Numéro
Perspectives Psy
Volume 51, Numéro 2, avril-juin 2012
Page(s) 112 - 123
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2012511112
Publié en ligne 4 juin 2012

© GEPPSS 2012

La question du diagnostic demeure, pour nous, incontournable dans un suivi pédopsychiatrique rigoureux et efficace. Toutefois, les termes d’efficacité et de diagnostic sont loin d’être anodins tant ils sont chargés émotionnellement aussi bien du côté des usagers que de celui des professionnels de la Santé Mentale. Pour d’aucuns, il y a lieu de respecter un temps d’évaluation afin de comprendre les processus psychiques et relationnels en lien avec un état de détresse ou de souffrance alors que d’autres estiment que la finalité de la démarche thérapeutique consiste à rencontrer un sujet et/ou un système familial en difficulté par-delà les aspects diagnostiques. Ces mêmes cliniciens redoutent la distanciation et la fragilité du lien thérapeutique qu’induit un temps d’objectivation des plaintes.

Comme le rappelle Marcelli, « chez l’enfant, sont étroitement mêlés les plans du diagnostic, de l’évaluation psychodynamique et du choix thérapeutique. La démarche diagnostique dans son acception médicale traditionnelle se réfère au recueil des conduites systématiques, à leur regroupement syndromique et à leur classement nosographique… » (Marcelli, 2006, p. 207).

Dans ce processus, au-delà de ce premier plan, il y a lieu de considérer le facteur « temps », en intégrant l’état d’un enfant, ce qu’il donne à voir de ses difficultés et ce qu’il en exprime dans son processus développemental. L’évaluation concerne également le problème de la structure de personnalité et des liens entre les comportements adoptés par l’enfant et les mécanismes psychiques sous-jacents, plus ou moins préservés. On doit enfin tenir compte de la « contextualisation », c’est-à-dire de l’ancrage d’une problématique dans un environnement socio-familial donné ainsi que des capacités de mobilisation de l’enfant en question et de son entourage. La phase de diagnostic recouvre donc bien des paramètres à estimer à leurs justes valeurs, certainement si l’on veut réaliser un travail pertinent conduisant à un accompagnement thérapeutique susceptible d’être porteur à long terme.

Soulignons également que, si le thème développé dans l’article est consacré au diagnostic différentiel, nous avons veillé à offrir à l’enfant la possibilité d’investir un espace thérapeutique singulier, un tant soit peu dégagé des influences familiales. Nous optons pour une conception de la clinique en tant qu’elle donne au sujet les moyens de se dire ce dont il souffre et sa part d’implication dans le processus engagé. Il s’agit dès lors d’une clinique du symptôme plutôt que d’une clinique des signes, cette dernière étant issue d’une psychiatrie ancienne dont la richesse descriptive, certes précieuse, vise une objectivation ne donnant rien à entendre du dynamisme et de la polyphonie des symptômes, par définition trans-structuraux.

À partir d’une vignette clinique, sont développées les questions diagnostiques indispensables, à nos yeux, pour réduire le risque d’un positionnement arbitraire soutenu par dogmatisme ou plus simplement par l’effet d’une « hyperspécialisation ». Le vaste domaine médical, malgré une prise de conscience de la nécessité de procéder de manière holistique, est continuellement aux prises avec la menace de la focalisation, de par les diverses avancées réalisées, quelle que soit la discipline concernée. C’est le cas si, par exemple, un psychiatre interprète une symptomatologie présentée par un enfant uniquement selon son paradigme en excluant les aspects somatiques ou si un neurologue fait totalement abstraction des aspects psychogènes.

Par ailleurs, nous soutenons l’importance d’un travail multidisciplinaire, en montrant, à travers l’illustration clinique, la complémentarité des approches somatiques (neuropédiatrique) et psychiques (pédopsychiatrique). Certes, cette double démarche, qui demande tolérance et respect de l’altérité, se veut exigeante et peut, à certains moments, troubler tant les patients que les cliniciens eux-mêmes, par la relative confusion qui se dégage quand de nombreuses hypothèses restent ouvertes.

Vignette clinique

Une pédiatre exerçant en pratique privée nous envoie Laura âgée de 7 ans pour un bilan et des investigations complémentaires dans le cadre hospitalier. L’enfant présente depuis plusieurs mois une dégradation mentale ; c’est l’enseignante qui a alerté les deux parents sur l’apparition de symptômes inquiétants et un tableau de régression globale. Ainsi, Laura perd ses premiers acquis scolaires :

  • elle n’écrit plus son nom, son prénom ainsi que quelques mots qu’elle avait appris à bien maîtriser;

  • la perte au niveau des mathématiques est similaire;

  • elle ne reconnaît pas toujours ses condisciples et réagit parfois de façon bizarre, ce qui inquiète les autres enfants;

  • toutefois, elle répond aux consignes de l’enseignante, ne semble pas particulièrement angoissée et présente une certaine stabilité de l’humeur;

  • elle semble effectuer les tâches par habitude et de façon automatique.

Laura est l’enfant unique d’un couple qui s’est séparé quand elle avait à peine quelques mois de vie. Elle a été très désirée mais semble provenir, comme le souligne Lebrun d’un désir d’enfant plus que d’un désir sexuel1 (2010). Si le père n’a plus donné signe de vie durant les trois premières années, il a ensuite entamé des procédures judiciaires pour obtenir un hébergement alterné. De longues procédures judiciaires ont suivi pour déboucher, il y a à peine quelques mois, sur une décision qui permet au père de retrouver progressivement son enfant. Ceci étant, le climat entre les deux parents de Laura est particulièrement conflictuel, Madame ne pouvant supporter l’idée d’être séparée de sa fille, elle qui l’a élevée seule pendant plusieurs années.

La demande de bilan intervient donc dans un climat familial particulièrement tendu où un enfant est visiblement l’enjeu de conflits parentaux majeurs. D’ailleurs, lors des premières rencontres, il sera ardu pour le clinicien de veiller à ce que l’objet central de la rencontre soit l’enfant. Chaque réponse, chaque intervention des parents, et principalement de la mère, se situe sur les éléments de blessure narcissique et le sentiment d’être dépossédée de l’enfant au profit de l’autre parent vécu comme inadéquat.

Laura est hospitalisée dans le service de neuropédiatrie dans lequel l’unité de pédopsychiatrie de liaison intervient. C’est à ce titre que nous faisons la connaissance de l’enfant. En fait, la demande est plus complexe, demande portée par la mère seule et relayée par la pédiatre ; il y a lieu d’évaluer un éventuel contexte de maltraitance sexuelle et psychologique agie par le père et en lien possible avec la dégradation de l’enfant. Le père ignore ce volet de la mise au point, le médecin « envoyeur » n’ayant, nous dira-t-elle, ni l’occasion, ni l’énergie de l’informer des inquiétudes maternelles à son égard.

À l’admission, neuropédiatre et pédopsychiatre rencontrent séparément les parents. Chacun avec Laura, pour définir le cadre et les objectifs de l’hospitalisation. Il nous faut alors aborder les questions de maltraitances soulevées par la mère, ce qui déclenche chez le père une irritation immédiate marquée par des propos violents à l’encontre de son ex-femme : « On se fait la guerre depuis des années,… elle veut me détruire et garder Laura pour elle… C’est ignoble ce qu’elle dit,… c’est faux, elle projette ce qu’elle fait elle-même à notre enfant. Elle la harcèle, l’empêche de respirer, comme elle a voulu le faire avec moi. C’est une dévoreuse, une malade qu’il faut enfermer en urgence… ». Non sans mal, nous pourrons le calmer et l’amener à accepter le bilan.

Nous établissons un cadre d’évaluation tant sur les plans neurologique et pédopsychiatrique que pour les allégations maternelles de maltraitances. La vigilance est également portée sur la question de l’hébergement ; on propose que le parent présent auprès de Laura dans la chambre d’hôpital soit celui qui en a la garde selon les décisions judiciaires intervenues à ce propos. Laura restera les quinze premiers jours d’hospitalisation avec sa mère, celle-ci ayant la responsabilité de la première période des vacances scolaires d’été.

Durant cette période, nous convenons avec chacun des parents, ceux-ci se référant d’ailleurs à leur conseil juridique, de respecter le canevas juridique en autorisant la mère à demeurer auprès de sa fille, dormant près d’elle, mais en autorisant la père à lui rendre visite tous les deux jours, et ce en dehors de la présence de Madame.

Débute alors le processus d’investigation large, impliquant d’abord l’enfant elle-même, chaque parent ensuite ; nous veillons à établir des contacts avec les médecins référents des deux milieux parentaux et à rencontrer les membres des familles élargies ainsi que les nouveaux partenaires des père et mère. Nous proposons également des entretiens réunissant les parents et des rencontres parent/enfant.

Sur le plan de l’affection de Laura, divers examens complémentaires sont réalisés à la recherche de facteurs étiologiques ; le contraste surprend entre un examen clinique qui montre un volet moteur préservé et un état mental profondément atteint. Si Laura conserve sa motricité sur tous les axes, y compris la psychomotricité fine, elle est désorientée, confuse, tient des propos décousus, inappropriés, incohérents, marqués par l’écholalie et les stéréotypies.

Les investigations neuropédiatriques mettent en évidence un EEG très ralenti de manière diffuse ainsi qu’un aspect atrophique général des zones corticales à l’IRM, tandis que les biologies restent normales.

L’anamnèse ne révèle rien de particulier au niveau familial et générationnel. Née à terme, d’un poids de naissance correct, lors d’un accouchement sans particularité, Laura a évolué de manière harmonieuse jusqu’à six mois précédant la maladie. Les parents ont tenté de la préserver de leurs conflits, en investissant le lien personnel à l’enfant. La première année scolaire s’est déroulée sans problèmes notoires, Laura apprenant sans difficulté apparente à compter, à lire et à écrire. Quelques mois avant l’hospitalisation, elle pouvait réaliser des dessins précis et détaillés pour son âge, en inscrivant sans faute son prénom et son nom de famille. Puis, progressivement, ses parents ont tous deux remarqué chez l’enfant l’apparition de troubles du sommeil allant en s’aggravant jusqu’à présenter de réelles nuits blanches, malgré la proximité parentale continue. Ils ont été interpellés par l’enseignante qui ne reconnaissait plus Laura dans ses compétences, se levant de sa chaise, interrompant les cours, répondant de façon inappropriée au point où ses condisciples l’évitaient par peur de ses bizarreries.

La pédiatre (le médecin du « côté maternel ») et le généraliste (le médecin du « côté paternel »), tous deux consultés ont confirmé la gravité du tableau et la nécessité d’une mise au point en structure hospitalière.

Rencontré individuellement, chaque parent évoque sa détresse, son incompréhension, mais également son espoir d’une amélioration. Soutenant chacun des parents dans cette épreuve de vie, nous devons également tenter avec eux de comprendre les tenants et aboutissants d’un tableau symptomatique aussi invalidant.

En entretiens individuels, Laura manifeste de l’agitation, parvient avec difficulté à rester en place. Invitée à réaliser un dessin libre, elle commence par s’appliquer avant de le hachurer et d’abandonner la tâche après trois minutes, non sans manifester de l’énervement par quelques geignements et des : « j’y arrive pas, c’est bête, j’aime pas … » (Dessin 1).

Dessin 1

L’attention et l’intérêt pour une maison de poupée sont labiles, fragilité qui participe à un état anxieux perceptible. Si nous la rencontrons individuellement, elle réclame après environ dix minutes la présence du parent qui l’accompagne. Et en présence de celui-ci, il ne faut pas plus de temps pour qu’elle souhaite quitter le bureau de consultation. Tout au long des mois d’hospitalisation, nous maintiendrons un canevas d’entretiens individuels qui garderont, grosso modo, les mêmes modalités d’échange. Nous tenterons de l’apprivoiser, de décoder les petits et grands signes que l’enfant nous donne (Hayez, 2010). Par ailleurs, aucun test psychologique ou neuropsychologique ne pourra être réalisé avec validité.

En accord avec la neuropédiatre, nous prescrivons un neuroleptique, en l’occurrence la risperidone (0,25 mg), qui apaise quelque peu Laura et l’aide à trouver le sommeil. L’effet, malgré une augmentation de la dose, sera de courte durée. Pour les nuits, la présence parentale est requise et autorise quelques « petites heures » d’apaisement relatif.

Comme nous l’avons indiqué plus haut, le bilan ne peut s’arrêter aux aspects strictement médicaux ; il nous faut aborder les inquiétudes maternelles en parallèle du premier volet d’interrogations. Ainsi, dès le début des rencontres évaluatives, neuropédiatre et pédopsychiatre abordent ensemble, avec chaque parent, le contenu et le processus des allégations évoquant une possible maltraitance. Si le père, outré, maintient sa version d’être victime d’une mère qui veut le priver de l’enfant en usant de tous les moyens des plus sordides aux plus efficaces (en terme d’impact sur les professionnels, quelle que soit leur discipline), Madame tient à nous convaincre du bien-fondé de ses inquiétudes. Elle confie : « cet homme m’a trahie, moi et ma famille,… mon père l’a engagé dans sa société et il est parvenu à se l’approprier totalement. Il est manipulateur, pervers, ne respectant rien ni personne, ni même sa fille ». À ce propos, elle précise que Laura marquait de plus en plus de réticence à prendre des bains et à se laver les parties intimes. Au-delà des infections urinaires qu’elle a déjà présentées, la mère s’interroge sur les motifs de son refus de se laisser toucher le corps, demande pourtant raisonnable à sept ans. Elle rapporte un bref dialogue : « Pourquoi, Laura, ne veux-tu plus que je te lave ? » – « Je n’aime pas » – « Est-ce qu’on t’ennuie là ? » – « … Oui » – « C’est qui ? » – « ….. » – « C’est papa ? » – « … Oui ». Sur ces confidences, Madame, choquée, appelle sa propre mère qui la renforce dans ses appréhensions quant au comportement déviant du père. Toutes deux emmènent alors l’enfant chez la pédiatre qui appuie la nécessité d’une hospitalisation pour un double bilan, l’un médical, l’autre centré sur une éventuelle maltraitance.

En séances, Madame reconnaît une grande difficulté (pour ne pas dire une impossibilité) à se séparer de sa fille : « C’est moi qui l’ai élevée depuis que son père nous a abandonnées, elle est tout pour moi, plus encore, depuis qu’il a obtenu la moitié du temps, il y a peu, par pression sur les magistrats ». Elle poursuit : « Ce n’est pas Laura qui l’intéresse…, ce qu’il veut c’est me faire mal, continuer à me détruire… ». Par rapport à l’affection de Laura, la mère ne peut entendre d’autres hypothèses que la maltraitance agie par le père et qui, pour elle et ses proches, a plongé l’enfant dans une profonde détresse. Les membres de la famille élargie maternelle suivent pleinement la logique et les liens de causalité exposés par la mère ; Laura est victime de maltraitance et s’est repliée dans son monde intérieur, par mécanisme défensif. Aux professionnels de l’objectiver et de « sauver » l’enfant de la déviance paternelle !

En miroir au discours de la famille maternelle, les proches de Monsieur estiment, quant à eux, que Laura et son père entretiennent une excellente relation, relation continuellement menacée par les appréhensions injustifiées et les calomnies d’une mère « étouffante et malfaisante ».

Lorsque nous rencontrons Monsieur, seul avec l’enfant, ou avec sa compagne avec laquelle il a eu un garçon âgé d’un an, il insiste sur la qualité du lien qui l’unit à sa fille. Insistant sur l’adéquation de ses attitudes à son égard, il évoque, non sans un certain malaise, qu’il a découvert Laura au pied du lit conjugal, il y a quelques mois, alors que sa compagne et lui faisaient l’amour : « Je pense qu’elle n’a rien vu,… il ne m’a pas semblé qu’elle avait été troublée ». Par ailleurs, il parle d’une rivalité de Laura vis-à-vis de sa nouvelle femme, de comportement possessif à son égard. Ainsi, par exemple, en s’asseyant sur les genoux de son père et en toisant d’un regard noir la compagne, elle peut lancer : « C’est mon papa, il est à moi ! ». Probablement, s’agit-il là d’enjeux œdipiens exacerbés par une reconstruction familiale et la découverte fortuite par l’enfant d’une sexualité agie entre adultes.

Lors des entretiens réunissant Laura et chacun des parents, nous découvrons deux styles de rapport à l’adulte bien distincts. Autant la jeune se montre affectueuse, respectueuse et plutôt sereine avec son père, autant les rencontres successives avec la mère sont chargées de tension, d’incompréhensions mutuelles et de manifestations violentes (coups de pied) de Laura à l’adresse de l’adulte. Madame interprétera ces attitudes ainsi : « C’est normal que l’enfant réagisse avec force… elle veut rentrer chez nous, elle m’en veut de la laisser ici, certains jours avec son père… ».

Après quinze jours de bilan intensif, la situation connaît un degré de tension supplémentaire. En effet, l’hébergement de Laura doit être confié au père selon les dispositions légales mais la mère s’y oppose farouchement : plusieurs entretiens réunissent neuropédiatre, pédopsychiatre, les parents (séparément et ensemble), moments chargés émotionnellement, pour tenter de définir la suite de la prise en charge. Si, dans l’absolu, celle-ci peut se poursuivre de manière ambulatoire, il est, pour Madame, hors de question que Laura retourne chez son père, vu les risques importants de maltraitance. La mère est inébranlable dans ses convictions, renforcée par ses proches, qui, d’ailleurs, nous taxent, d’inconscients et d’incompétents. Si Laura peut quitter l’hôpital, il lui semble évident qu’elle doit rentrer chez elle… et non au domicile du père.

In fine, la neuropédiatre et nous-mêmes estimons qu’il y a lieu de remettre cette question du lieu de vie temporaire de l’enfant à la responsabilité d’un tiers compétent, faisant autorité, en l’occurrence le Juge de la Jeunesse. Après rapide examen du contexte et des enjeux ainsi que des risques pour l’enfant d’une sortie d’hôpital dans de telles conditions, suite à plusieurs échanges téléphoniques, le magistrat décide de maintenir le cadre hospitalier pour la suite du bilan, en organisant une alternance (tous les trois jours) de la présence parentale auprès de Laura.

Le travail d’évaluation se poursuit avec une enfant qui continue à se dégrader sur le plan mental (augmentation de la confusion, de l’anxiété), une mère irritée par la décision judiciaire, s’isolant dans la chambre avec sa fille, ne faisant plus confiance aux professionnels qu’elle estime pris de partialité et manipulés, un père de plus en plus conscient de la gravité du tableau symptomatologique présenté par Laura.

À plusieurs reprises, nous rencontrons les parents pour faire le point sur les aspects neurologique, psychiatrique et contextuel ; nous nous heurtons à une incompréhension voire une incrédulité face à une réalité dramatique. Les parents qui attendent des preuves et un diagnostic précis (le nom d’une maladie) ne reçoivent de notre part que des hypothèses non confirmées. Bien légitimement, le doute alimente l’espoir d’une amélioration de Laura… et maintient la mère dans ses convictions qu’il s’agit d’un mécanisme défensif suite à la maltraitance paternelle. À ce propos, malgré les multiples entretiens aux formats divers, nous ne recueillerons aucune allégation de l’enfant allant dans le sens d’une déviance du père. Au contraire, ce dernier fait preuve d’une adéquation et d’un lien fort à l’enfant qui lui manifeste, en retour, une affection spontanée. Comme nous l’avons souligné plus haut, la relation entre Laura et sa mère est marquée par un accordage difficile où la juste distance n’est pas vraiment établie ; face à un positionnement fusionnel maternel, l’enfant oscille entre la symbiose et le rejet.

Quoiqu’il en soit, à côté d’un éventuel repli sur soi très régressif d’un enfant éventuellement maltraité par un père, on ne peut négliger l’impact d’un conflit parental majeur sur une jeune enfant. Laura aurait « résisté » déjà de longues années jusqu’au point où son fonctionnement psychique n’aurait plus pu intégrer l’aggravation de la situation conflictuelle suite aux dernières décisions judiciaires intervenues en faveur du père, mettant la mère dans une détresse et une rage peu contenues.

Après deux mois d’hospitalisation, les cliniciens estiment qu’il y a lieu d’envisager la sortie de Laura avec orientation dans un centre de soins spécialisés de jour, le suivi médical pouvant se poursuivre de façon ambulatoire. Madame marque son refus tandis que Monsieur se résout à cette piste. Par ailleurs, nous ne retenons pas l’hypothèse d’une maltraitance sexuelle de la part du père. Ici encore la mère écarte nos conclusions, convaincue de l’inadéquation grave du père.

Il faudra de nouveau, après quelques vaines tentatives d’entretiens communs (neuropédiatre, neuropsychiatre), s’en référer aux autorités judiciaires. Précisons que nos rencontres n’ont pas pour finalité de se substituer à la Justice mais de tenter d’exposer la situation et de faire comprendre aux parents l’état de santé de l’enfant, en maintenant, si possible, un lien thérapeutique. Mais la mère ne démord point de ses convictions.

Le magistrat confirme le placement de Laura dans le Centre de jour avec hébergement alterné chez les parents (alternance chaque semaine).

Neuropédiatre et pédopsychiatre revoient Laura six mois plus tard ; l’atteinte de sa motricité est évidente et l’état mental se détériore. Le diagnostic de processus démentiel se confirme sans qu’une étiologie ne soit précisée. Il faudrait réaliser une biopsie cérébrale à la recherche d’éventuelles lésions (par exemple, des plaques comme dans les maladies d’Alzheimer), examen que la mère refuse catégoriquement. Par ailleurs, nous proposons un soutien psychologique, ce que le père acceptera.

Discussion

Préambule

Le clinicien, intervenant à un moment de l’évolution et du développement d’un jeune sujet, cherche à comprendre, explore les antécédents, construit une logique de causalité, en intégrant l’ensemble des paramètres les uns aux autres.

En s’appuyant sur la vignette clinique comme fil rouge, examinons la question du diagnostic différentiel devant une dégradation importante de l’état mental d’un enfant. Sans être exhaustif et au risque de la simplification, on peut définir 4 plans diagnostiques ; ainsi, il peut s’agir :

  • d’un processus démentiel lié à une affection neurologique dégénérative ;

  • d’une psychose tardive ;

  • d’une manifestation conversive ;

  • d’un PTSD dans le cadre d’une maltraitance.

Ces plans sont susceptibles de se recouper. Ainsi, par exemple, un enfant victime d’abus sexuel peut déclencher un processus démentiel ou psychotique ; l’inverse est tout aussi possible. La question de savoir si une psychose peut apparaître suite à un traumatisme, si elle était préexistante, demeure délicate tant les avis sur le sujet sont partagés.

Probablement, lorsqu’il s’agit d’une démence, inscrite dans la structure et le décours évolutif du sujet, elle se manifestera à un moment, quels que soient les éléments de vie intercurrents.

Soulignons également, comme cela a été précisé plus haut, l’importance de la temporalité. Le facteur « temps » doit nous inciter à la prudence en évitant la précipitation (une fuite en avant) dans un diagnostic d’autant que la période d’existence concernée est celle de la construction identitaire et de la complexification développementale dans tous les champs.

Dans tout diagnostic, deux aspects apparaissent concomitamment : si le premier lève le doute, l’incertitude ferme l’éventail des hypothèses et rassure d’une certaine façon, le second comporte le risque de figer, de fixer le sujet et son entourage en bloquant les processus d’élaboration et d’évolution sous-tendus par la pulsion de vie.

Abordons alors ces différents diagnostics possibles, quand nous rencontrons un enfant comme Laura, mettant en exergue davantage les aspects cliniques que les éléments théoriques de chaque plan.

La démence

La question controversée des démences précocissimes intervient avec le statut des psychoses de l’enfant. Diverses polémiques surgissent dès le début du XXe siècle notamment autour des aspects étiopathogéniques de ces affections. Rappelons que le concept de schizophrénie de l’enfant est proposé par Potter dans les années 1930 (1933). De sanctis parle de démence précocissime dès 1906, soulignant des caractéristiques analogues entre ce tableau et celui des états démentiels de sujets âgés (1906).

L’observation réalisée en 1933 par Claude, Heuyer et Lacan fait état d’un cas de démence précocissime [1933]. Les auteurs décrivent la situation d’un enfant âgé d’une dizaine d’années présentant un processus démentiel. Le jeune garçon manifeste un mutisme complet ; son visage est inexpressif, marqué par un sourire étrange ; ses mouvements spontanés sont hésitants, craintifs, inhibés. L’hétéroanamnèse apprend que l’enfant est né à terme, avec un poids de naissance correct, l’accouchement s’étant déroulé sans particularité. Durant l’enfance, on relève une rougeole vers l’âge de six ans, compliquée d’une mastoïdite. Si le garçon paraît lent dans son développement global et dans les apprentissages cognitifs, il connaît un sursaut de performances scolaires durant les quelques mois qui ont précédé la maladie, sursaut sur lequel la mère insiste pour appuyer le contraste avec la déchéance mentale ultérieure, se manifestant vers huit ans. Elle a également noté un épisode d’affection de type grippal juste avant le début de la dégradation générale et psychoaffective en particulier.

Sur le plan clinique, les auteurs évoquent le processus de la dégradation de l’état psychologique survenu deux ans auparavant. Ainsi le garçon manifeste des impulsions violentes, projetant par exemple des objets appartenant à son père, alors qu’il n’y a pas de raison apparente ni de provocation. Il marque une désaffection tout à fait discordante pour les membres de sa famille élargie, comme ses grands-parents qu’il affectionnait particulièrement jusqu’alors. Puis, les symptômes de nature délirante émergent. L’anxiété accompagne ce tableau, marquée par de l’insomnie. Ainsi, l’enfant voit des yeux derrière les rideaux, entend des choses qui lui font peur et est traversé par des idées hypocondriaques avec conviction d’être gravement atteint d’un mal, se considérant jaune quand il se voit dans la glace. Il connaît également des thèmes d’interprétations, convaincu, par exemple, qu’on le suit dans la rue ou que les gens font des réflexions à son égard quand ils le croisent. Par ailleurs, il connaît de grandes crises de violence, assène sa mère et son frère de coups de poings. Il peut aussi fondre dans des crises de larmes durant lesquelles il répète soit qu’il ne veut plus mourir, soit qu’il ne veut plus vivre. Il se plaint également régulièrement d’avoir des poussières dans les yeux sans qu’on puisse objectiver une quelconque pathologie ophtalmique. Son état se dégrade progressivement avec alternance de périodes de grande excitation avec anxiété extrême et cris, et des périodes de repli sur soi et de catatonie. Les tics apparaissent sous forme de grognements exécutés en guise de réaction aux interpellations du clinicien. On note une absence apparente de toute émotion. L’enfant reçoit alors une médication ; il paraît globalement plus calme, mais se montre inaffectif, partiellement désorienté, jouant de manière stéréotypée avec d’anciens jouets. Les différentes approches thérapeutiques se solderont par un échec et la question de l’étiologie demeurera ouverte.

Les travaux de Kraepelin sur des patients atteints de démence précoce sont évocateurs de ce que Laura manifeste (2000). L’auteur décrit des patients présentant un stade avancé de la maladie, patients qui vont et viennent sans but avec un regard fixe et absent, hallucinés, murmurant à peine quelques mots et gesticulant bizarrement. Les contacts sont évités, il n’y a aucune tendance à agir. Le patient néglige sa présentation, se salit et peut se masturber sans honte en public. Tout se passe comme si l’entourage n’existait plus pour lui. Le patient semble dépourvu de besoin affectif et il est difficile d’estimer son intelligence étant donné que ce qu’il produit est bizarre, maniéré, blesse l’esthétique et ne contient pas l’accent affectif adéquat. Si les signes de gaieté sont absents, on retrouve en revanche des rires stéréotypés. La présentation générale est maladroite voire rigide et rejoint ce que Kraepelin appelait « la perte de la grâce ». Progressivement, le patient se replie sur lui-même.

Si, chez les hystériques, l’attachement affectif est excessif pour un parent et le rejet de l’autre est violent, les sujets atteints de démence précoce manquent d’affection pour les leurs ; leur indifférence ou leur hostilité sans fard les mène parfois au délire de persécution (Abraham, 1908). Il arrive qu’une violence prenne la place d’un amour exalté. Le dément précoce présente une grande suggestibilité (différente de celle des hystériques) ; elle paraît être le fait de l’indifférence. Cette suggestibilité est à mettre en lien avec une relative absence de résistance mais elle peut s’inverser facilement en opposition.

La démence consiste donc en un affaiblissement psychique global et progressif dû à une affection organique du cerveau. La démence se caractérise essentiellement par la détérioration mentale, toutes les fonctions étant atteintes. En soi, le champ de la conscience se rétrécit, la tension devient déficitaire, la mémoire est altérée et le jugement est perturbé. Il y a lieu toutefois de bien distinguer la démence de l’arriération mentale. L’arriération peut être définie en un arrêt du développement intellectuel alors que la démence sous-tend une dégradation de la dimension de la vie mentale. À la suite d’Esquirol, on peut résumer en disant qu’un dément est un riche devenu pauvre, tandis que l’idiot a toujours été pauvre. Est dément le sujet qui perd ses potentialités cognitives ainsi que l’ensemble des composantes de l’affectivité.

La psychose

Lors des premiers contacts avec Laura, devant l’atteinte de son fonctionnement psychique, entre autres de la qualité de la relation objectale, on ne peut écarter l’hypothèse d’une psychose tardive. Celle-ci relève d’un profond désordre de l’organisation du Moi et se caractérise par plusieurs éléments :

  • un comportement inapproprié face à la réalité avec retrait de type autistique (le champ du Réel est fragmenté);

  • un désinvestissement cognitif et affectif;

  • une limitation du champ de la pensée et de l’action;

  • une vie fantasmatique pauvre, de type « magico-hallucinatoire », plaquée sur le Réel;

  • une communication réduite ou inadéquate, tant sur le plan des échanges verbaux que des échanges émotionnels, entraînant une relation à l’autre perturbée.

Dans un premier temps d’investigation, il s’avère ardu de pouvoir différencier le début d’un processus dégénératif à l’étiologie organique de l’émergence d’un état psychotique à l’origine multifactorielle. Actuellement, bien des hypothèses demeurent envisagées quant à l’étiopathogénie de la psychose ou de la schizophrénie chez l’enfant. Les facteurs psychogènes ne peuvent être totalement écartés comme les causes somatiques sont évidemment à toujours considérer. Si on peut toujours s’interroger sur la part d’organique et la part de psychogénétique quant au déclenchement d’une psychose tardive, on doit considérer les nombreux travaux psychodynamiques comme, par exemple, ceux de Klein (1968). Cet auteur considère une scission du Moi précoce pouvant entraîner des désorganisations des processus adaptatifs et intégratifs. Klein a également montré combien l’enfant doit dépasser certains types de positionnement dans l’organisation psychique pour réguler son fonctionnement. Si son éclairage aide à comprendre comment on peut devenir, voire rester psychotique, la perplexité demeure par rapport à la question de savoir pourquoi tous les humains ne le sont pas devenus. Lebovici, quant à lui, a montré le type particulier de relation objectale chez l’enfant psychotique (1960);  elle est massive, sujette à des variations globales et à des oscillations de grande ampleur, colorée par l’imprégnation des fantasmes les plus primitifs (incorporation et rejet, morcellement de l’objet maternel…) contre lesquels s’instituent des mécanismes de fusion à l’objet, des mécanismes d’identification projective. La situation de Laura dans son lien à la mère illustre ce processus.

Qu’en est-il des facteurs traumatiques pouvant déclencher une psychose ? Certains auteurs estiment qu’un déclenchement peut être relié à des situations écrasantes pour l’enfant comme la perte d’un parent. Des événements de stress peuvent entraîner un état dissociatif chez l’enfant. Ce que vit Laura depuis trop longtemps a-t-il précipité un fonctionnement psychotique ?

Soulignons également que le mutisme secondaire peut être un signe important de la schizophrénie chez l’enfant. Notons également que la composante déficitaire accompagne habituellement les psychoses à début tardif.

Jusqu’il y a peu, on parlait, dans les pays francophones essentiellement, de psychose tardive de l’enfant ou de psychose de la latence. Mais il est aujourd’hui de plus en plus admis qu’il s’agit de formes de schizophrénie. Dans sa forme à début très précoce (childhood onset schizophrenia), débutant généralement avant l’âge de 12 ans, la schizophrénie est généralement familiale, associée parfois à la présence d’anomalies chromosomiques, ce que la schizophrénie dite de l’adulte est moins. Elle se manifeste également plus fréquemment par des symptômes négatifs, est habituellement plus sévère et atteint préférentiellement les garçons. Krebs constate que son évolution plus défavorable est associée à la présence d’antécédents développementaux et, sur le plan anatomique, à une réduction de la substance grise (2010). Elle retrouve plus souvent chez ces enfants des signes autistiques.

Quant aux formes dites précoces, prépubertaires (youth onset), on dispose de peu de données, ce qui explique qu’aucun consensus formel n’ait été établi quant à l’âge de début. Elles sont cependant considérées comme plus désorganisées, avec davantage de signes neurologiques ainsi que des déficits cognitifs et d’anomalies cérébrales, ce qui pose clairement la question de sa détection précoce dans les états mentaux dits « à risque ». Reste cependant à définir ces états à risque qui impliquent, selon Philips, une vulnérabilité, marquée par une histoire de psychose chez des parents de premier degré ou d’un trouble de la personnalité schizotypique identifié (isolement social, difficultés de fonctionnement social, bizarreries, manque d’expression des émotions, vécu persécutif,…) avec détérioration du fonctionnement au cours de la dernière année et durant au moins un mois2 (2005).

Cliniquement, on retrouve habituellement quelques prodromes ; il s’agit d’un enfant anxieux, à la sociabilité pauvre, perçu comme bizarre, comme différent ou rigide dans ses réactions et ses modes de pensée. Le début du trouble est plutôt insidieux et lent, plus rarement aigu, sous forme alors de « bouffée délirante » ou d’angoisses massives avec retrait. On observe alors un processus de détérioration, de désintégration, d’éclatement du psychisme ; il y a perte de la conscience de soi (du sentiment d’identité) et perte de la connaissance adéquate des autres. Le trouble de la pensée et de son expression est manifeste dans le discours. Le mutisme ou la logorrhée sont plus rarement constatés.

Lorsque l’enfant s’exprime, on note des lenteurs, des blancs, des troubles qualitatifs comme des coqs à l’âne, des réponses à côté, des illogismes,… Les délires et hallucinations sont souvent peu fixés, mouvants, portant surtout sur le corps, la transmission, la filiation, la persécution par autrui. On retrouve également des troubles dans la régulation des affects avec une discordance entre le vécu ressenti et exprimé et les circonstances (Hayez, 2001).

L’hystérie

Le troisième plan diagnostique, même s’il est, dans le cas de Laura, rapidement écarté, doit de manière générale être retenu dans les hypothèses à travailler ; il s’agit d’une manifestation hystérique.

Pour Freud, l’hystérie est une maladie psychique dont l’étiologie se situe dans les conflits actifs dans l’inconscient du sujet. Suivant Ajuriaguerra, « on peut dire que l’hystérie est le langage de l’inconscient qui s’exprime par et dans le corps, dans la mesure où celui-ci est visible ou présent pour l’autre. Le symptôme hystérique, témoin d’un conflit, s’offre, monologue d’expression impassible en apparence, mais qui, en fait, ouvre un dialogue face à autrui pratiquement compatissant. L’hystérie est un appel sans cri, une demande sans offre verbalisée, un holocauste sans souffrance apparente et dans laquelle la souffrance de l’autre est impliquée d’une manière ambivalente, et ce n’est pas une des moindres raisons pour lesquelles certains médecins se sentent assaillis » (De Ajuriaguerra, 1980, p. 716).

Au-delà de ces considérations, il nous faut comprendre les raisons de cette expression corporelle. Utilisant le soma de manière très visible, l’hystérique se fixe sur celui-ci, tentant de reléguer contradictions et conflits qu’il ne parvient pas à contenir (Laplanche, 1971). Les symptômes servent alors soit de décharge motrice, soit de manœuvre d’apaisement, soit d’appel à l’aide à l’autre. Ils constituent une forme économique de compromis pour un jeune sujet au Moi encore immature et incapable de gérer des pulsions libidinales trop intenses. Le corps est sollicité à accueillir ces forces non métabolisées par l’appareil psychique. Les conflits en présence ne sont pas exclusivement centrés sur les enjeux œdipiens ; ils concernent également les questions d’identité sexuée, d’image du corps (Soler, 2007).

La conversion hystérique recouvre une valeur interactionnelle pour le jeune sujet traversé d’un besoin d’autonomie, de liberté et de maîtrise du corps. Ce symptôme entrave la pleine réalisation des besoins adolescentaires en lien avec une sollicitude parentale habituellement vécue comme excessive, au moins par un des parents. Le parent en question entretient inconsciemment l’entrave et la régression chez son enfant, animé par ses propres velléités de conserver un lien de proximité avec celui-ci. Cette proximité délétère se traduit par une délimitation floue des enveloppes corporelles, le corps de l’enfant servant de lieu de projection des pulsions libidinales et agressives de l’adulte.

Ce corps investi massivement depuis la naissance est traversé des multiples interactions entre les protagonistes, point de mire dépourvu du développement nécessaire d’une aire transitionnelle mentalisée. À côté d’une mère souvent décrite comme angoissée et hyperprotectrice, le père semble dans l’incapacité d’interférer dans la dimension symbiotique du lien mère/enfant et de soutenir l’un et l’autre dans l’indispensable mouvement de dégagement et de juste distanciation. Le symptôme hystérique est aussi utilisé dans la dynamique de couple et familiale, aux significations diverses, comme celles, par exemple, de mécanismes défensifs, de déplacements de conflits, d’enjeux liés aux loyautés clivées, telles qu’on les rencontre dans des constellations de famille en grande souffrance.

Dans la situation de Laura, ce n’est pas tant le corps que son fonctionnement mental global qui est investi, pris dans des enjeux névrotiques liés à la période œdipienne. Peu de temps avant le déclenchement de l’affection, l’enfant est probablement traumatisée en assistant à une scène d’amour entre son père et sa compagne. La confrontation au Réel de la génitalité fait effraction et déborde les potentialités de réélaboration mentale. Gasman et Allilaire soulignent que « l’irruption de la sexualité adulte est vécue comme une véritable menace. L’érotisation du corps entier traduit l’incapacité à focaliser l’excitation sexuelle à un niveau purement génital. Le refoulement et son corollaire, l’amnésie, principal mécanisme de défense de l’hystérie, permettent de comprendre la nature de la conversion. La conversion hystérique correspond à la dissociation entre l’acte et la conscience de l’acte. L’amnésie hystérique traduit la perte de la conscience de l’acte » (Gasman, 2009, p. 288). Pour Laura, la perte de mémoire ne suffit pas : l’appareil psychique sur ses plans cognitif et affectif est submergé et déconnecté de la réalité. Le processus névrotique se décompense alors.

La maltraitance

Le dernier plan, et non des moindres, concerne le traumatisme psychique lié à la maltraitance intrafamiliale. Les travaux sur le thème, nombreux et variés, indiquent combien l’enfant victime d’inadéquation parentale peut être abîmé sur le plan de la personnalité. Son identité est atteinte d’autant plus massivement que l’agresseur est un familier sensé assurer une fonction de protection et de support identificatoire. La dissociation qui peut s’ensuivre plonge alors l’enfant dans un syndrome de stress post-traumatique (PTSD pour Post Traumatic Stress Disorder). Tous, heureusement, ne connaissent pas une évolution dramatique, du moins aussi bruyante. Beaucoup garderont en eux les traces secrètes de la maltraitance, « cicatrisant » vaille que vaille les blessures morales infligées. Des auteurs comme Cyrulnik ont bien décrit le parcours de ces sujets qui sont parvenus à mobiliser leurs forces résilientes (1999).

Quant à Laura, son issue, si l’hypothèse de maltraitance est retenue, est moins favorable. Repliée dans sa forteresse, elle se coupe de toute élaboration et de mise en liens des éléments de vie par trop antinomiques (parent aimant-parent maltraitant), prenant le décours de la régression et de la déconnexion du Réel.

Dans ce quatrième plan diagnostique, il y a lieu de distinguer deux niveaux d’origine traumatique possibles :

  • une maltraitance agie par un des parents, en l’occurrence le père ;

  • un contexte maltraitant lié à un conflit parental majeur.

Si, dans le cas de Laura, la première origine ne pourra jamais être totalement exclue, étant donné l’absence de confirmation de l’enfant, elle apparaît, à la fin du bilan, très peu probable. Seule, la mère affirme avoir reçu des confidences de Laura et encore dans des circonstances de suggestibilité.

En revanche, la seconde origine est d’emblée perceptible et se confirme tout au long de la prise en charge. Les parents, et certainement la mère, sont pris dans des enjeux personnels narcissiques importants dans lesquels l’enfant est objet, sous prétexte de son bien, d’une grande rivalité. Nous rencontrons de plus en plus fréquemment des séparations parentales lourdes et longues n’épargnant guère le statut de l’enfant. D’ailleurs, paradoxalement, la Justice, se voulant la plus équitable possible entre les adultes, stigmatise l’importance de l’enfant comme bien précieux à obtenir au détriment de ce que ce dernier peut ressentir et vivre comme mal-être. Voulant ardemment « sauver » l’enfant, les parents se déchirent, durant des années, à coup de procédures judiciaires, lentes et complexes, sans se préoccuper suffisamment du sort de l’enfant qui, dans bien des constellations familiales, reste attaché à ses père et mère. Parfois, ce n’est pas tenable, enfant et parents s’embarquent alors dans un syndrome d’aliénation. Quant à Laura, aliénée à cette position d’objet dans le désir parental, une hypothèse consiste à considérer sa symptomatologie comme la traduction de l’impact d’un trop long conflit parental et comme mécanisme défensif, étayé par une double loyauté à l’égard des parents. Elle est, rappelons-nous, le centre d’intérêt vital pour sa mère qui ne peut souffrir d’être séparée d’elle. Évitant de tomber dans une « folie à deux », elle opte pour sa propre folie…

À la suite d’Haesevoets, nous pensons qu’au plus grand détriment de l’enfant, la conflictualité « post-divorce » produit des traumatismes émotionnels comparables à ceux qui sont induits par des situations post-traumatiques (2008). L’engrenage de la conflictualité relationnelle peut conduire à la mise en place de stratégies où tous les coups sont permis pour éliminer l’autre, « chosification » de l’enfant incluse. L’allégation d’abus sexuel sur l’enfant est d’ailleurs de plus en plus utilisée comme modalité, même si son efficacité est de moins en moins prouvée. « Néanmoins, en détruisant l’image de l’autre parent, le parent accusateur contamine l’esprit de son enfant. En accusant le père de l’enfant d’être un abuseur sexuel, il peut également convaincre et amener l’enfant à croire qu’il a été victime de ces attouchements en réalité » (Haesevoets, 1999, 2008, p. 165).

Dans des cas extrêmes, devant l’indicible, l’innommable, l’enfant se coupe du monde. Ce type d’évolution s’écarte de ce que la clinique du syndrome d’aliénation parentale montre habituellement. Ici, l’enfant, otage des fantasmes persécuteurs d’un des parents, rentre dans un mode de pensée unique excluant l’autre parent, fusionnant avec une seule image parentale à laquelle il s’identifie non sans angoisse. Sous SAP (syndrome d’aliénation parentale), l’enfant fait preuve de rationalisations, de dénigrements divers et variés, pour alimenter sa certitude, ne souffrant aucune ambivalence et ne manifestant, en apparence, aucune culpabilité. Il opère aussi un clivage pour sortir d’un éventuel conflit de loyauté, choisissant de vivre et de soutenir un parent, entièrement bon, et d’effacer l’autre, le tuant symboliquement. Dans cette perspective, estimant que la mère présente bien des caractéristiques de la personnalité de parent aliénant (projections, manipulation, vécu de persécution,… paranoïa), nous nous interrogeons sur un possible « SAP décompensé » dans le cas de Laura. La décompensation serait intervenue après que la mère, questionnant l’enfant sur les raisons de son refus de se laver les parties intimes, voit dans le père un être déviant dont il faut se préserver. Par le retrait massif, Laura laisse sa mère s’engouffrer dans ses convictions, ne pouvant probablement pas faire barrage, ni revenir sur son éventuel « oui, c’est papa ». L’idée fixe de Madame contraint l’enfant, non à la soutenir par des mots, mais à se retirer.

En guise de conclusion

Par l’illustration clinique, nous avons voulu appuyer l’importance d’une évaluation diagnostique rigoureuse, multiple et exigeante. Certes, dans le cas présenté, l’évolution de l’enfant est telle que la phase thérapeutique est réduite à un accompagnement visant à l’apaisement, sans omettre le soutien aux parents. Six mois après l’admission de l’enfant à l’hôpital, le tableau s’est aggravé tant sur le plan moteur (marche ébrieuse, trouble de la coordination,…) que psychique. L’hypothèse d’une affection neurologique rare a été retenue. Devant un processus dégénératif, le sentiment d’impuissance des professionnels, générateur de frustrations, risque de malmener l’alliance thérapeutique pourtant essentielle à préserver, certainement au niveau des parents.

Ceci étant souligné, il n’est guère aisé de se positionner clairement lorsqu’on est confronté dans un premier temps à une symptomatologie comme celle de Laura. Tout clinicien, surtout s’il travaille seul, surtout s’il est animé d’une radicalité dans ses positions référentielles, est menacé de prendre en compte des signes et de les intégrer dans une grille de lecture trop restreinte. Un autre risque se situe dans l’effet Rosenthal, qui consiste à trouver ce que l’on cherche sans l’avoir vraiment cherché. Il est évident que l’absence d’expression langagière cohérente d’un enfant, la variété et l’intensité de ses symptômes régressifs et déficitaires, laissent entrevoir un grand champ d’interprétations et d’hypothèses possibles.

Notre expérience nous incite à travailler de manière multidisciplinaire, certainement dans une phase diagnostique, en étant attentifs à considérer les plans somatiques, psychiques et contextuels ainsi que leurs articulations.

Concrètement comment cela s’opère-t-il ? Au cours des mois d’hospitalisation de Laura, neuropédiatre et pédopsychiatre ont respecté, à côté de moments privilégiés avec la jeune patiente, des temps de rencontre conjoints avec enfant et adultes, pour recentrer les questions, éviter les dispersions, les malentendus, les coalitions (bon/mauvais intervenant), et montrer la perplexité de l’intrication des différents aspects d’une problématique lourde. Il apparaissait capital de tenter de dégager un tant soit peu Laura des enjeux d’un couple qui se déchire (être l’enjeu du désir parental présidant à sa conception, du désir actuel où elle fait l’objet, sans jamais être le sujet, d’un conflit délétère). Le modèle de co-intervention est également intéressant par le fait de ne pas se retrouver seul face à des parents en détresse dont la manifestation se traduit parfois par la rage ou la revendication.

S’appuyer sur les ressources mutuelles, tant personnelles que professionnelles (la discipline que l’on exerce) constitue aussi un socle fiable pour le travail diagnostique. Enfin, d’autres échanges ont lieu indépendamment de l’enfant et de sa famille, ceci pour réfléchir ensemble sur les hypothèses à privilégier les représentations à confronter, les démarches à effectuer, les orientations à proposer…

La complexité et les enjeux, étant donné qu’il s’agit de jeunes sujets et de leur devenir, demandent, de la part des professionnels, un soin particulier accordé au temps diagnostique. Leur avenir en dépend en partie.


1

J.P. Lebrun estime, à la suite des travaux de P. Yonnet, qu’« il y a lieu de prendre en compte de ce que l’enfant est devenu la plupart du temps un enfant du désir, non du désir sexuel mais du désir d’enfant. C’est alors la tiercéité qui évidemment disparaît dans l’œuf ». (Lebrun, p. 14, 2010).

2

Toute psychose atténuée, avec des symptômes n’atteignant pas le seuil ou à une fréquence sous le seuil durant la dernière année et depuis moins de 5 ans, est également à risque, au même titre que les BLIPS (Brief Limited Psychotic Symptoms) ou symptômes psychotiques francs résolutifs spontanément en moins d’une semaine durant la dernière année et depuis moins de 5 ans. Dans la mesure où la transition est loin d’être systémique chez ces patients à ultra haut risque, la recherche de marqueurs prédictifs est importante. Aucun n’a cependant encore emporté l’adhésion totale des experts, remarque Krebs, qu’ils soient cliniques, cognitifs, biologiques (les marqueurs hypophysaires) ou d’imagerie (diminution de volume du gyrus temporal). Car les changements cérébraux observés au moment de la transition psychotique pourraient être liés à la fois à des processus maturatifs anormaux et liés aux effets d’un stress intense et prolongé ou encore à des modifications cérébrales dynamiques sur des anomalies préexistantes (Bouilliez, 2010 ; Krebs, 2010 ; Kyriakopoulos, 2009 ; Remschmidt, 2007).

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