libidinale qui n’est pas tolérée par le Je parce qu’elle l’appauvrit en libido narcissique et libère l’activité de l’Instinct de Mort. Tout se passe comme si le Je ne parvenait pas à régler et à limiter la quantité d’investissement dévolue à l’objet, ou comme s’il était dans l’impossibilité de recevoir en échange l’amour de cet objet. Il en résulte l’affect d’angoisse désintégrante dite psychotique » (Pasche, 1965). Aulagnier évoquait ainsi au sujet de la psychose la « double mutilation et incomplétude du sujet et de l’objet », tous deux se retrouvant dans un faceà-face destructeur n’autorisant la survie de l’un qu’aux dépens de l’autre, leur unité respective ne s’entendant qu’au prix d’un clivage délabrant, celui d’« être la moitié de soimême, l’autre moitié étant détenue par un objet qui lui-même ne peut qu’à ce prix préserver son unité » (Aulagnier, 1985).
Conclusion
Une potentielle violence semble émerger des aléas concomitants au développement du moi et à la construction de la relation d’objet, situant sa problématique à l’intersection du sujet et de l’objet. Si le conflit entre narcissisme et investissement objectal trouve dans les temps précoces du développement une portée constructrice par la possible maturation qu’elle autorise, celui-ci peut conduire à un envahissement du moi par l’objet dès lors que la contradiction s’avère trop forte entre l’impératif de préservation des intérêts du moi et celui du maintien de l’investissement de l’objet. Cet antagonisme débouche sur l’impasse d’une situation de dédifférenciation menaçant l’intégrité du sujet, avec le retour d’une indistinction entre le dedans et le dehors, entre le moi et l’objet. La violence offre alors un exutoire en réinstaurant une distance vitale avec l’objet, par un mouvement brutal de séparation tel que l’autorise le passage à l’acte.
Références
- Aulagnier P. (1985). Quelqu’un a tué quelque chose. Topique, 35, 265–295. [Google Scholar]
- Cénac M., Lacan J. (1950). Introduction théorique aux fonctions de la psychanalyse en criminologie. In Actes du IIe congrès international de criminologie. Paris : PUF, pp. 133–155. [Google Scholar]
- Freud S. (1905). Trois essais sur la théorie sexuelle. In S. Freud (Ed.). Œuvres complètes, tome VI. Paris : PUF, 2009, pp. 59–181. [Google Scholar]
- Freud S. (1914). Pour introduire le narcissisme. In S. Freud (Ed.). Œuvres complètes, tome XII. Paris : PUF, 2005, pp. 213–245. [Google Scholar]
- Green A. (1979). L’angoisse et le narcissisme. Revue Française de Psychanalyse, 43, 45–87. [Google Scholar]
- Lacan J. (1966). L’agressivité en psychanalyse. In J. Lacan (Ed.). Écrits. Paris : Seuil, pp. 101–124. [Google Scholar]
- Lacan J. (1984). Les complexes familiaux dans la formation de l’individu. Paris : Éditions Navarin. [Google Scholar]
- Lebovici S. (1960). La relation objectale chez l’enfant. Psychiatrie de l’Enfant, 3, 147–226. [Google Scholar]
- Nacht S. (1965). Le narcissisme, gardien de la vie. Revue Française de Psychanalyse, 29, 529–532. [Google Scholar]
- Pasche F. (1965). L’antinarcissisme. Revue Française de Psychanalyse, 29, 503–518. [Google Scholar]
- Renard M. (1965). Le narcissisme primaire dans la théorie des instincts. Revue Française de Psychanalyse, 29, 495–501. [Google Scholar]
- Ruffiot A. (1985). Freud et le problème de l’objet. Revue Française de Psychanalyse, 49, 577–595. [Google Scholar]
Les statistiques affichées correspondent au cumul d'une part des vues des résumés de l'article et d'autre part des vues et téléchargements de l'article plein-texte (PDF, Full-HTML, ePub... selon les formats disponibles) sur la platefome Vision4Press.
Les statistiques sont disponibles avec un délai de 48 à 96 heures et sont mises à jour quotidiennement en semaine.
Le chargement des statistiques peut être long.