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Perspectives Psy
Volume 48, Numéro 3, juillet-septembre 2009
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Page(s) | 271 - 277 | |
Section | Articles originaux | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2009483271 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2009 |
Les influences transgénérationnelles
Transgenerational influences
Psychanalyste de la Spp 3 impasse andré lurçat, 80090 amiens, France.
Les influences transgénérationnelles ont été conceptualisées pour la première fois en psychanalyse par NicolasAbraham (1975). Un cas de névrose phobique montre le rôle du secret inavouable d’un ascendant dans la genèse du travail du Fantôme. Un cas clinique d’obsessions est l’occasion de montrer le passage de la Crypte chez un père à un Fantôme chez sa fille. S’il y a des indices cliniques, biographiques et transférentiels qui peuvent conduire à faire l’hypothèse d’une influence transgénérationnelle, le psychanalyste doit attendre que se dessine une concordance entre les différents niveaux pour formuler son hypothèse. Enfin le travail du Fantôme ne se dissout que lorsque le sujet arrive à réaliser qu’il peut se libérer sans causer de torts aux siens, vivants et morts.
Abstract
Transgenerational influences were conceptualized for the first time by Nicolas Abraham (1975). A first clinical case of phobia shows the role of the shameful secret of an ascendant in the genesis of the work of the Phantom. A second clinical vignette on obsessions illustrates the passing on of the father’s Crypt to the daughter’s Phantom. Facing clinical, biographical and transferential signs of transgenerational influences, the psychoanalyst must wait until he perceives a concordance between the different levels before formulating his hypothesis. The work of the Phantom vanishes when the individual realizes that he can free himself without damaging his relatives, living and dead.
Mots clés : fantôme / secret / trauma / crypte / honte / phobie / obsessions
Key words: phantom / secret / trauma / crypt / shame / phobia / obsession
© EDK, 2010
La notion d’influences transgénérationnelles a été valorisée par Serge Tisseron (1990) dans le cadre du débat clinique et théorique qui nous opposait aux collègues qui parlaient de transmissions psychiques. J’avais moi-même défendu le même point de vue (Nachin, 1993, 2004) en soulignant que si certaines situations se répétaient à travers plusieurs générations, ce n’était pas la règle et, qu’au contraire, on voyait des patients adopter des conduites propres à ce qu’un drame passé ne puisse surtout pas se répéter à leur niveau. Pour nous, les descendants ne reçoivent pas passivement un objet transmis, ils prennent position activement dès la prime enfance par rapport à ce qu’ils ressentent chez leurs parents et élaborent leurs propres constructions à partir des influences subies. D’abord, rendons à César ce qui est à César, le repérage de ces problèmes s’est fait initialement par trois voies indépendantes : des travaux américains sur les descendants de survivants de la Shoah, des travaux de thérapie familiale systémique ou mixte (associant le point de vue psychanalytique à la systémique) et le travail de Nicolas Abraham (Abraham et Torok, 1978) au cours de cures psychanalytiques d’adultes. Notre collègue, psychanalyste français d’origine hongroise, est le premier à avoir débuté la conceptualisation psychanalytique de ces problèmes avec sa compagne, Maria Torok, avec le concept de « travail du Fantôme dans l’inconscient ». On parle en raccourci de Fantôme (avec la majuscule) pour désigner ce travail complexe en tant que nouveau concept métapsychologique.
Définition
Nicolas Abraham a élaboré le concept de « travail du fantôme dans l’inconscient » au cours de la psychanalyse d’un patient affligé d’une névrose obsessionnelle sévère. Il l’a défini comme le travail dans l’inconscient d’un sujet du secret inavouable (bâtardise, inceste, criminalité…) d’un autre ( ascendant mais aussi autre objet d’amour, voire patient…ou thérapeute). J’en ai étendu la définition au travail entraîné dans l’inconscient d’un sujet par sa relation avec un parent ou un objet d’amour important porteur d’un deuil non fait, même en l’absence d’un secret inavouable (avec la réserve qu’un deuil non fait devient par lui-même un secret au fil du temps, après des années, voire des décennies). En 1978, c’était une notion neuve, difficile, et les textes inauguraux de Nicolas Abraham et de Maria Torok ne m’ont parlé qu’après deux expériences personnelles. J’ai bien connu une dame qui avait perdu sa mère à la suite d’un avortement, alors qu’elle avait quatre-cinq ans, et qui a présenté une maladie du deuil non traitée qui ne s’est apaisée qu’au troisième age. Jeune femme, elle avait encore perdu une petite fille, alors que son enfant premier-né était encore tout-petit. Ce fils très aimé s’est trouvé en présence d’une mère déprimée, situation qu’il allait retrouver périodiquement mais qui était pour lui incompréhensible puisqu’elle n’était pas liée à une cause de tristesse qu’il eût pu partager pleinement. Il est devenu un grand obsédé préoccupé de chiffres et de dates. Surtout, alors que j’étais engagé dans la psychanalyse d’une demoiselle gravement phobique depuis plusieurs années sans que les résultats soient très probants, l’écoute du sixième acte d’ Hamlet enregistré par Nicolas Abraham m’a fait songer à la possibilité d’une bâtardise dans la génération des parents de ma patiente, ce qui devait se confirmer et donner un nouvel élan à la cure. C’est un fragment de cette observation que je vais d’abord vous communiquer pour éclairer mon propos (Nachin, 2004).
Le cas Clarisse : un Fantôme phobogène
Dans le cas de Clarisse, très longue analyse qui s’est terminée favorablement, il s’agit d’une phobie des rues qui a pris toute sa force chez une célibataire de la trentaine après que l’amie avec laquelle elle vivait l’ait quittée, l’amenant ainsi à consulter. Elle vivait une relation homosexuelle platonique avec cette amie et cette dernière, qui la quittait apparemment pour un homme, est en fait restée vivre avec sa mère dans l’appartement dont ma future patiente s’est trouvée exclue. C’est dans l’année qui suit la séparation que la patiente redoute de plus en plus de se trouver seule en proie à un malaise dans la rue. Or, son amie était une épileptique aux crises bien contrôlées qui avait présenté une fois une crise généralisée sur le trottoir où elle n’avait été secourue que tardivement, étant prise pour une alcoolique dans sa confusion post-critique. D’emblée, après les entretiens préliminaires, la patiente a pu venir seule chez moi en voiture à condition de faire toujours le même trajet. Après trois ou quatre ans d’analyse, des travaux l’obligeant à un détour seront encore source de panique. C’est un cas complexe où les particularités de l’oedipe sont d’abord étudiées, entre une mère craintive et un père coléreux et autoritaire qui déclare à qui veut l’entendre « que toutes les femmes sont des putains », en faisant exception pour la sienne, et que « le viol n’existe pas car les femmes n’attendent que ça ». Le déroulement de l’analyse montrera que la mère, sous ses dehors craintifs, y compris devant son mari, a dirigé la barque familiale tandis que notre « gendarme de guignol » apparaît comme un orphelin qui avait peur, en particulier des femmes. La curiosité sexuelle enfantine très vive de la patiente fillette a été satisfaite par un grand jeune homme et l’émotion qu’elle a ressentie a été traumatique pour elle car elle est entrée en résonance avec les propos de son père sur la sexualité féminine. Elle a su que le jeune homme en avait parlé à un camarade et elle a craint que « tout le monde ne le sache », aussi a-t-elle décidé d’en rester là, ne s’autorisant par la suite que des amours homosexuelles platoniques. Le travail sur tous ses éléments entraîne une détente partielle et, en tout cas, le goût de poursuivre la cure. C’est alors qu’il apparaît que la grand-mère maternelle est le personnage central de la famille et aussi le pôle d’affection principal de la patiente. Quand, après quatre ans de cure, je fais l’hypothèse que le père - qui a perdu sa mère en bas âge et dont le père aurait disparu peu après la mort de sa femme - pourrait être un bâtard, la patiente me répond : « pour mon père, je ne sais pas, mais pour ma mère, je suis sûre ». Sa mère avait fini par lui dire que le grand-père maternel n’était pas le vrai grand-père, mais elle avait elle-même repéré longtemps auparavant le grand décalage entre la naissance de sa mère et le mariage de ses grands-parents. La grand-mère est morte sans avoir livré le secret de sa naissance à sa fille. Elle était censée garder une boîte avec des documents secrets à n’ouvrir qu’après sa mort dans son armoire, mais quand elle est morte, sa fille n’a pas retrouvé la boîte qui avait disparu. Une amie de la défunte grand-mère a pu dire à la patiente le nom de son grandpère, militaire de la guerre de 14 retourné mourir au front après avoir été soigné d’une première blessure à l’arrière et avoir conçu la future mère de la patiente avec l’infirmière auxiliaire qui l’avait soigné. Comptetenu des circonstances exceptionnelles de la guerre de 14-18, cette histoire ne justifiait pas le secret gardé, la grand-mère disant encore à sa fille et à sa petite fille l’année avant sa mort : « Si vous saviez tout, vous ne m’aimeriez plus ! ». Il a fallu encore plusieurs années d’analyse pour que soit construite et acceptée l’hypothèse selon laquelle la jeune femme, seule, enceinte puis chargée d’un bébé, avait dû tomber dans la prostitution, ou sur ses marges, lorsqu’un autre militaire s’en était épris et avait vécu quelque temps avec elle avant de se marier malgré les réticences de sa propre famille. Pour la patiente, comme pour son frère, le chemin de l’hétérosexualité s’était trouvé barré comme s’il s’agissait qu’aucune naissance inopportune ne vienne réveiller le drame originel. De cinq à quarante ans passés, elle s’était sentie chargée de la mission de veiller sur sa famille, en particulier sur ses fragiles et précieuses mère et grand-mère, non seulement en se préoccupant d’elles, mais en renonçant à bâtir une vie sexuelle et sentimentale et en inhibant en elle une forte vitalité, comportant forcément sexualité et agressivité, transformées en une timidité considérable. Dans ce cas de Fantôme phobogène, la phobie des rues chez une femme apparaît d’emblée suivant la tradition comme phobie des « ru^ts », phobie des relations sexuelles, de la pénétration vaginale et phobie de « céder aux instances » ou de « se jeter à la tête » du premier venu, enfin phobie de la prostitution. Projection à la fois du désir sexuel de la patiente transformé en crainte par le refoulement et indication qu’il y a lieu de prendre garde aux « rues ». Tout cela n’est pas faux et comporte une part de vérité générale, mais est inutilisable tant que la patiente n’a pas retrouvé le contact avec ses propres désirs inhibés au point de lui paraître inexistants. La crise qui me l’a amenée nous a conduit à travailler son angoisse de séparation dont les fluctuations ont étémarquées par les nombreux séjours à l’étranger de sa famille, la séparant tantôt de ses parents ou de ses grands-parents maternels de 4 à 18 ans avec la multiplication des lieux de vie, de la rencontre et de la perte de camarades et d’amis, ce qui donne déjà une autre épaisseur à la notion de cité, de rues et d’environnement. Le complexe d’Oedipe et l’envie du pénis notoire chez cette femme ont fait aussi l’objet de nombreuses séances. Son fantasme érotique privilégié de fillette était d’être un Don Juan féminin séduisant et faisant jouir toutes les femmes, ce qui est l’inversion de sa crainte d’être séduite et de jouir avec tous les hommes et maintenait en tout cas une situation psychique où elle ne se servait pas de ses organes génitaux féminins. Mais la phobie se maintient fermement, avant et après la mort de sa grand-mère maternelle. La bâtardise, connue mais tue de sa mère, légitimée adoptivement, mais née d’un père soldat dont la grand-mère garde le nom et l’histoire secrets, ce qui en fait un père inconnu, suscite tout un travail psychique orienté du côté des filles des rues. L’aggravation de sa névrose quelques années avant la mort de sa grand-mère, est un appel à l’aide qui ne sera pas entendu par la famille. Elle en veut légitimement à sa mère qui n’a pas su aider sa fille à grandir et qui apparaît elle-même en difficulté psychiqueaigrie et un peu persécutive- mais la grandmère reste intouchée et intouchable jusqu’à ce qu’il lui apparaisse dans la cure qu’elle avait fait peser sur sa fille et sur ses petits-enfants le malheur et la honte qu’elle n’avait pas sus assumer. À certains moments, quoique fille, mais première née comme sa mère, la patiente s’est comportée comme un garçon manqué, bricoleur et dynamique, comme si elle devait rendre à sa grand-mère son amoureux perdu et des éléments verbaux liés à la guerre de 14 viennent dans son discours. À d’autres moments, elle est face à un mur qu’elle ne peut franchir ou déplacer, comme la pierre d’un tombeau. Mais ce qui domine en général c’est l’inhibition de la sexualité et de l’agressivité normales de manière à passer le plus possible inaperçue. Elle ne peut se séparer psychiquement d’une mère et d’une grandmère endommagées et doit leur consacrer sa vie. Le débat ne se situe pas, bien sûr, avec la grand-mère morte ni avec la mère extérieure dont elle s’est éloignée géographiquement dès l’adolescence, mais avec les images intérieures correspondantes dont le caractère précaire lui fait craindre leur destruction et la sienne par contre-coup. Elle méconnaît les décennies écoulées et le fait qu’elle n’est plus l’enfant, à la fois désirante et effrayée, qu’elle était il y a trente-cinq ans. Les rues de la cité sont, au plus profond, les lieux de la cité que le sujet honteux n’ose plus fréquenter, comme sa grand-mère au soir de sa vie, car un de ses deux fils légitimes - sans doute victime aussi à sa manière d’un effet fantôme - commettait de petites escroqueries à répétition. Le travail du fantôme dans l’inconscient de la patiente consiste à tenter de surmonter d’une manière nécessairement bizarre le vide créé en elle par un élément déjà innommable pour sa mère concernant sa filiation et la légitimité de son existence, qu’elle n’a donc pu inscrire dans l’inconscient de sa fillette, ce qui constitue, pour moi, une forclusion, qui porte sur le nom du grand-père dans ce cas précis. Mais la notion de forclusion est utilisée par moi dans un sens plus général que celui envisagé par Lacan. La patiente se trouve empêchée de réaliser une partie des introjections et des projections concernant sa vie pulsionnelle personnelle et elle ne peut qu’exprimer de manière masquée la situation familiale intolérable :
« Il faut avoir peur des rues ».
« C’est une histoire de fille des rues ».
La phobie liée à un problème irrésolu des générations précédentes résulte d’une des modalités de travail psychique qui peut s’organiser autour d’une forclusion pour tenter de combler une faille qui affecte l’ensemble de la topique du descendant concerné. Il ne s’agit plus principalement des désirs propres au sujet, ni même des désirs qu’il n’aurait pu échanger normalement avec ses proches comme dans la situation traumatique personnelle, mais de la construction d’un « corps étranger » qui, dans l’issue phobique, se trouve projeté sur des éléments de l’environnement.
Des obsessions de la fille aux dépressions de son père ou du Fantôme filial à la crypte paternelle
Il s’agit d’une jeune femme de trente ans qui est obsédée par la mort et par la crainte des infections possiblement mortelles qui pourraient atteindre son mari ou sa fille de cinq ans, si elle « ramenait » la mort à la maison ou si elle ne prenait pas toutes les précautions pour que ses proches ne fassent pas entrer la mort à la maison avec des chaussures et des vêtements souillés. Tout le monde doit se déshabiller et se déchausser sur le pas de la porte de manière à ce que tout soit aussitôt lavé ou désinfecté. Elle a également peur d’être en contact, fut-ce par le regard, avec un corbillard, ce qui pose problème pour sa venue chez moi, car j’habite entre une église et une clinique de cardiologie et de cancérologie. Parler de mort autour d’elle entraîne les mêmes effets : une modiste lui ayant parlé d’une mort dans sa famille, elle jette à l’égout en sortant du magasin les aiguilles et la laine qu’elle venait de lui acheter. C’est sa crainte de la vue d’un corbillard qui me conduira vers le Trauma personnel qu’elle a subi, jeune femme alors qu’elle attendait un premier enfant. À le veille d’être opéré de l’appendicite, son père est dans un état d’angoisse panique à l’idée d’être endormi. Cela affole notre future patiente qui, dès son retour chez elle, va faire une fausse-couche. Quand je mets en rapport sa crainte du corbillard avec l’évocation du corps de son père sur le « billard » du chirurgien, en quelques semaines, l’extrême condensation idéoaffective centrée sur la vue ou l’évocation d’un corbillard, va se décondenser d’une manière que je schématise dans un ordre didactique qui n’est pas celui de la chronologie de la cure. Dans le registre du fonctionnement mental névrotique, le billard lui évoque d’abord le tapis vert du billard d’un café tenu par un vieil oncle qui s’est exhibé une fois devant elle, enfant, elle n’en dira mot mais sera malade physiquement les quelques jours suivants ; c’est aussi l’herbe reverdie au printemps où un jeune homme, sensiblement plus âgé qu’elle, la culbute subitement sans un mot, ce qui la fait fuir et l’attriste après-coup car il lui plaisait. Dans le registre traumatique personnel, c’est son père qui, avant de passer sur le billard pour une intervention bénigne sur une hernie, est paniqué par la crainte de ne pas se réveiller. Elle est alors enceinte de son premier enfant, elle est bouleversée par l’attitude de son père, elle ressent une vive douleur abdominale, elle ne sentira plus les mouvements du foetus et accouchera plus tard d’un bébé mort. Nous nous interrogeons alors sur cette conduite de son père, ouvrier courageux à son ordinaire, et nous apprendrons ensemble que son père est resté en deuil de sa propre mère, morte en quelques jours lorsqu’il était un garçonnet. Le père faisait des dépressions et son deuil pathologique a été repéré par sa fille en se souvenant qu’à son quarante-deuxième anniversaire, il était revenu du travail avec ses cheveux teintés en châtain roux – couleur de la chevelure de sa mère – alors qu’il atteignait l’âge auquel sa mère était morte. Dans le registre du Fantôme, j’apprendrai finalement que le deuil de la grand-mère, resté en souffrance pour toute sa famille, était lié au fait qu’elle n’était pas morte d’un cancer, mais d’un avortement « criminel » comme on disait à l’époque, secret honteux pour une famille pieuse. À partir de la levée de ce secret de famille, ma patiente a pu progressivement se libérer et son père a également trouvé un apaisement en dialoguant avec sa fille autour de l’histoire de son enfance et de de sa famille. Quand on examine longtemps plus tard un problème de cette nature, il peut apparaître simple.Mais il ne faut pas perdre de vue que le père de la patiente a été handicapé pendant des décennies par son deuil inélaboré et que cela a retenti dès leur début sur ses relations avec sa femme et ses enfants, bien avant que les mots pour le dire aient pu se frayer un chemin sans souffrance excessive. Le cas du père de la patiente illustre une des variétés de deuil pathologique. Un fait est connu : il a perdu brutalement sa propre mère lorsqu’il était un garçonnet. La brutalité de la mort et l’âge de l’endeuillé suffiraient déjà à rendre le deuil difficile, entraînant la variété de clivage du Moi que j’ai caractérisée comme inclusion durable au sein du Moi avec déni partiel d’une réalité insupportable et dont l’évolution est déjà aléatoire. Mais, dans ce cas, il s’agit de la variété de clivage du Moi que N. Abraham et Torok ont appelée Crypte au sein duMoi, car la mort d’une mère, catholique pratiquante, par suite d’un avortement provoqué, constitue un secret honteux, connu des intéressés, mais indicible. Même en dehors des périodes où ils peuvent présenter des troubles très variés, les porteurs de crypte souffrent le plus souvent d’un manque d’appétit de vivre et d’aimer et d’un déficit de leur créativité. La psychothérapie de la patiente montre que la découverte et l’analyse du travail du Fantôme n’est pas exclusive de l’analyse d’un trauma personnel ni de la névrose. La construction inconsciente du Fantôme s’articule bien avec le lien d’amour entre fille et père. Mais loin que les choses s’articulent par rapport à un supposé désir de meurtre et d’inceste de la fille comme dans la conception traditionnelle de l’oedipe, la fille, pour tenter de grandir avec ces parents difficiles, est amenée à se constituer en enfant-thérapeute comme Ferenczi en a fait, le premier, l’hypothèse. Ce cas illustre l’occurrence la plus fréquemment repérée où le Fantôme résulte de l’existence d’une crypte chez l’un des deux parents. Dans ce cas, les dépressions du père et ses propos concernant sa défunte mère ont fait sentir à la future patiente un problème autour de la maladie et de la mort, mais le secret honteux indicible du père concernant la cause de cette mort devient un innommable pour elle, au sens où elle ne peut lui donner de nom. Serge Tisseron a montré que les secrets de famille peuvent être plus ou moins occultés : allant de ce cas ci où l’on sent qu’il y a un secret jusqu’à des cas ou` l’existence même d’un secret est ignorée en passant par ceux ou` l’on sait qu’il y a un secret mais dont la nature est complètement ignorée. Mais dans tous les cas les enfants sont sous le coup d’une prescription de nescience, d’une obligation de ne pas savoir, qu’elle soit communiquée par des mots ou par des messages non verbaux émanant de la parenté. On remarquera que la patiente ne répète pas à l’identique l’histoire de sa grand-mère mais, au contraire, qu’elle organise sa conduite jusqu’à la folie pour éviter imaginairement la répétition de tout nouveau drame qui réveillerait la souffrance des ascendants, mais au détriment de sa propre vie, de celle de son mari et de ses propres enfants. Ce cas se situe à l’opposé de ceux ou` le descendant tend à réincarner l’objet d’amour perdu de son parent, ce qui a pu conduire Alain de Mijolla (1981) à parler de fantasme d’identification inconscient. Mais la plupart des cas sont intermédiaires à ces deux extrêmes. C’est pourquoi j’ai précisé le concept de Fantôme comme désignant de manière condensée le travail psychique inconscient d’un sujet pour combler une lacune qui affecte l’image interne d’un parent porteur d’une inclusion au sein duMoi ou déjà d’un Fantôme. J’insistais sur son caractère de construction psychique de l’enfant pour tenter inconsciemment de comprendre et de soigner son parent avec l’espoir d’en être à son tour mieux compris et soigné. Lorsque le porteur de Fantôme est le descendant d’un porteur de Fantôme actif et que le travail du Fantôme intervient en seconde génération, – ce qui aurait été le cas des enfants de notre malade si elle n’avait pas été soignée alors que ses enfants étaient encore jeunes –, la situation est bien plus complexe. Ce qui est déjà innommable pour le parent est impensable pour son descendant. On se heurte à des angoisses sans nom et à des symptômes corporels bizarres. Les troubles mentaux rencontrés par S. Tisseron (1990, 1995) et par D. Dumas (1985) sont souvent sévères. Mais la gravité des troubles est d’autant plus grande s’il existe un Fantôme différent dans les deux lignées dont est issu un sujet. Enfin, le travail du langage dans le cas de ma patiente est l’occasion de voir les ressemblances et les différences entre N. Abraham et Lacan. « Corbillard » est à la fois un signe verbal qui signifie l’enterrement et qui réfère à la mort et un signe vocal dont la découpe syllabique renvoie à deux autres signes, « corps » et « billard ». On pourrait dire que « corbillard » est un quasi-allosème de « corps (sur le) billard ». Mais si la face signifiante du signe avec son phonétisme intervient dans le travail psychique, c’est le signifié singulier « corps sur le billard » qui est décisif dans la compréhension du cas. Ce qui a fait écrire à N.Abraham que « c’est le signifié qui découpe le signifiant du drame ».
D’autres cas
Dans ma casuistique et celle de Nicolas Abraham, on trouve des phobies (une phobie du « coup de froid » qui renvoyait à un grandpère maternel noyé ; une phobie des accidents surdéterminée mais qui renvoyait principalement à la pendaison d’un grand-père maternel ), des manifestations psychopathiques, des cas de psychose, des maladies psychosomatiques (Zuili et Nachin, 1983) dont un cas de rectocolite hémorragique et un cas de psoriasis alors que des secrets étaient particulièrement tenus à l’écart de toute expression verbale. Bien entendu, la compréhension qu’apporte la découverte d’un Fantôme ne signifie pas qu’il serait le seul facteur du trouble. Par exemple, l’occurrence d’un psoriasis est liée à deux groupes immunogénétiques et la problématique psychique ne pourra s’exprimer par cette affection que dans leurs limites. Alors que les manifestations phobiques visent l’évitement imaginaire de la répétition du drame initial, les manifestations psychopathiques et la psychose peuvent tendre à réincarner pour un parent qui en est resté endeuillé le mort dont la conduite a été problématique ou le destin tragique. Enfin, l’effet Fantôme peut se produire latéralement entre un sujet porteur de crypte et son partenaire en amour comme entre un analysant porteur de crypte et son analyste tant que la xrypte reste inviolée.
Repérage et approches psychothérapiques des Fantômes
La théorie psychanalytique du travail du fantôme dans l’inconscient est encore un thème de recherche en cours d’élaboration, aussi je ne veux pas m’y attarder davantage aujourd’hui et je préfère vous donner quelques indications sur le repérage et l’approche psychothérapique des « fantômes » qui peuvent être utiles à tous les professionnels de la santé mentale, en dehors de la psychanalyse et de la psychothérapie analytique de ces patients qui est à la base de leur découverte et qui est la méthode la plus adéquate, mais qui ne peut hélas être mise en oeuvre dans beaucoup de cas compte-tenu des conditions socioéconomiques et socioculturelles des populations. Toujourssoucieuxdemaintenir laméthodepsychanalytique, tout en l’affinant, N. Abraham nous dit qu’en psychanalyse et en psychothérapie psychanalytique, il suffit que l’hypothèse du fantôme soit toujours maintenue pour que que le fantôme, s’il en est un, puisse se manifester. Après les travaux de N. Abraham et de M. Torok, ceux d’autres auteurs et les nôtres au cours des trente dernières années, nous disposons toutefois d’indices psychopathologiques, cliniques et biographiques, qui nous permettent d’éveiller notre attention sur la possibilité d’un effet fantôme. Du point de vue clinique, les névroses phobiques ou obsessionnelles sévères, des délires partiels, en particulier portant sur la filiation, des troubles du comportement, y compris des délinquances inadaptées et des maladies psychosomatiques (en particulier la rectocolite hémorragique et le psoriasis), sont souvent liées en partie à un effet fantôme. Du point de vue psychothérapique, comme dans les cas de clivages duMoi, nous devons être attentifs aux formules verbales bizarres, aux mots et aux syllabes répétitives qui marquent le discours du patient ainsi qu’à l’inquiétante étrangeté qu’il manifeste et peut nous faire ressentir à travers certaines productions fantastiques. Du point de vue biographique, notre attention doit être attirée par les ex-enfants « naturels », les orphelins, mais aussi les patients séparés tôt d’une personne ayant joué un rôle important dans leur maternement. De telles conjonctures peuvent conduire à des inclusions au sein du Moi dont j’ai parlé ici et dans mes livres (Nachin, 1993, 2004) mais aussi à un Fantôme, par exemple lorsque la mère d’un enfant « naturel » n’a pu faire le deuil de son amoureux perdu. Mais les arguments extra-psychanalytiques qui peuvent nous faire suspecter un Fantôme sont aléatoires. Même un secret familial comportant une honte sociale ne créera pas d’effet fantôme s’il a pu faire l’objet d’une communion suffisante d’affects et de paroles dans le milieu intéressé de sorte que la génération concernée a pu « en faire son deuil » et que ses descendants n’en seront pas affectés. Par ailleurs, le psychanalyste ne peut que mettre en latence ses préconceptions en attendant que le déroulement de la cure lui permette des hypothèses concordantes sur tous les plans : relation transféro-contretransférentielle, histoire du patient, activités actuelles, symptômes, rêves et décryptage verbal. C’est toutefois une des particularités de la cure du fantôme que le recours à d’autres données que celles du divan, qui sont rarement suffisantes pour le « construire ». Lorsque le refoulement dynamique du désir d’interroger les parents et l’entourage se lève chez le patient, il n’est pas rare que des révélations providentielles soient fournies. Il ne faudrait pas croire qu’il suffise de repérer un effet fantôme pour qu’il se dissolve, même si sa découverte constitue une étape importante. Sans entrer dans les détails de la cure, les difficultés de la cure du Fantôme peuvent être rassemblées sous quatre chefs :
l’horreur d’avoir à briser le sceau d’un secret parental et familial, rigoureusement maintenu, bien que sa teneur (ou au moins son existence) soit inscrite dans l’inconscient ;
le danger de porter atteinte à l’intégrité fictive mais nécéssaire de l’image parentale en cause à la fois dans la mesure où elle fait partie de la topique psychique du patient, mais aussi dans la mesure où le patient garde le souci de son parent survivant et du repos de l’âme de ses morts, même lorsqu’il est « athée » comme le montre l’observation de ma « phobie des rues » ;
les mots repérés chez un parent ne désignent pas chez lui une source du dire, mais une lacune du dicible ;
il est difficile de construire le Fantôme à partir des seules données du divan, d’où l’intérêt de révélations provenant de l’entourage familial ou amical, mais elles ne viennent pas toujours, ne sont pas toujours éclairantes et peuvent relancer un circuit demensonge modifié. La psychanalyse se trouve ici conduite à la limite de ses possibilités actuelles. Cure-type et psychothérapie peuvent s’aider du recours aux dessins, aux modelages ; une attention particulière doit être portée au cadre de la cure avec les objets qu’il comporte et ce que le patient peut en dire de même qu’à ce qu’il peut nous dire concernant des biens et des objets particuliers provenant de sa famille. La psychanalyse peut aussi être relayée par le psychodrame psychanalytique et par la thérapie familiale psychanalytique bien que l’augmentation des informations et la mutiplication des relations interpersonnelles complique aussi leur interprétation. J’ai gardé, comme Bion, ma préférence pour la psychanalyse et la psychothérapie analytique individuelle chez les patients adultes qui ont constitué ma pratique, tout en sachant que la cure des enfants et des adolescents ne peut se passer du concours des parents dont ils dépendent encore dans la réalité et qui peuvent éventuellement aider à dénouer plus rapidement des troubles qui sont plus près de leur source. En ce sens, suivant les personnalités et les formations de leurs membres, des équipes médico-psycho-pédagogiques peuvent aller plus ou moins loin dans le repérage et la cure de tels cas, parfois à partir d’une approche familiale systémique ou d’une autre technique bien maîtrisée et utilisée avec souplesse.
Références
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