Numéro
Perspectives Psy
Volume 51, Numéro 1, janvier-mars 2012
Page(s) 54 - 62
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2012511054
Publié en ligne 26 mars 2012

© GEPPSS 2012

La consommation d’alcool, de tabac ou de drogues illicites est un phénomène qui touche directement ou indirectement l’ensemble de la population mondiale. Il s’agit d’une épidémie moderne qui n’épargne aucun pays. Aux dommages sanitaires, mortalités prématurées et maladies, à la désinsertion de l’usager que risquent d’entraîner certaines consommations, s’ajoutent des dommages pour autrui et pour les collectivités – accidents, violences, délinquance.

Au Cameroun, face à l’absence de données sur la question d’une part et à l’évolution des consommations d’autre part, il était urgent qu’on s’y intéresse. Par ailleurs, Nombre d’auteurs à l’instar de Dervaux et Benyamina (2002), Rouillon (2003), Karila et al. (2004), Luauté et al. (2004), Laqueille (2004) posent la question du possible lien entre consommation de drogues et émergence ou révélation de troubles psychiques ou psychotiques. Elle se pose même avec une brûlante acuité d’autant plus que le cannabis est la plus utilisée de toutes les substances, en particulier chez les 15-30 ans, pour ses propriétés psychoactives et ce pratiquement dans tous les pays (Jardinaud 2004). Plus pessimistes, Chamayou (2002), Ben Amar (2004), Karila et al. (2004) estiment même que 5 % de la population de cette tranche d’âge est dépendante de ce produit et que plus le temps d’exposition aux effets du produit est grand au cours de la vie, plus le risque de survenue des complications augmente.

L’objectif de ce travail est de déterminer le profil socio-clinique d’une population de personnes usagers de substances psychoactives suivis en psychiatrie à l’hôpital Jamot de Yaoundé, quel que soit leur mode de décompensation.

Patients et méthodes

L’enquête a été prospective et réalisée de mars 2002 à mai 2005 à la clinique psychiatrique de l’Hôpital Jamot de Yaoundé. Les cas étudiés ici ne sont que ceux observés par les auteurs. Ils ne représentent pas l’ensemble des patients usagers de drogues reçus au service de psychiatrie.

Chaque patient identifié comme consommateur de substances psychoactives était systématiquement inclus dans la cohorte sans tenir compte de l’âge, du sexe, de la religion et du statut professionnel. L’intéressé devait être usager d’une ou de plusieurs substances psychoactives licites ou illicites avant la demande de soins. Il devait être hospitalisé ou non, avoir personnellement ou non fait une démarche de soins et présenter ou non des troubles psychiques identifiés. Les usagers occasionnels de drogues et les non camerounais étaient exclus du compte.

Un questionnaire conçu à cet effet était passé à chaque sujet identifié. Ce questionnaire comportait des informations démographiques (âge, sexe, profession, statut matrimonial, domicile) et cliniques (substance consommée, durée de la consommation, raison évoquée pour justifier l’usage de la drogue, antécédents, date d’apparition du trouble, diagnostic clinique retenu selon la classification internationale des maladies [CIM-10]). Les informations obtenues au cours des visites supplémentaires pour ceux suivis en ambulatoire et au cours de l’hospitalisation, pour ceux d’entre eux qui étaient admis à l’hôpital, étaient rajoutées aux fiches. Une analyse minutieuse de ce matériel nous a permis de dégager les différentes tendances observées.

Résultats

Données socio-démographiques

Ce travail a inclut 108 patients ayant présenté des troubles psychiques et/ou du comportement divers pendant qu’ils consommaient régulièrement des substances psychoactives licites ou illicites. Il y avait 103 hommes (95,4 %) et 5 femmes (3,6 %) d’âge moyen 23,79 ans (extrêmes 14 et 47 ans) (Tableaux I et II).

Tableau I.

Répartition de l’échantillon selon l’âge.

Tableau II.

Répartition de l’échantillon selon le statut professionnel.

D’après ce tableau 75 % des patients étaient âgés de moins de 30 ans.

76,85 % des patients n’avaient aucune activité productive. Cependant les étudiants et/ou les élèves de notre série étaient issus de familles de classes moyennes ou de grandes couches sociales.

Statut matrimonial : nous avons identifié 96 célibataires (88,9 %), 11 mariés (10,18 %) et 1 divorcé (0,92 %).

Données cliniques

Le cannabis était la substance la plus consommée (105/108), c’est-à-dire dans 97,22 % des cas. Il était consommé 33 fois en association avec l’alcool (31,42 %), 28 fois en association avec le tabac fumé (26,66 %) et 7 fois en association avec un médicament psychotrope (6,66 %). Les feuilles vertes de tabac brut étaient utilisées sous forme de lavement par les femmes (Tableau III).

Tableau III.

Répartition selon le type de substance consommée.

La consommation de toxique était fréquente chez ces patients et datait généralement d’au moins trois mois avant leur prise en charge dans le service (Tableau IV).

Tableau IV.

Répartition de la population selon la durée de l’intoxication.

Dans 65,73 % des cas, les usagers de substances psychoactives de notre série recherchaient un équilibre personnel (Tableau V).

Tableau V.

Répartition de l’échantillon selon la raison évoquée pour justifier la consommation.

96 patients ont été hospitalisés (88,88 %) et 12 étaient suivis en ambulatoire (11,12 %). Le mode préférentiel de décompensation était la bouffée délirante ou pharmaco psychose (Tableau VI).

Tableau VI.

Répartition de la population selon le trouble psychique diagnostiqué.

Antécédents

97 patients n’avaient aucun antécédent personnel ou familial de troubles psychiques avant le début de l’intoxication et 11 avaient des antécédents personnels de troubles psychiques. 93 (86,12 %) patients étaient issus de familles monogamiques, 6 de familles polygyniques (5,56 %) et 8 (7,40 %) de familles monoparentales ; 1 (0,92 %) seul était issu de famille divorcée.

Données psycho-criminologiques

L’émergence de comportements violents ayant conduit à commettre des actes médico-légaux a été observée chez 4 patients répartis de la manière suivante : 1 meurtre d’enfant de 2 ans, 1 viol d’une fillette de 11 ans, 1 tentative d’incendie et 1 voie de fait.

Discussion

Cette étude est un travail exploratoire visant à déterminer le profil socio-clinique d’une population de personnes usagers de substances psychoactives suivis en psychiatrie à l’hôpital Jamot de Yaoundé pendant une période de 39 mois, quel que soit leur mode de décompensation. Elle ne représente qu’une infime partie des usagers de drogue de la capitale politique camerounaise. L’étude a colligé 108 cas qui interdisent toute prétention statistique, toute généralisation abusive et ne couvre certainement pas tous les cas de figure. Il se veut un travail pionnier et nous souhaitons qu’il soit pour nous l’occasion d’en apprendre davantage sur ce thème.

Notre cohorte était constituée d’une population relativement jeune : 75 % des usagers avaient moins de 30 ans, généralement entre 15 et 29 ans. Ce taux est largement inférieur à celui de Danquah (1979) qui avait trouvé que 91,56 % des usagers de la drogue à l’université de Ghana étaient âgés entre 15 et 27 ans. Nous avons identifié 95,4 % d’hommes contre 3,6 % de femmes. Cette tendance a également été observée par Danquah (1979), lequel avait trouvé 98,27 % de garçons contre 1,73 % de filles sur un échantillon de 462 étudiants. La prépondérance masculine pourrait s’expliquer par le fait que le tabagisme et l’alcoolisme féminin sont très mal tolérés culturellement par la société. Une femme qui consomme de l’alcool dans les lieux publics et qui fume est souvent considérée comme ayant des mœurs légères et par conséquent, peu respectée. C’est ce qui expliquerait le fait que les femmes soient moins exposées à la dépendance aux substances psychoactives contrairement aux études menées en milieu occidental (Chabrol, 2000a, 2000b ; Roura, 2004) qui ont clairement montré une importante participation des filles à la consommation du cannabis : 36,4 % dans une série de 256 lycéens à Poitiers, 42,5 % dans une autre série de 285 lycéens à Toulouse et 40 % dans une cohorte d’adolescents consommateurs réguliers de cette substance dans les Pyrénées orientales sur une population de 55 sujets.

Si le statut socioéconomique des usagers de drogue était généralement bas, les parents des élèves toxicomanes étaient souvent d’assez bon niveau social. Dans ce type de famille, les valeurs culturelles occidentales sont prévalentes par rapport aux valeurs culturelles traditionnelles africaines. De plus en plus, les enfants de ces familles sont souvent soit abandonnés à eux-mêmes parce que les parents sont très pris par leur travail, soit ils sont en institution résidentielle, loin de l’influence éducative de ces derniers. Leur encadrement matériel et financier prend souvent le pas sur l’encadrement éducatif et affectif.

Pourtant, le rapport au père se construit selon deux schémas : dans le schéma initiatique prôné par nos cultures, c’est le père qui tue le fils en faisant de lui un adulte dans la société. Dans le schéma œdipien pensé ailleurs, c’est le fils qui s’imagine tuant le père pour s’accaparer de la mère. Ces deux schémas aident à construire, chacun à sa manière la relation au père. Si celle-ci est défaillante ou inconsistante, l’enfant reste sans repères. Ainsi livré à lui-même, il est sans repères selon la formule consacrée de Boris Cyrulnik (1993) selon laquelle : « un enfant sans appartenance, c’est un enfant à prendre ; un enfant sans père cherche des repères. Plus tard, il deviendra un bonhomme masse, un morceau de foule, individu anonyme, avide de se faire gouverner par un père charismatique, un chef de secte ou une image identificatoire, naïve et brutale, qui, en le possédant, fera son ravissement… au prix de sa personne ».

Le rapport entre l’usage de substances psychoactives par les jeunes et le statut socio-économique élevé de leurs parents avait déjà été soulevé ailleurs par d’autres auteurs en Afrique (Akindele, 1974; Berg, 1970 ; Danquah, 1979). 97,22 % des usagers de drogue de notre série consommaient du Cannabis (ou chanvre indien). C’est la substance la plus accessible aux usagers pour des motifs économiques d’une part et pour le fait qu’il est cultivé localement d’autre part. Les drogues dures sont un luxe qui n’est qu’un « privilège » réservé à une certaine élite. Ces usagers consommaient déjà régulièrement le cannabis au moins trois mois avant la demande de soins. Nos résultats sont en contradiction avec ceux de Danquah (1979) qui avait trouvé que sur une série de 462 jeunes gens usagers de drogues au Ghana, le concentré de caféine Pro-plus était la première substance consommée, 452 fois sur 462 soit 97,84 % de son échantillon. La marijuana venait en deuxième position 335 fois sur 462 soit 72,51 % de la série, suivie de l’amphétamine qui représentait 30,30 % de la consommation et les barbituriques avec près de 13 %. Cette étude de Danquah (1979) est allée dans le même sens que celle de Ofori-Akeya et Lewis (1972) réalisée dans le même pays et selon laquelle l’usage de l’amphétamine et de la caféine était plus répandue chez les étudiants en médecine de l’université de Ghana que celle de la marijuana.

Nous avons constaté la quasi-rareté ou l’absence d’opiacés dans notre étude comme dans ces deux études ghanéennes, confirmant de ce fait les difficultés socioéconomiques qui rendent inaccessibles ces drogues dures dans les populations noires des couches populaires africaines. Mais cela durera-t-il encore longtemps ? Il est admis et prouvé que le cannabis est la plus utilisée des substances, en particulier chez les 15-30 ans, pour ses capacités psychoactives et ce pratiquement dans tous les pays du monde (Jardinaud, 2004). Si cette tendance est confirmée dans la présente étude, tel n’est pas le cas avec les travaux ghanéens (Danquah, 1979 ; Ofori-Akyea, 1972) comme nous l’avons mentionné plus haut.

L’association du cannabis avec l’alcool était fréquente (31,42 %) et parfois avec des produits psychotropes (6,66 %) mais l’escalade vers une polytoxicomanie n’était pas constante. La tendance aux associations a aussi été observée dans le travail de Danquah (1979), mais avec escalade vers les polyconsommations : Marijuana, Pro-plus et alcool (36,85 %) ou Marijuana, Amphétamine et Alcool (30,77 %) ou Marijuana, Mandrax, Pro-plus et Alcool (21,35 %) ou enfin Marijuana, Pro-plus, Amphétamine, Mandrax et Alcool (11,03 %). Au Sénégal, Diop (1974) avait aussi constaté que les consommations de haschisch s’additionnaient assez souvent aux barbituriques et à l’alcool. En France, l’usage d’alcool est aussi fréquemment associé à celui du cannabis. En effet, 30 % d’adolescents garçons consommant au moins 10 fois du cannabis dans l’année prennent au moins 2 fois l’alcool dans le mois (Beck, 2000).

Comme l’a montré Laqueille (2004), cette consommation est un indicateur de difficultés psychologiques et sociales et pose la question de la recherche de l’ivresse chez l’adolescent. En effet, quand un sujet consomme des substances psychoactives, il y a généralement derrière cette consommation un problème de fond. Chez les usagers de drogue suivis à Jamot, nous avons retrouvé certaines causalités justifiant la prise de toxiques. Aussi, avons nous identifié : Des aspects sociaux (dislocations familiales : divorces ou séparations, familles monoparentales, dysfonctionnement du système familial, fréquence des conduites déviantes et baisse ou mauvais résultats scolaires, recherche d’autonomie, manque de dialogue avec les parents, constellations familiales complexes) ; des aspects psychopathologiques (carences affectives et éducatives, carences d’autorité parentale, difficultés d’identification à un modèle parental stable) ; des aspects thérapeutiques (tentative désespérées de se soigner). Ces sujets ont connu, dans leurs antécédents, des itinéraires familiaux très turbulents et très carencés sur le plan affectif et éducatif. Dans 9 cas sur 10, les difficultés psychologiques de ces sujets se sont installées dès la période d’adolescence ou de pré adolescence.

La curiosité et la singularité de ce travail réside dans le recours à l’usage des feuilles de tabac dont la consommation était particulière : au lieu de les fumer, de les priser, de sniffer leur poudre ou alors de les chiquer comme l’ont décrit Hureiki et Laqueille (2003) chez les Touaregs, 2 patientes (1,85 %) les consommaient en lavement à l’aide des poires. Les deux jeunes femmes hospitalisées pour décompensations psychotiques, addictées à cette substance s’auto administraient compulsivement des feuilles vertes de Tabac triturées et/ou macérées dans de l’eau 10 à 15 fois par jour.

Du point de vue sociologique, il ressort de nos entretiens auprès de la population que l’usage des feuilles vertes de tabac par lavement apparaît pour d’aucuns, comme le recours à l’alcool, au tabac fumé, chiqué ou prisé, ou toutes autres substances psychoactives. C’est une pratique qui se retrouve dans la plupart des ethnies de la province de l’Est du Cameroun à l’instar des Baya, des Kaka, des Badjué et des Makia… où selon les estimations des populations, 3 à 4 femmes sur 5 y ont recours. Les premiers usages seraient justifiés par la constipation chez les femmes enceintes. Les femmes âgées y auraient recours pour soigner leurs maux de dos. Cependant, dans un contexte d’extrême pauvreté, de maladies, de chômage, de désespoir… les jeunes femmes et les filles surtout, recherchent principalement dans cette consommation, l’euphorie, l’ébriété, l’évasion, la détente pour « oublier leurs soucis ». L’intoxication est évoquée par plusieurs signes : céphalées, vertiges, palpitations (« mal au cœur »), dyspnée…

Pour être consommées, les feuilles fraîchement cueillies sont passées au feu afin de les ramollir, ensuite elles sont triturées et macérées dans un peu d’eau et c’est la potion ainsi obtenue qui est utilisée pour des lavements plusieurs fois par jour comme le fumeur a recours à sa cigarette chaque fois qu’il en a envie. Lorsqu’elles n’ont pas de feuilles de tabac, elles trempent la cigarette ordinaire à fumer dans l’eau et pratiquent les lavements avec la potion ainsi obtenue. Celle-ci serait moins forte que celle obtenue en macérant les feuilles vertes de tabac ramollies au feu, mais le résultat serait le même en terme d’ivresse et de détente.

Certaines consommatrices, à défaut de l’utiliser en lavement, inhalent cette potion par voie nasale pour obtenir les mêmes sensations. D’autres jeunes femmes faisant carrière dans la prostitution y ont aussi recours pour supporter les difficiles conditions de travail. Parfois certaines d’entre elles disposeraient les feuilles triturées de tabac dans leur cavité vaginale avant les rapports sexuels et ne les enlèveraient que quelques temps avant le coït afin de resserrer ou raffermir leur sexe dans le secret espoir ou le but de donner l’impression à l’homme de s’accoupler avec une femme vierge ou presque.

L’usage pluriquotidien de cette substance pourrait s’inscrire dans une authentique dépendance et/ou tolérance comme pour les autres substances psychoactives. La dépendance au produit serait très forte psychologiquement. Le syndrome de manque se traduit cliniquement par les céphalées, l’irritabilité, l’agressivité, l’anxiété, l’agitation, l’insomnie, les difficultés de concentration et la souffrance morale. Dans ce contexte, ces dépendances contribuent à l’apparition et au maintien d’une léthargie individuelle (Hureiki, 2003). Ce travail mériterait d’être entrepris à grande échelle afin de mieux étudier scientifiquement le phénomène.

La consommation de toxiques était fréquente chez nos patients et datait généralement d’au moins trois mois avant leur prise en charge dans le service. Il convient de reconnaître que l’usage quotidien ou pluriquotidien du cannabis s’intègre dans la notion de dépendance et de tolérance (Roura, 2004). La grande majorité de nos patients étaient inscrits dans des consommations quasi quotidiennes et pluriquotidiennes (72 % au moins). Ils ont reconnu consommer ce produit au moins trois à quatre fois par semaine pour les élèves et de façon quotidienne ou pluriquotidienne pour les autres. De nombreux symptômes de sevrage ont été retrouvés chez eux : nervosité, irritabilité, agressivité, angoisse/anxiété, pleurs, tristesse, comportements antisociaux à type de vol et de recel de leurs objets ou ceux d’autrui… l’agitation, l’hyper-sudation, les céphalées, les insomnies, les tremblements et l’anorexie. De tels symptômes avaient déjà été décrits par d’autres auteurs sous d’autres cieux (Dervaux, 2002 ; Roura 2004).

Par ailleurs, nous avons constaté que, seulement dans 11,12 % des cas l’usage de la drogue était en rapport à un effet d’entraînement ou de groupe par contre, dans plus de 65 % des cas, les représentations psychologiques convergeaient vers une notion d’équilibre individuel et de sérénité vis-à-vis desquels certains patients utilisaient les drogues comme tentative d’approche ou d’obtention de cet état. Nos résultats sont en contradiction avec ceux de Danquah (1979) qui a trouvé que dans une série de 462 étudiants usagers de drogue à l’université de Ghana, la grande majorité d’entre eux consommaient les substances psychoactives par effet d’entraînement, pour avoir le sentiment d’appartenir à un groupe, une famille. Il s’agissait avant tout d’une quête identitaire. Ceux correspondant à la tranche de 15 à 22 ans, qui est la période d’adolescence consommaient des drogues pour avoir confiance eux-mêmes et atteindre un certain équilibre intérieur. Cela voudrait dire comme l’affirme Touzeau (1997), que sous l’angle psychopathologique, l’usage de drogue constitue une tentative que fait le sujet pour réparer les déficits du moi, tenter de réguler les dysfonctionnements. Quand la drogue échoue, émergent parfois les troubles psychiatriques.

La question de la participation de la pathologie mentale au développement des conduites de dépendances et celle des conséquences psychiatriques des recours aux drogues n’est pas nouvelle. En effet, les intoxications aiguës et chroniques d’origine diverse s’accompagnent parfois de troubles mentaux sous forme de psychoses aiguës ou chroniques et en cas d’intoxication chronique, d’altérations définitives de la personnalité (Bouchez, 1997; Chamayou, 2002a, 2002b ; Costentin, 2004 ; Dervaux, 2002 ; Laqueille, 2004 ; Rouillon 2003). Le nombre d’usagers de drogues reçus à la consultation de psychiatrie de l’hôpital Jamot de Yaoundé représentent certainement une infime partie des consommateurs de substances psychoactives de la capitale du Cameroun. Leurs conditions socio-économiques étaient médiocres. La consultation était souvent motivée, pas parce qu’ils consommaient de la drogue mais le plus souvent parce qu’ils s’étaient décompensés sous un mode psychotique, pour violence ou conduites hétéro-agressives en milieu familial, pour troubles des conduites à type de vol ou vente d’objets personnels ou familiaux pour financer leur consommation, pour décrochage scolaire ou mauvais résultats scolaires ou encore pour un acte médico-légal. Le profil psychopathologique de nos usagers de drogues était le suivant : bouffées délirantes aiguës ou pharmacopsychoses (64,20 %), schizophrénie (16,41 %), syndrome amotivationnel (14,92 %) et dépression (4,47 %). Nos résultats sont en contradiction avec ceux de Danquah (1979) qui avait trouvé 42,21 % de dépressions, 33,77 % de troubles anxieux et 7 % de troubles psychotiques au Ghana.

Les sujets qui se sont décompensés sous forme de bouffées délirantes (64,20 %) n’avaient aucun antécédent personnel de troubles mentaux. Ils avaient admis soit des prises fortement dosées dans les jours qui précédaient leur décompensation soit ils répondaient à des difficultés existentielles multiples : chômage, traumatismes psychiques, dysfonctionnements familiaux, problèmes d’intégration sociale, etc. Pour ceux diagnostiqués schizophrènes, 11 avaient des antécédents personnels de troubles mentaux. Ce groupe de patients pose le problème connu des décompensations des états pré-schizophréniques sous drogues et/ou celui des tentatives d’automédication des schizophrènes par des substances psychoactives. En effet, il est admis que la fréquence de consommation du cannabis comme celle des autres substances psychoactives pourrait révéler, précipiter ou provoquer la survenue de troubles schizophréniques (Bouchez, 1997 ; Chamayou, 2002a, 2002b ; Costentin, 2004 ; Dervaux, 2002 ; Rouillon 2003). Pour d’aucuns (Dervaux, 2003), la consommation de cannabis des patients schizophrènes est même devenue un problème de santé publique, notamment parce qu’elle aggrave l’évolution de la maladie avec une moindre compliance au traitement et des ré-hospitalisations plus fréquentes.

Le syndrome amotivationnel a été retrouvé dans près de 15 % des cas. Il associe un déficit des activités professionnelles ou scolaires favorisant ou amplifiant la désinsertion, des troubles de fonctionnement intellectuel, des difficultés de concentration, attentionnelles et mnésiques, une pauvreté idéatoire et une indifférence affective avec rétrécissement de la vie relationnelle (Denicker, 1979). Il est caractérisé par un état d’anhédonie (perte de la sensibilité au plaisir), de désintérêt, de passivité, d’apathie et d’apragmatisme avec asthénie physique et intellectuelle, une pensée abstraite et floue. Au maximum, il réduit l’usager à l’incurie et à la dénutrition (Laqueille, 2004 ; Lôo, 1992). Du coup, il en résulte un déficit de l’activité intellectuelle et sociale, une indifférence au monde extérieur, une négligence des activités familiales et professionnelles. L’humeur est souvent dépressive, avec ralentissement idéomoteur (Dervaux, 2002 ; Chamayou, 2002a). Ce syndrome peut d’ailleurs poser le problème de diagnostic différentiel avec certaines formes de schizophrénies.

La relation cannabis, criminalité et violence a toujours été l’objet de nombreuses controverses. Pour certains auteurs, le cannabis ne conduit ni à la violence ni au crime (Hall, 1999 ; Le Dain, 2002 ; Tinklenberg, 1972). D’autres ont observé que le cannabis tendait plutôt à supprimer le comportement violent en induisant un état d’apaisement et une atténuation des tendances agressives chez la plupart des usagers (Chamayou, 2002a ; Tinklenberg, 1972). Cela peut sembler paradoxal quand l’on sait que le cannabis induit à la longue des symptômes psychotiques comme la dépersonnalisation, la déréalisation, la sensation de perte de contrôle de soi, la peur de mourir, la peur panique irrationnelle, des idées paranoïdes, des hallucinations auditives, un sentiment de persécution et d’agressivité vis-à-vis des autres (Chamayou, 2002a). Fort de cela, on s’inscrirait volontiers en faut contre une telle logique qui fait du cannabis une substance moins inoffensive que l’alcool et le tabac. Il paraîtrait évident que cette substance soit un facteur facilitant les actes pulsionnels, d’où une tendance à la violence et à la criminalité. Les usagers de substances psychoactives ayant commis des actes médicolégaux dans notre travail étaient certes, peu nombreux mais ils ont agi sous l’emprise de cette substance. Un facteur aggravant qui leur a valu des poursuites judiciaires. Pour ceux là, ils ont eu recours au système de soin d’autorité sur injonction judiciaire. Dans 2 cas sur 4 il s’agissait de crime contre les enfants à type de meurtre et de viol. L’expertise du meurtrier a conclu à un acte commis en état de démence, alors que le violeur était responsable de son acte.

Conclusion

L’usage des substances psychoactives est en pleine expansion au Cameroun comme dans la plupart des pays du monde, même si pour l’heure il ne concerne que le cannabis. Leur consommation est encore aujourd’hui mal explorée, insuffisamment évaluée et outrageusement sous-estimée. Pourtant, elle concerne une population très jeune malheureusement encore en recherche de repères. Les toxicomanies renvoient à un trouble grave de la personnalité, toutefois, la banalisation de l’accès facile aux produits psychoactifs en a modifié l’aspect. Du fait de leur fréquence, de leurs lourdes conséquences et heureusement des possibilités existantes de prise en charge, les autorités sanitaires nationales devraient consacrer des efforts dans la prévention et la prise en charge des victimes de ce fléau.

Ces efforts devraient commencer par un investissement dans la conduite des études épidémiologiques pour estimer l’ampleur réelle du phénomène et la formation des équipes pluridisciplinaires. Un grand nombre de réponses se trouvent dans les partenariats et dans la culture de prévention pour tous. Les objectifs qui fondent la prévention aujourd’hui s’articulent autour de 3 points principaux : éviter la première consommation de substances psychoactives ou du moins la retarder et agir sur les consommations précoces ; éviter le passage de l’usage à l’usage nocif et à la dépendance ; prévenir les risques et réduire les risques liés à la consommation en termes de risques sanitaires et sociaux.

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Liste des tableaux

Tableau I.

Répartition de l’échantillon selon l’âge.

Tableau II.

Répartition de l’échantillon selon le statut professionnel.

Tableau III.

Répartition selon le type de substance consommée.

Tableau IV.

Répartition de la population selon la durée de l’intoxication.

Tableau V.

Répartition de l’échantillon selon la raison évoquée pour justifier la consommation.

Tableau VI.

Répartition de la population selon le trouble psychique diagnostiqué.

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