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Perspectives Psy
Volume 48, Numéro 4, octobre-décembre 2009
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Page(s) | 333 - 336 | |
Section | Souffrances psychiques féminines | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2009484333 | |
Publié en ligne | 15 octobre 2009 |
Un délire symptomatique d’une dysfonction conjugale chez une patiente sénégalaise
Delusional states reflecting a marital dysfunction: a Senegalese case report
1
Chef de Clinique-Assistant, Psychiatre des Hôpitaux, Centre Hospitalier National Universitaire de Fann, BP 5406 Dakar-Fann, Sénégal.
2
Professeur Agrégé, Psychiatre des Hôpitaux, CHNU de Fann, BP 5406, Dakar- Fann, Sénégal.
3
Interne en Psychiatrie des Hôpitaux de Dakar, CHNU de Fann, BP 5097, Dakar-Fann, Sénégal.
4
Professeur, Chef de Service, Clinique Psychiatrique Moussa Diop, CHNU, de Fann, BP 5097, Dakar, Sénégal.
Les auteurs rapportent à travers ce cas, l’histoire psychopathologique de Fatou, une femme de 43 ans qui semble s’être refugiée dans la maladie pour éviter d’inscrire dans sa réalité psychique la rupture affective induite par son époux. Celui-ci est devenu polygame à son insu sous l’influence des siens, jaloux de son bonheur conjugal. La trame délirante développée au cours de sa maladie dévoile un refus de se résigner à ce qu’elle perçoit comme une trahison de son conjoint. Elle se livre à la reconstruction délirante et hallucinatoire d’une néoréalité centrée sur sa vie de couple avec un personnage mythique comme conjoint. Cette attitude défensive se répercute sur une prise en charge décevante qui retarde son amélioration clinique.
Abstract
The authors relate the story of Fatou, a 43 year old woman who avoided acknowledging the psychological injury caused by her husband’s abandonment. He unwittingly became polygamous under the influence of his jealous relatives. This delurious tale with a mythical spouse could be interpreted as a means to refuse her husband’s betrayal. This defensive attitude impacted her treatment and led to a desappointing clinical evolution and a delayed recovery.
Mots clés : dysfonction conjugale / délire / polygamie / Afrique
Key words: marital dysfunction / delusion / polygamy / Africa
© EDK, 2010
Par sa fréquence et les problèmes qu’elle pose en Afrique, la polygamie constitue un aspect important de la société. C’est une donnée essentielle de la famille, même quand il y a monogamie, parce qu’on ne sait jamais si un homme ne prendra pas une autre femme, fût-ce à un âge avancé. La femme vit dans cette perspective, si ce n’est une appréhension, de voir une autre épouse rejoindre le domicile conjugal selon Diop . Cet auteur ajoute que la polygamie oblige au partage des biens souvent peu importants. Quelles que soient les précautions prises, il est rare, de nos jours, que la famille polygame ne traverse pas des situations de crises qui altèrent souvent la santé mentale des femmes. Leurs symptômes expriment leur contestation d’un système social qui, en ne donnant pas la parole aux femmes, favorise des expressions cliniques préférentielles de type dépressif et/ ou psychosomatique . Jacus et al. ont analysé deux cas concernant des couples de personnes âgées en situation de conjugopathie. Ils ont observé que les distorions relationnelles peuvent générer une souffrance conjugale s’exprimant au décours d’un épisode médical à forte connotation psychopathologique, affectant l’un des deux partenaires d’un couple sans antécédent particulier dans sa vie conjugale. Autrefois, enAfrique, la cohésion de la grande famille, reposant essentiellement sur une vie communautaire, pouvait expliquer une bonne entente entre les coépouses. Il n’en est plus de même aujourd’hui avec l’essor de l’individualisme et l’émancipation relative des femmes. Aujourd’hui, la femme s’oppose à la polygamie non seulement par des pratiques mystico-religieux mais aussi par son comportement qui crée des difficultés à son mari et à sa coépouse. Elle peut prendre l’initiative du divorce. Cette présente observation souligne la décompensation psychiatrique d’une sénégalaise de 43 ans en réaction à une polygamie à laquelle elle a été confrontée quelques années auparavant. Dans un mouvement défensif, elle s’est installée dans une position de déni de la réalité pour se protéger des affects anxiodépressifs par le maintien d’une idéalisation d’une vie de couple imaginaire.
Observation
Fatou a 43 ans. Elle est la cadette d’une famille monogame de six filles. Elle a contracté un mariage arrangé à l’âge de 17 ans avec un cousin paternel qui poursuivait des études en France. Elle rejoint le domicile conjugal à la naissance de son second enfant. Son existence était partagée entre l’affection que lui témoigne son époux, et les relations conflictuelles qu’elle entretient avec ses belles soeurs. Fatou a rapporté maintes fois à sa soeur la jalousie dont elle fait l’objet vis-à-vis d’elles. Elles lui promettaient de lui trouver une coépouse. Lorsqu’elle était enceinte de son fils cadet âgé actuellement de 14 ans, le mari prend une seconde épouse sans l’en informer. Cette seconde épouse va venir cohabiter avec elle sans qu’elle en soit avertie au préalable. D’après sa soeur, Fatou n’a pas paru affectée par ces évènements. Elle s’en remettait toujours à Dieu. Lors de l’accouchement, elle fait sa première décompensation psychiatrique pour laquelle elle était suivie depuis lors. Nous l’avons reçu en consultation dans un tableau d’insomnie totale, de refus de s’alimenter, d’incohérence idéo-verbale et de refus thérapeutique. Le début de l’épisode actuel remonte à deux mois après la naissance du fils ainé de sa fille. Il est marqué par l’installation progressive d’une insomnie totale bien supportée. L’entourage note des attitudes étranges dans son comportement. Elle s’isole dans sa chambre, garde des positions assises prolongées devant le miroir à travers lequel elle semblait s’entretenir avec un interlocuteur imaginaire. Elle l’a dénommé Laay Niaax1. Elle soutenait que ce Laay Niaax serait son mari et qu’il lui rendait régulièrement visite. Les relations professionnelles deviennent conflictuelles. Elle est convaincue d’être avec cet époux, la cible de la médisance de ses collègues de bureau. La famille qui tente de lui administrer des médicaments se voit opposer un refus catégorique. Elle refuse de partager le repas familial, soupçonnant l’entourage de dissimuler les médicaments dans les aliments ou de vouloir l’empoisonner. Elle se nourrit de boites de conserves et de biscuits, refuse d’aller consulter et se verra hospitalisée malgré elle. À l’examen psychiatrique, nous avons noté une incurie corporelle et vestimentaire avec la présentation négligée, des cheveux mal coiffés. Le contact est distant. Les propos sont abondants et vindicatifs dirigés contre ses proches associés à un relâchement des associations. L’insomnie est totale mais bien supportée. Elle extériorise une trame délirante à thèmes de : un délire de persécution : « on veut m’empoisonner, mon mari me maraboute, il a pris tous mes biens ». Mais aussi un délire de grandeur, de filiation : Ås j’ai fait toutes les écoles, je suis sage-femme, infirmier d’état, avocate… je suis madame DE, je suis mariée à Laay Niaax, au roi HD, il m’a donné des enfants blancs, rouges, jaunes. J’étais toute blanche au début, avec le temps j’ai noirci. Je suis Aidara, descendante de la famille Chérifienne. Je ne me suis jamais mariée avec Monsieur N. (Mr N. est son mari actuel !). Je le jure. Il cherche à m’éliminer. Je sais qu’il ne m’aime pas et moi aussi. Il n’en veut qu’à mes biens et à Laay Niaax. Je suis mariée depuis 1966 à Laay Niaax. Mon père D… m’a donné en mariage dès que je suis née ». Après un mois d’hospitalisation, à la faveur d’un traitement neuroleptique et d’une équipe médicale attentive, le délire se relâche progressivement. Fatou désigne son mari comme le père de ses enfants. Ils ont toutefois divorcé et elle s’est remariée à Laay Niaax le mari imaginaire. Sa prise en charge est décevante et son amélioration clinique tardive.
Commentaires
L’alliance qui s’est tissée entre Fatou et son mari dans les premiers jours de leur vie commune a constitué une protection contre l’hostilité de sa belle-famille. Cette alliance semble s’être fissurée sous la pression familiale exercée sur le mari. Fatou s’est refugiée dans une sorte de négation de toute forme de souffrance après le remariage de son époux. Le détachement voire l’indifférence du début cachait une réelle souffrance comme en atteste sa décompensation psychiatrique. Elle a développé d’ailleurs une trame délirante dont les thèmes trahissent assez clairement un refus de se résigner en réalité à ce qu’elle perçoit comme une trahison de son conjoint. Elle va tenter de pérenniser de manière morbide leur idylle avec un mari imaginaire dans une histoire d’amour dans laquelle, est exclu son vrai mari. L’illusion du bonheur conjugal continue à être vécue dans la confusion psychotique et le délire hallucinatoire. Ainsi, à travers l’observation de l’homme aux loups, Freud expose comment le maintien durable d’une position de déni peut conduire à la psychose. Fatotu a eu recours au déni et à la fabulation pour transcender une réalité qui lui parait intolérable. Selon Bardou et al, le déni se traduit le plus souvent par la prévalence d’une image de soi irréprochable, induite par un individu dans le couple ou transmise par l’un des parents de manière rigide et irrévocable aux enfants. Fatou a surévalué à cette “image irréprochable de soi” au point de la projeter dans un univers de rêve qui remet entièrement en question son identité, ses origines et sa filiation. Lemaire parle du partenaire dans le couple comme d’un prolongement narcissique de soi-même. Sous cet angle, une partie du moi identifié au mari devient un mauvais objet propre au rejet. Et ce rejet va s’amorcer sous la forme d’un remaniement identitaire qui s’est traduite par l’incorporation d’éléments nouveaux liés essentiellement à sa race. Certaines représentations du monde extérieurne sont pas investies, mais plutôt frappées d’une sorte de Ås non-signifiance Åt, de non-valeur au plan symbolique et restituées sous forme hallucinatoire, par une expression délirante. Le déni soutient les croyances infantiles. Il engendre la capacité à créer une hallucination de plaisir. Il vise encore à protéger les représentations de l’objet. Il défend les représentations narcissiques à l’encontre des blessures narcissiques. Fatou refuse la rupture affective par l’usage de divers moyens qui vont de l’indifférence à la construction d’une néoréalité centrée sur une vie de couple alternative. La désillusion n’a pas constitué un frein à l’investissement qu’elle a fait de l’espace conjugal. Le mari défaillant a été enrayé de son histoire personnelle et substitué par un personnage mythique dont elle s’est décrétée l’épouse. Le mari est perçu désormais comme le mauvais objet et le persécuteur qui l’a dépossédé de ses « biens » c’est à dire privé de son amour. Le déni est un mécanisme psychodynamique susceptible d’apparaître chez n’importe quel patient afin de maintenir son intégrité et son homéostasie somatopsychique, tant que la réalité ou une parti de celle-ci est vécue comme inacceptable telle quelle . Dans les psychoses, le déni concerne de larges pans de la réalité, permettant de ne pas se confronter aux angoisses de l’anéantissement. Notre patiente situe l’année de son mariage à cet amant mythique, à sa naissance. Ce remaniement chronologique des faits à caractère délirant est une manière d’atténuer une peine que ravive toute incursion dans la réalité. Sa réelle histoire de vie est occultée et même niée à cet effet. L’intensité de sa frustration est à la mesure de la force de la négation de sa souffrance. La possibilité de s’appuyer sur le cadre institutionnel permet de travailler avec ce déni, de le contourner pour créer une relation thérapeutique, un contenant parfois vécu comme persécutant par le patient mais représentant à terme un espace de paroles et de pensée pour ce dernier, et de compréhension pour les soignants. Selon Bardou et al. , ce mécanisme de déni, une fois établi, interdit tout dialogue ou questionnement dès lors qu’une critique est émise à l’encontre de cet individu. Quand la critique est admise, elle ne concernera et ne sera autorisée que sur des points généraux. Ce point de vue justifie peut être la difficulté d’enrayer entièrement l’évolution délirante.
Conclusion
Dans la crise du couple, le sujet se défend contre le bouleversement, en tentant de maintenir et de prolonger les processus d’idéalisation, quitte, pour y parvenir, à recourir à un véritable déni de la réalité. Mais ces stratagèmes ont cependant leur fin. Il arrive une période où l’idéalisation ne sera maintenue que par une activité quasi délirante qui va prolonger leur croyance en un bon objet éternellement satisfaisant et protecteur. Pour les autres, apparait la perception d’une déception, comme s’il leur fallait cette « épreuve de réalité » pour renoncer à la méconnaissance et à l’idéalisation qui y est liée. C’est toute la réalité psychique du sujet qui se modifie à partir du moment où est éprouvée cette déception. Celle va se traduire par des affects anxieux et/ ou dépressifs. Par contre dans le cas où le déni se maintient, la réalité est remaniée sur un mode délirant.
Références
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