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Perspectives Psy
Volume 49, Numéro 3, juillet-septembre 2010
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Page(s) | 213 - 219 | |
Section | Articles originaux | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2010493213 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2010 |
Aspects épidémiologiques, cliniques et étiologiques des psychoses aiguës au Cameroun
Epidemiological, clinical and etiological aspects of acute psychosis in Cameroon
1
Psychiatre, Pédopsychiatre, Criminologue-Victimologue, Chef de service de la Clinique Universitaire de psychiatrie et de psychologie médicale, Hôpital Jamot. Faculté de Médecine et des Sciences Biomédicales, Université de Yaoundé I, BP 25254 Messa Yaoundé, Cameroun. (Adresse de correspondance : EPS de Ville-Evrard, 202, avenue Jean Jaures, 93330 Neuilly-sur-Marne, France).
2
Psychiatre, Pédopsychiatre, Clinique de psychiatrie et de psychologie médicale, CHU Campus, Lomé, Togo.
3
Clinique universitaire de psychiatrie et de psychologie médicale, Hôpital Jamot de Yaoundé, Cameroun.
4
Doctorant en psychologie clinique, Université de Yaoundé I, département des arts, lettres et sciences humaines. Yaoundé, Cameroun.
Au vu de la littérature, les bouffées délirantes sont réputées occuper une place singulière en psychopathologie africaine. Dans ce travail exploratoire en consultation psychiatrique à l’hôpital Jamot de Yaoundé, les auteurs ont voulu déterminer la prévalence de cette affection, dégager les aspects cliniques et étiologiques couramment rencontrées. Cette étude a duré 22 mois et a inclues, toutes personnes de sexe féminin ou masculin âgée de plus de 15 ans, consultant en psychiatrie pour une réaction psychotique d’installation brutale, avec ou sans antécédents psychiatriques personnels ou familiaux. Pendant la durée de l’étude 221 personnes ont été diagnostiquées comme présentant une bouffée délirante aiguë sur 1037 consultants soit 21, 31 %de l’ensemble des consultants. Dans cette population, il y avait 102 femmes (46,16 %) et 119 hommes (53,84 %) d’âge moyen 29,97 ans avec un sex ratio de 0,52 en faveur des hommes. La grande majorité des patients étaient âgée de moins de 45 ans (88,68 %) avec un grand pic de fréquence entre 15 et 34 ans (71,03 %). Les personnes vivant seules étaient les plus concernées soit 68,42 %dont 65,15 %de célibataires. 71,49 %d’entre elles n’avaient aucune rentabilité économique. Une cause était identifiée dans 43,42 % dont près de la moitié des cas imputables à l’infection par le VIH. La totalité de nos patients avaient consulté un tradipraticien, un exorciste catholique (prêtre) ou protestant (pasteur) ou un groupe de prière de délivrance avant d’arriver à notre consultation. Les idées délirantes les plus fréquentes étaient, par ordre décroissant, à type de persécution (envie, jalousie, malédiction, sort, maraboutage...), d’influence (dominées par la possession, l’envoûtement, la sorcellerie anthropophagie ou celle de la vente), mystiques, de grandeur et de filiation.
Abstract
Brief Psychotic Disorder and Schizophreniform Disorders are frequently reported in African settings. This research is a prospective study conducted in the outpatient department at Jamot Hospital Psychiatric Services in Yaoundé (Cameroon). The study aimed at establishing the prevalence rate of schizophreniform disorders, pointing out its clinical manifestations and above all exploring the etiological factors. The current study was carried out over a 22-month period and gathered all consulting patients, men and women aged 15 years or above who disclosed a history of acute psychosis of sudden onset, with or without a past personal and/or family history of mental illness. During that period, 221 patients (21.31 %) were diagnosed as presenting schizophreniform disorders among 1037 consulting patients. Amongst them, there were 102 women (46.16 %) and 119 men (53.84 %) with a mean age of 29.97 % and a sex ratio of 0.52. The great majority of these patients was aged less than 45 years old with a high frequency of them ranging from 15 to 34 years old (71.03 %). Patients living solely were more concerned (68.42 %) with 65.15 % of them being bachelors. 77.42 % were jobless without any financial resource. An etiological factor was found in 43.42 % of cases and half of them were HIV positive. All these patients had already consulted a traditional healer or a priest and/or a Pasteur or had actively attended the services of a religious group prior to the psychiatric consultation. Delusion was very frequent mostly with persecution, influence, mystic, megalomaniac and filiation content.
Mots clés : bouffées délirantes / organisation de la personnalité / persécution / VIH / tradipraticien / Afrique
Key words: brief psychotic disorder / schizophreniform disorder / personality organization / persecutory delusion / HIV / traditional healers / Africa
© EDK, 2010
Les bouffées délirantes aiguës sont des états psychotiques d’installation brutale comme « un orage sur un ciel clair » chez des sujets apparemment saints. États caractérisés à la fois par le polymorphisme des phénomènes délirants, par la fréquence de troubles de l’humeur et par la brièveté de l’épisode – quelques semaines – (Ey, 1978 ; Guelfi, 1983 ; 1994). Le concept de bouffée délirante en lui même est une entité de la nosographie française. Il est assimilé aux schizophrénies aiguës, à la paranoïa aiguë ou plutôt aux réactions shizophréniformes par les auteurs anglo-saxons (DSM-IV, 2001). Elles se caractérisent par l’éclosion brutale du délire à thèmes et mécanismes multiples, vécues de façon immédiate et intense et associée à des troubles de l’humeur et de la conscience. Elles surviennent surtout chez l’adulte jeune d’autant plus que préexistent des troubles de la personnalité et que convergent des facteurs exogènes (Ey, 1978 ; Guelfi, 1994 ; Hanus, 1992 ; Mc Guire, 1994). Elles sont réputées occuper une place singulière et importante en psychopathologie africaine (Andriambao, 1976 ; Baby, 2005 ; Collomb, 1965; Constant, 1972 ; Diop, 1968; Grunitzky, 1994 ; Leroy, 1982 ; Muteba, 1992 ; Nubukpo, 2005 ; Ouédraogo, 1997 ; Yao Yavo, 2003). Au Cameroun, aucune étude n’avait encore jusque là, été consacrée à ce sujet. Nous avons entrepris ce travail pour déterminer la prévalence de cette affection en consultation psychiatrique, dégager les aspects cliniques et étiologiques couramment rencontrées.
Matériel et méthode
Cette étude prospective s’est déroulée du 4 mars 2002 au 31 décembre 2003 dans le service de psychiatrie de l’Hôpital Jamot de Yaoundé où sont pris en charge la plupart des personnes souffrant de troubles mentaux au Cameroun. Cet hôpital a pour vocation d’être la structure de référence pour la prise en charge des affections mentales et respiratoires.
Matériel
Ont été inclues, toutes personnes de sexe féminin ou masculin âgée de plus de 15 ans, consultant en psychiatrie pour une réaction psychotique d’installation brutale, avec ou sans antécédents psychiatriques personnels ou familiaux. Les malades inclus dans ce travail étaient uniquement ceux qui avaient consulté le psychiatre. Ceux qui avaient été reçu par le pôle de consultations infirmières et celui des consultations des médecins généralistes n’avaient pas été pris en compte.
Méthode
Les données démographiques (identité, âge, sexe, statut matrimonial, profession, résidence) et cliniques ont été systématiquement recueillies (les patients et leur entourage avaient été interrogés sur leurs antécédents à la recherche des facteurs exogènes pouvant expliquer la survenue d’une telle réaction : consommation de substances psychoactives, facteurs de risque d’infection par le VIH, hérédité psychopathologique, difficultés psychologiques préalables…). L’examen clinique a permis de rechercher et d’évaluer les troubles de la conscience, un dysfonctionnement cognitif et comportemental, un déficit moteur et sensitif, la présence ou non d’un syndrome méningé, et la perturbation ou non des fonctions supérieures. Un examen général des autres appareils a été effectué. Des examens complémentaires à la recherche du paludisme, de la fièvre typhoïde et de la qui ne les avaient pas réalisés en hôpitaux généraux avant d’arriver à notre consultation. Puis une sérologie HIV était systématiquement demandée pour compléter le bilan. Les résultats positifs ont été confirmés au Centre Pasteur. Il convient de souligner que l’état mental de nos patients ne nous a pas permis de procéder systématiquement au counselling pré test. Ils n’étaient pas toujours dans un état leur permettant de donner leur consentement motivé ou non. À cet effet, pour les personnes hors d’état d’exprimer leur volonté, un consentement substitutif était requis. Il était donné par la famille ou un proche mais surtout par un personnage nouveau dans la relation médecinmalade suivant en cela les recommandations de Jonas (2003).
Résultats
Fréquence
Au cours de la période d’étude, 1037 personnes ont été reçues à la consultation du psychiatre. Parmi elles, une population de 221 personnes ont été diagnostiquées comme présentant une bouffée délirante aiguë selon la nosographie française, soit une prévalence de 21,31 % de l’ensemble des consultants de ce pôle de consultation.
Caractéristiques sociodémographiques des patients
Sexes et âges
Dans cette population, il y avait 102 femmes (46,16 %) et 119 hommes (53,84 %), d’âge moyen 29,97 ans (extrêmes 16 et 68 ans) avec un sex ratio de 0,52. Ces patients provenaient essentiellement des zones urbaines (73,71 %) mais aussi des zones semi urbaines (16,29 %) et rarement rurales (10 %). La grande majorité des patients étaient âgée de moins de 45 ans (88,68 %) avec un grand pic de fréquence entre 15 et 34 ans (71,03 %). Les personnes vivant seules étaient les plus touchées soit 68,42 % dont 65,15 % de célibataires. Les personnes vivant sans aucun revenu étaient plus nombreuses : 158 soit 71,49 % dont 46,60 %de chômeurs et 15,83 %d’élèves et/ou d’étudiants.
Caractéristiques cliniques
Une cause était identifiée dans 43,42 % dont près de la moitié des cas imputables à l’infection par le VIH. Concernant les antécédents de pathologie mentale, si certains patients avaient une histoire familiale de troubles mentaux, aucun ne présentait des antécédents personnels de pathologie mentale antérieure à sa décompensation délirante. La totalité de nos patients avaient consulté un tradipraticien (guérisseur, marabout…), un exorciste catholique (prêtre) ou protestant (pasteur) ou un groupe de prière de délivrance avant d’arriver à notre consultation. Les idées délirantes les plus fréquentes étaient, par ordre décroissant, à type de persécution (envie, jalousie, malédiction, sort, maraboutage…), d’influence (dominées par la possession, l’envoûtement, la sorcellerie anthropophagie ou celle de la vente), mystique, de grandeur et de filiation. Parmi les hallucinations, les formes auditives, psychiques et visuelles étaient les plus observées. Les troubles de l’humeur associaient excitation et tristesse avec replis sur soi, mais également des épisodes d’agitation parfois clastique sur fond d’angoisse importante.
Discussion
La bouffée délirante aiguë est l’une des premières maladies mentales diagnostiquées chez les sujets d’origine africaine (Andriambao, 1976 ; Baby, 2005 ; Collomb, 1965 ; Constant, 1972 ; Diop, 1968 ; Grunitzky, 1994 ; Leroy, 1982 ; Muteba, 1992 ; Nubukpo, 2005 ; Ouédraogo, 1997 ; Yao Yavo, 2003). Nous avons trouvé une prévalence de 21,31 % dans ce travail exploratoire en consultation de psychiatrie à l’hôpital Jamot de Yaoundé. Elles viennent en 2e position après les dépressions (20,05 %) dans le même service sur 1037 personnes consultées au cours de la même période (Mbassa Menick, 2006). Nos résultats bien qu’inférieurs à ceux de Collomb, montrent tout de même qu’elles continuent de tenir le peloton de tête dans cette région d’Afrique. C’est ce que Collomb (1965) avait magistralement démontré dans son travail sur les bouffées délirantes en psychiatrie africaine. Dans son étude, il avait trouvé que cette affection était la maladie mentale la plus fréquente en psychopathologie africaine avec une prévalence avoisinant 30 %. Elles représentaient aussi la première cause d’admission des patients au service de psychiatrie du CHU de Dakar/Fann, une tendance confirmée par Yatéra (1994) qui a relevé une prévalence de 13, 70 %sur 865 hospitalisations dans la même unité de soins psychiatriques. Baby (2005) a trouvé 17, % de bouffées délirantes aiguës aux urgences du service de psychiatrie de l’hôpital du point-G à Bamako au Mali sur une population de 149 patients admis pour troubles mentaux. Toujours dans la filiation du travail de Collomb, Diop (1968) a dépouillé les dossiers d’africains noirs hospitalisés à l’hôpital Sainte Anne à Paris entre 1946 et 1966. Il a trouvé que sur 50 dossiers dont 25 intellectuels et 21 travailleurs manuels (2 femmes), les psychoses délirantes aiguës étaient aussi de loin plus rencontrées chez les intellectuels comme chez les autres avec 38 % de la cohorte. Ainsi, plus de 35 ans après l‘étude princeps de Collomb, d’autres études africaines ont confirmé la prédominance de ces affections en psychopathologie, à l’instar de Mutéba (1992) au Congo (RDC), de Grunitzky (1994) et Nubukpo (2005) au Togo, d’Andriambao (1976) à Madagascar, d’Ouédraogo (1997) au Burkina Faso, de Yao Yavo (2003) en Côte d’Ivoire et de Baby (2005) au Mali. En effet, Nubukpo (2005) trouve encore des taux de plus 62 % de bouffées délirantes aiguës sur 101 hospitalisations psychiatriques à Lomé au Togo, c’est-à-dire très largement au dessus de ce que Collomb avait observé à Dakar 35 ans plus tôt. Pourtant, cette affection atteint les populations européennes dans des proportions très largement inférieures, souvent au dessous de 5 % (Peraud, 1975). Bien qu’une légère prédominance féminine soit souvent observée en occident et dans certains pays Africains à l’instar de la Côte d’Ivoire (Delafosse, 1975 ; Yao Yavo, 2003), nous avons trouvé que les bouffées délirantes concernaient plus souvent les hommes (53,84 %) que les femmes (46,16 %). Cette tendance est conforme aux résultats de Diop (1968) chez les immigrés africains en France, de Rouxel (1999) à la Réunion, de Muteba (1992) au Congo (RDC) et de Nubukpo (2005) au Togo. Dans notre travail, les bouffées délirantes aiguës affectaient essentiellement les sujets jeunes avec un âge moyen de près de 30 ans. En effet, 88,68 % des patients de notre cohorte avaient moins de 45 ans d’âge avec un important pic de 71,03 % entre 15 et 34 ans (Tableau I).
Distribution des patients selon l’âge.
Nos résultats se rapprochent de ceux de Muteba (1992) au Congo (RDC), de Delafosse (1975) et de Yao Yavo (2003) en Côte d’Ivoire, et de ceux de Nubukpo (2005) au Togo dans les mêmes tranches d’âges. Ils trouvent aussi l’assentiment des travaux de la littérature internationale dans ce sens (Ey, 1978 ; Guelfi, 1983 ; Rouxel, 1999). Deux personnes sur trois qui en souffrent sont célibataires, soit 65,15 % de notre cohorte (Tableau II).
Distribution des patients selon le statut matrimonial.
Nos trouvailles sont en contradiction avec ceux de Mutéba (1992) qui avait trouvé qu’au Congo (RDC) les sujets mariés étaient aussi concernés (43,70 %) que les célibataires (44,33 %) sur une population d’étude de 90 cas à Kinshasa. Les intéressés vivaient sans aucun revenu dans 71,49 %avec une nette prédominance des sans emplois ou chômeurs (46, 60 %), des élèves et des étudiants (15,83 %) vivant aux crochets de leurs parents (Tableau III).
Distribution des patients selon le statut socioprofessionnel.
Cette tendance avait aussi été observée à la Réunion (Rouxel, 1999), au Congo (RDC) (Mutéba, 1992), en Côte d’Ivoire (Delafosse, 1975 ; Yao Yavo, 2003) et au Togo [Grunitzky, 1994 ; Nubukpo, 2005] Cliniquement, dans 43,42%des cas la décompensation était rattachée a` une cause identifiée dont 21,26% d’infection par le VIH, 9,50 % par l’usage fréquent du cannabis, 9,50% rattachée à une pathologie mentale de la puerpéralité et 3,16 % par l’usage excessif de l’alcool (Tableau IV).
Distribution des patients selon la forme étiologique.
Il s’agissait d’étiologies organiques associées permettant d’évoquer une comorbidité. D’autres auteurs travaillant sur des populations africaines ou d’origine africaine ont également trouvé une forte participation de substances psychoactives comme le cannabis à l’instar du Togo avec près de 24 % de cas sur 63 patients (Nubukpo, 2005) et près de la moitié à la Réunion (Rouxel, 1999). Cette tendance a aussi été rapportée par certains auteurs en milieu occidental (Haak Flaskerud, 1994 ; Mc Guire, 1994). Concernant les personnes infectées par le VIH, il s’agissait des patients ne connaissant pas leur statut sérologique avant leur décompensation psychopathologique. Leurs seuls points communs étaient qu’elles avaient toutes fait l’expérience d’une réaction psychotique aiguë, sans antécédent personnel de pathologie mentale et elles présentaient des facteurs de risque d’infection par le VIH. Les réactions psychotiques aiguës ainsi observées pourraient suggérer que la maladie mentale (psychose aiguë) serait la première manifestation de l’infection par le VIH. En effet, il est généralement admis qu’elles peuvent être liées à une cause déclenchante immédiate comme une réaction exogène à une toxi-infection (Guelfi, 1983 ; Haak Flaskerud, 1994 ; Haroche, 1994). Comme d’autres études conduites avant celle-ci (Collomb, 1965 ; Diop, 1964 ; Nubukpo, 2005), nous avons constaté que la persécution colore toujours la psychiatrie africaine. Vécue sous un mode délirant, interprétatif ou culturel, elle est souvent reprise par le groupe d’appartenance du sujet et explique les premières consultations chez les guérisseurs. Elle est explication de tout ce qui trouble l’ordre social, désorganise les relations, atteint l’individu dans son être physique, mental ou spirituel. Eprouvée par l’individu malade, proposée par sa famille ou son entourage, mise en forme par le guérisseur. Elle est véhiculée par trois systèmes de représentation qui interviennent isolément, simultanément ou successivement : le maraboutage, les esprits ancestraux, la sorcellerie anthropophagie (Diop, 1964 ; Sankalé, 1992). Les bouffées délirantes surgissaient le plus souvent et dans la majorité des cas sans qu’il soit possible de les rattacher à une cause bien définie. Ce sont les bouffées délirantes aiguës d’origine psychosociale selon la classification de l’OMS (CIM 10). En tout état de cause les patients, qu’ils soient célibataires ou non, salariés ou sans emploi, semblaient tous prix dans un engrenage conflictuel fait de contraintes socioéconomiques où la modicité de leurs revenus ne permettait pas de faire face aux charges familiales souvent importantes dans une culture profondément encrée dans la solidarité de droit. La majorité de ces patients n’avaient souvent aucune activité productive, mais une vie pleine d’incertitude et d’insécurité ayant pour corollaire angoisse et désarroi comme en témoigne leur jeunesse, le célibat, le manque d’emploi et le rang dans la fratrie. Collomb (1965) a insisté sur le fait que la bouffée délirante africaine s’articulait avec une organisation « spécifique » de la personnalité (en terme de structuration de celle-ci) et des structures socioculturelles encore stables et que cette forme psychopathologique était à la fois indice d’une certaine fragilité de la personnalité et d’un système régulateur au niveau personnel et social. Il s’agirait d’un exemple pathologique caractéristique de cette situation où l’individu exprime sa souffrance devant les difficultés a` constituer son autonomie personnelle (Collomb, 1965 ; Sankalé, 1992). Elle résulte de différents niveaux conflictuels : l’impossibilité d’affronter le père, le frère aîné et par delà l’impossibilité de transgresser la loi de l’Ancêtre inégalable ; l’interdiction de la rivalité, de la compétition, du dépassement et de la singularisation parmi ses pairs ; la contrainte du groupe qui limite l’individu et l’emprisonne dans un statut et des rôles définis. Elle est une perte provisoire d’identité, un éclatement du personnage dans lequel l’individu est enfermé, une tentative désespérée pour devenir autre chose que ce qui a été programmé dès la naissance et renforcé par le conditionnement de l’éducation traditionnelle (Collomb, 1965 ; Sankalé, 1992). C’est ici que se précise le rôle et le destin de l’aîné dans les familles africaines car la société ne lui offre qu’un choix : soit il devient un homme (au sens de réussir et s’occuper de sa famille) soit il devient fou (Badji, 1993). Le délire survient alors dans une atmosphère conflictuelle réactivée par une situation ponctuelle faite de difficultés familiales, professionnelles, économiques ou sociales dans un rapport vertical lié aux ancêtres et dans un rapport horizontal lié au lignage du patient comme l’ont magistralement démontré Badji (1993) et Sow (1978). En effet, ces contraintes constituent à tout moment une source considérable de tensions psychiques à la lisière de la décompensation comme l’a fait observer Mutéba (1992). Une sorte de rivalité pathologique selon les termes du sociologue sénégalais Badji (1993).
Conclusion
Ce travail prospectif en milieu hospitalier sur les psychoses aiguës et transitoires au Cameroun a permis d’analyser les bouffées délirantes aiguës dans leur fréquence, dans leur modalité expressive et dans leurs mécanismes étiologiques. Il ressort clairement de ce travail qu’elles restent l’une des modalités expressives privilégiées des sujets africains en santé mentale. Elles atteignent majoritairement les jeunes, les célibataires et les sans emplois. Dans près plus de 43% elles sont rattachées à une causalité exogène dont 21,26% liées à l’infection par le VIH et dans près de 57 % elles sont fonctionnelles. La persécution colore toujours la psychopathologie africaine ainsi que la possession par les esprits et la sorcellerie.
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