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Perspectives Psy
Volume 48, Numéro 3, juillet-septembre 2009
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Page(s) | 246 - 257 | |
Section | Dossier : Art-thérapie | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2009483246 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2009 |
La création pour s’incarner. Désirer Être, pour pouvoir vivre
The embodying creation
Art-thérapeute, psychothérapeute 5 rue urbain de Tessan, 30000, nîmes
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info@atelier-art-therapie.org
« Je n’ai jamais été moi. J’ai toujours été à côté de moi », dit Léa atteinte d’un cancer dont elle sait qu’il va l’emporter bientôt. L’accompagnement art-thérapeutique fera appel aux dessins puis à l’écriture qui lui permettront de s’incarner peu à peu puis de s’enraciner afin d’accepter d’Etre avant de mourir. Cette approche permet la création originale d’une rencontre entre plusieurs temporalités.
Abstract
“I’ve never beenMe. I’ve always been beside me” says Lea who knows her incurable cancer will soon drive her to death. Palliative Care using arts therapies with in this case vignette, drawings first and writing latter, helps her get embodied and progressively enrooted. Before dying she eventually accepted to Be. Using Art Therapy in Palliative Care allows for a unique encounter between discrete temporalities.
Mots clés : art-thérapie / atelier d’écriture / accompagnement de fin de vie
Key words: art therapy / writing workshop / palliative care
© EDK, 2010
Léa a 48 ans lorsqu’elle commence les ateliers d’art-thérapie que je pratique en libéral étant psychothérapeute, art-thérapeute, et éducatrice spécialisée. Nous sommes en mai. Elle a appris, il y a cinq mois, qu’elle est atteinte d’une tumeur au cerveau, inopérable. Ce choc fait suite à des précédents : deux mois avant la révélation de la maladie, son compagnon l’a quittée. Un an plus tôt, son premier compagnon, le père de ses enfants est mort, et son père est mort également depuis cinq ans. Tous ces chocs ont été « encaissés » car « c’est la vie ». Mais cette fois-ci, quelque chose s’ébranle. « Je réalise, dit Léa, que je n’ai jamais été moi. J’ai toujours été à côté de moi. » (Toutes les phrases consignées en italique ont été prononcées par celle que j’ai appelée Léa.)
Connaissance
Léa n’évoque pas ses émotions. Elle me fait penser à un très beau roman bourré d’émotions fortes, sans que jamais n’en soit dite aucune1 Elle parle calmement, doucement. Semble être là sans exister vraiment. Elle souhaite travailler en atelier d’écriture. Je suis étonnée que le cancer soit mentionné d’une manière aussi placide, ainsi que chaque évènement qui, a priori, provoque en chacun de nous une émotion particulière, un fléchissement de la voix, un silence, une fuite du regard. Rien de tout cela. Cependant, Léa veut exprimer… elle ne sait quoi. Doit-elle évacuer le chagrin contenu ? La colère contre les abandons ? La peur de l’inconnu ? La détresse de la maladie ? Bien qu’elle ne l’ait pas évoquée, j’imagine l’issue inexorable de la maladie. J’admire le courage de cette femme et j’entends : « Je vais mourir ; je veux mourir en étant Moi. » J’oriente alors le projet art-thérapeutique sur des moyens d’expression immédiats, sachant que le long terme n’est peut-être pas possible (un an peut-être ?). Cela nécessite de fractionner les actions, pour établir des étapes qui aient un sens en elles-mêmes. Il est important que l’expression ouverte soit balisée par des propositions successives dans lesquelles Léa puisse se sentir en construction, se sentir « rassemblée » . En effet, le risque de l’expression quand on a énormément accumulé comme Léa semble l’avoir fait, bien qu’elle ne le dise ni ne le montre, c’est d’être envahi(e) par un trop-plein, et que la vanne ouverte devienne gouffre et confusion, violence et effondrement. Déjà, de toute manière, cela demande précaution, douceur et lenteur. Et pour moi, à ce moment-là, le but ultime n’est pas que Léa « soit Elle » avant de mourir, mais qu’elle ait le sentiment de devenir elle, y compris au moment ou` la fin viendra. Ce que comprend mon objectif global, ce n’est pas un état en soi, mais un mouvement.
Mise en activation et expression des sentiments enfouis
Pour l’instant, je mets au fond de ma tête son désir d’atelier d’écriture. J’entends la demande, mais je pense que d’autres moyens sont auparavant nécessaires.Comme beaucoup de personnes, Léa semble privilégier les mots, écrits ou parlés comme supports d’expression. Or, ils sont souvent un piège : j’ai l’expérience d’un travail avec un patient écrivain qui avait la dextérité de jouer avec les mots et le vocabulaire, la syntaxe et le style d’une manière fort agréable. Et cependant, il se retrouvait complètement démuni avec le pinceau et la couleur comme paroles. Il lui a fallu beaucoup de temps et de travail pour rire de « ces mots qui m’évitent de dire ! ». Léa, elle, semble le contraire : du vocabulaire, elle en a peu. Je découvrirai plus tard qu’elle ne sait pas nommer les sentiments, les impressions. Elle parle de faits. Le mot est concret. Elle apprendra peu à peu à élargir les résonances des mots, par un travail avec les images. Pour l’heure, je propose un travail en peinture (acrylique), dans la perspective de faire connaissance d’abord : l’une avec l’autre, Léa avec la matière, Léa dans la démarche. Toutes les productions comme celles qui utiliseront d’autres médiations ‘écriture) resteront dans le secret de nos rencontres et ne seront montrées à personne. C’est le temps que j’appelle « la mise en activation ». Ce n’est pas une « première phase » dans un temps distinct de ce qui serait « une phase suivante », car il se passe déjà beaucoup de choses dans ce temps-là. Mais il faut demeurer vigilant à cette mise en activation, comme un temps double, car on peut se laisser « griser » par de premières révélations qui sont parfois fulgurantes (souvent d’ailleurs induites par le fait que la personne se croit « obligée », consciemment ou non, d’exposer ses sentiments les plus forts, pour donner sens au mot « thérapie » ou parce qu’elle n’entend que la démarche d’expression). Et l’on se heurte ensuite à une sorte de coupure, où il ne se passe rien, où des résistances importantes apparaissent. Il faut alors savoir attendre. Ayant mené petite vitesse, il sera alors plus commode d’avancer à la mesure de la personne qu’on accompagne, de trouver les stratégies de détour qu’elle nous inspire et d’instaurer réellement la médiation. J’invite Léa à prendre contact avec la matière « peinture », en même temps qu’avec la matière « Elle ». Je l’invite à la découverte : découverte des couleurs, de la douceur, de l’onctuosité de la peinture, de la surprise des mélanges, de la gestuelle. Elle est étonnée par ce lien invisible qui unit le coeur et la main : « C’est ça (ma colère) », dit-elle en peignant le départ de son compagnon. Ses couleurs et son tracé du début (bleu et gestes assez lents) disent : « C’est normal. Il était beaucoup plus jeune ». Et lorsque les gestes se laissent faire, ils s’agrandissent, deviennent plus violents. Le bleu fait place au violet et barre rageusement d’une croix le « rêve ». « Mais ça ne me fait pas plaisir ! » dit Léa en colère. Aussitôt dit, aussitôt refermé, trace le cadre sécurisant du tour de feuille, du geste contenant de la mère qui borde son enfant pour qu’il oublie son chagrin. Les images qui me viennent sont nées des attitudes picturales de Léa qui traite sa peinture immédiatement comme « objet de soin ». Elle semble d’emblée dans le juste rapport de médiation qui est, pour moi, l’axe fondamental dans lequel se situe l’art-thérapie. Sa colère, même furtive, a révélé des éléments que je mets en lien : ce second compagnon est de 13 ans plus jeune qu’elle ; le père de ses enfants avait dix-huit ans de plus ; et je pense à ce père dont elle se sentait « porter toute la souffrance ». Mon objectif alors est de l’aider à évacuer ses sentiments refoulés. Léa vient à l’atelier une fois par semaine. Elle travaille une heure, car elle se fatigue vite. Parfois, elle ne peut dessiner, alors elle parle. Ce rythme variera en fonction de son état, des séances de soins, etc. Le travail avec Léa comprend plusieurs phases : celle de « mise en activation », avec le support de la peinture, celle de l’ouverture de l’expression à travers les images, celle d’une construction d’identité avec la réalisation de son blason personnel (exercice traditionnel dans la réalisation de mandalas), enfin celle de « l’incarnation » avec l’écriture d’une histoire. La phase « d’enracinement » s’est faite en silence. Ces phases ne sont pas construites d’emblée. En fonction des premiers éléments et de ce que je sens de la personne, je me fixe des possibilités, quitte à réajuster au fur et à mesure. Pourtant, si je n’ai rien prévu à l’arrière-plan, je n’offrirais pas à la personne un cadre sur lequel elle puisse s’appuyer. Ayant rempli mon bagage de possibles, j’offre une solidité mobile. Et lorsque je dis que j’improvise, que je m’adapte, que j’invente en permanence, ce n’est pas sur du vide que je le fais, mais sur des propositions au contenu symbolique traduisible en équivalences psychiques, que j’ai analysées, expérimentées et adaptées auparavant, et que je peux utiliser en fonction de la personne, de sa manière d’être, de ses souffrances, de ses objectifs. Au moment de constituer mon bagage pour une personne, j’évoque mon vieux et premier professeur de relations humaines qui nous apprenait à construire un projet, rigoureux, sensible et sensé, avec toutes les hypothèses possibles sans préjugé, « plus, disait-il, l’hypothèse x, celle à laquelle vous n’avez pas pensé ! » . Cela donne une grande mobilité à l’esprit, comme le vide dans la création, la vacuité dans l’être en accueil. J’y pense toujours. L’objectif immédiat est d’ouvrir tout d’abord la voie de l’expression, de (tout) ce que Léa n’a jamais exprimé, y compris à elle-même. J’imagine ensuite des pistes de construction pour une identité plus autonome de sa propre personne.
Même quand l’image dit, je ne la vois pas
Nous sommes en train de faire connaissance : entre nous deux, et Léa avec la démarche et la matière. Elle peint. Son attitude majeure est la surprise. Surprise de constater qu’elle « se laisse aller ». « J’ai moins peur de travailler sur moi », dit-elle. En fait, elle semble pour la première fois penchée sur elle-même, comme sur une profonde énigme. « Je m’enivre de sorties. Est-ce que ce n’est pas pour me cacher ? Je ne sais pas ce que je veux. »Après sa première peinture de « colère », elle n’est pas bien. Elle ne parle pas de la maladie, ni des inconvénients du traitement. « Là », dit-elle en montrant sa tête. Je mettrai un peu de temps à distinguer dans sa façon de dire quand le « là » de la tête veut dire « tumeur » ou « pensées » . Elle peint un paysage qui l’apaise. Pour elle, il est calme. Il est doux. Pour moi, il est globalement « inconsistant », vide, décousu, « inattaché », éthéré. A part la rivière, il est dans l’idée du paysage. Je ne réagis pas tout de suite à cette impression. Ce n’est que peu à peu, en recoupant le style des dessins et les paroles de Léa que je me rendrai compte que cet aspect deviendra majeur. Ce n’est que plus tard aussi que je ressentirai vraiment que quelque chose n’est pas bien posé entre le choix personnel de Léa de peindre « léger » et les quelques peintures qu’elle a faites avec une peinture « consistante ». La première façon dit bien ce qu’elle est, la seconde essaie de me faire plaisir.
Je la questionne sur son dessin, afin de sonder la vie qu’il serait susceptible de contenir. « Quelqu’un aurait-il envie d’être dans ce paysage paisible ? » Rien ne lui vient. « Je n’ai pas d’imagination ». Il me semble important de « nourrir » Léa pour que son imagination se mette un peu en route. Comment peut-elle trouver les images (toute production picturale est image, par une couleur, un mouvement, une forme) pour parler d’elle, si elle n’a pas senti le langage des images ? Léa a du mal avec les images, elle a du mal à concevoir qu’elles puissent dire autre chose que ce qu’elles montrent. Le dessin de la colère est « oublié ». Il y a une grande part de peur, certes, mais aussi une drôle de façon de m’écouter, lorsque je demande par exemple : « Qu’est-ce que ça vous fait ? » à propos d’une couleur ou d’un motif, à la limite de l’incompréhension. Nous regardons mon « Livre d’images ». Aux images personnelles, je substitue des images ne concernant pas directement la personne. Le travail avec, sur, autour des images révèle et fait faire tant de choses. Avec elles se font extériorisation, identification, comparaison, transposition, distanciation, expression, action. Entre présentation et re-présentation, les images engagent toute l’énergie de la créativité. En tout cas, cela plaît bien à Léa, bien que ce livre soit conçu pour des enfants. Est-ce pour cela qu’elle évoque la petite fille en elle ? Ou parce qu’elle voit l’image d’une petite fille ? Léa n’en parle pas avec tendresse. « Quel gâchis ! », dit-elle. Je ne connaîtrai pas l’énigme ce jour-là. Plus tard, pourtant, elle me livre des bribes, à propos de sa mère : « Elle est autoritaire. Elle ne me laisse pas parler ». Puis : « J’ai du mal à dire « Je ». Ma fille me disait que j’étais influençable. Que j’étais toujours de l’avis du dernier qui a parlé ». Elle confirme qu’elle se sent toujours ainsi. Elle va par exemple à une soirée entre amis, alors qu’elle n’a pas envie. Mais elle estime que si ses amis l’invitent, c’est par gentillesse, alors « je ne vais pas leur refuser ». En écoutant Léa, je me dis qu’autre chose existe en elle, qui n’est pas seulement du manque d’assurance, d’estime de soi, de confiance et d’amour qui fait qu’elle ne sait pas dire non. Il y a une sorte de passivité, de vacance que je ne sais pas encore désigner. Livre d’images. Léa aime surtout l’image d’un menuisier « comme mon père ». Puis elle parle d’images qui contiennent de l’eau : ruisseau, femmes autour d’une fontaine, pour souligner qu’elle n’aime pas l’eau. Son élément, dit-elle, est la terre. Son image préférée est la plume pour écrire. Léa évoque à nouveau son goût pour les livres, son plaisir de lire qu’elle associe au rêve. « Que vous apporte ce rêve ? » lui demandè-je. « Je ne sais pas, en tout cas, c’est le contraire d’être réaliste ». Nous continuons à partager, à nous apprivoiser, à nous installer mutuellement. En regardant des images (Léa s’est constitué son propre « Livre d’images ») et en peignant. Les images commencent à vivre : il y a non seulement ce qu’on y voit, par exemple « des jeunes adolescents sous une cascade » (je note le choix de l’élément « eau ») et, sur une autre « des jeunes filles qui portent un foulard… Blanc. » Il y a quelque chose de plus comme « Ils se rafraîchissent », « Ils font des jeux » et « Ce foulard indique le respect de leur religion. C’est un foulard protecteur… Blanc… Le port du foulard est en contradiction avec ces adolescentes… Je ne suis pas sûre qu’elles aient choisi le port du foulard. » Ce que Léa est tout à fait capable de penser (par elle-même ou non) en situation réelle, on dirait qu’elle découvre qu’elle peut le faire avec des images et selon une fiction qui lui est propre. Elle se plaît à animer ainsi la scène des garçons et, dans le mouvement (car il s’agit bien de mettre en mouvement) elle combine les deux images. « Ils savent qu’ils sont sous le regard des jeunes filles, qu’ils veulent attirer. Ils sont insouciants, joyeux, libres. »
« J’aimerais qu’elle pose un regard sur moi, dit l’un. Est-ce que je lui plais ? A-telle envie de me parler ? J’ai envie de parler avec elle. Je pourrais lui demander de participer à nos jeux. (Et du côté des filles) : Regarde, celui-ci, comme il nage bien. Cet autre n’arrête pas de faire des acrobaties dans l’eau. Celui-ci, le plus grand, me plaît bien. »
Je n’arrive pas à suivre s’il y a « accordance » dans l’attirance des jeunes gens ! Quelque chose s’est mis en route, même si je ne sais pas bien comment nous allons nous en saisir. Je n’ai pas envie de considérer une analyse interprétative du jeu des personnages de Léa. Seul le mouvement me semble important à ce moment-là. Je le ressens comme une mise en vie. La peinture la fatigue. Mon désir était qu’elle continue sur sa lancée de la colère, pour se soulager d’autres émotions si fortement contenues. Mais une chape énorme fonctionne. Puis-je l’ébranler ? Et pour quoi le faire ? Cette question, jeme la pose toujours, lorsque je sens qu’une personne a une lourde porte à ouvrir. Mon désir pour elle n’est pas forcément à sa mesure, dans son temps. Je guette l’instant où nos temps se rencontrent : quand la personne est prête à ouvrir les yeux, à pousser la porte close, à soutenir les émotions, je suis là. Pour l’heure, je n’oublie pas que j’accompagne Léa sur échéance peut-être courte et que construire une image d’elle plus pleine, plus vraie selon elle, malgré tout le cumul, malgré l’entassement de sentiments indicibles, est prioritaire. Il est vraisemblable que mon raisonnement ne serait pas le même dans d’autres circonstances et avec d’autres personnes. Est-ce que je fais le bon choix ? Est-ce que je trouve la bonne stratégie ? C’est-à-dire la plus juste pour la personne.
Créer sa personne ou créer son être ?
Ce que je comprends peu à peu de Léa est que, jusqu’à présent, elle n’a vécu que dans l’autre, par rapport à l’autre. Rien n’émane d’elle : ses pensées, ses désirs, ses positions sont dictées par l’autre (parent, ami(e), compagnon). Non pas parce que l’autre soit forcément un dictateur, mais parce que Léa elle-même cherche en l’autre, prend de l’autre ce qui la constitue à l’intérieur. Elle semble un pantin qui n’existe que par la substance des autres. Et lorsque l’autre s’en va, elle perd une part d’ellemême, elle est « vidée » . Elle s’est construite autour d’un axe extérieur à elle-même ou, plus exactement, elle n’a pas pu, pas su intégrer cet axe, construire son axe intérieur aux âges successifs où la personnalité acquiert détachement et autonomie. S’appuyant toujours sur un autre, la rupture avec l’autre entraîne pour elle une perte fondamentale. Le choc de la maladie a provoqué à la fois une grande panique qui lui fait chercher du secours et en même temps, la focalise sur elle en tant que personne. Même si c’est pour constater dans un premier temps qu’elle « n’est rien », ou bien « que du vide », cela a le mérite de créer une association, de créer l’idée de son unité. On pourrait résumer en disant que si la perte de l’autre désunit, le choc de la maladie réunit ? Ainsi, Léa compare ce qu’elle sent lorsqu’elle « fonctionne » avec quelqu’un ou lorsqu’elle est livrée à elle-même. Pour la première fois de sa vie, elle se sent « seule », alors qu’elle est très entourée de sa famille, de ses amis. Quand elle est « seule » , elle sent le vide. Elle ne peut rien dire de plus. En appui sur quelqu’un, elle se sent rassurée. Elle a davantage de force, davantage d’entrain, elle se sent plus légère, motivée. « L’autre me remplit »… « Mais cela m’empêche d’évoluer. J’étouffe. » « J’étais en attente et je ne recevais pas. » Léa ne sait pas ce qu’elle attendait. Tout ce que dit Léa garde une réserve, un ton aimable. Elle trouve une excuse pour tout et pour tous, y compris un jour où elle arrive manifestement « bousculée » (ce qui est exceptionnel par rapport à ce qu’elle montre habituellement) et ou` elle explique « gentiment » sa rencontre, la veille, avec une amie à qui elle explique la démarche thérapeutique qu’elle est en train de faire. Léa devait sans doute trouver des mots convaincants, car son amie lui répondit : « Tu en as de la chance ! » avant de la quitter. Et depuis la veille, Léa sentait bien une violente contradiction en elle, sans prendre aucunement conscience de ce que pouvait être ce trouble, qu’elle explique tranquillement, répétant qu’effectivement, elle en avait de la chance ! Jusqu’à ce que, dix minutes pleines après avoir parlé de cela, elle accepte de laisser venir en elle le ressenti juste : NON ! ! Elle n’avait pas de chance ! Elle était malade ! (Elle allait mourir !) Et tout ce que son amie lui dit sur sa courageuse démarche, c’est que c’est une histoire de chance ! En plus, Léa en est intimement convaincue ! Elle remercierait presque l’amie et la plaindrait… Jusqu’à ce qu’elle constate qu’elle est en fait en colère contre cette amie, qui lui a fait mal et avait, pour le moins, manqué de délicatesse ! Léa dit qu’elle est comme ça : « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». Par contrainte morale ? Par l’emprise excessive d’un surmoi étouffant ? Peut-être. En revanche, elle se met à employer des métaphores : « J’aimerais être un oiseau dans le ciel ». Léa s’efface. Cet oiseau-Léa que je vois s’envoler révèle soudain que partout où Léa parle de « vide » , j’entends « perte » . Et si son enveloppe que j’admets a priori n’existait pas réellement pour Léa ?
Désir de se rattacher au monde
Un épisode de création va me permettre de rassembler impressions et observations, subjectives et objectives, évidentes et infimes. C’est celui de la création de son blason personnel. C’est un travail précis que je conduis selon des étapes construites. La première image qui surgit dans ce travail est celle d’un dinosaure. Elle n’aime pas cette image qu’elle trouve « oppressante, massive, en noir et blanc, pourtant sans méchanceté, sans agressivité, sans environnement ». Elle veut changer d’image et choisit une marguerite. Elle la voit « jaune et blanche, sur une tige longue et souple, rugueuse. Son odeur est neutre, mais caractéristique de la terre. Sa tige est verte, ses feuilles frisées. Elle donne une impression de légèreté, de bonheur (Léa écrit « douleur ») et en même temps de caractère. » Le décor se plante peu à peu. Beaucoup d’éléments : les mots, les images, les productions, les comportements, les silences, dévoilent une Léa qui tente d’échapper (ciel, oiseau, rêve, indifférence apparente, non-affirmation, plume, lissage des émotions) tout en cherchant vainement à se rattacher, à se poser, à faire poids (plante, terre, dinosaure) dans un environnement perçu confusément comme dangereux, sans consistance (pas d’environnement, pas de couleur, vide). L’élément eau prend sa place et sa signification, tant par son aspect dynamique, énergétique, principe de vie, mais aussi par sa fluidité qui peut être mouvance incertaine, matière insaisissable, dissolvante tout autant que régénératrice. L’élément eau appartient à la terre comme au ciel. Sauf que Léa souligne que là-haut, elle devient « vapeur, transparente » et ineffable (ou lourde et menaçante, mais Léa ne le conçoit pas). Le voyage dans la construction du blason permettra de vérifier, puis de voir comment Léa essaie de s’organiser dans cette tentative de rattachement. Elle dessine tout d’abord la marguerite telle qu’elle l’imagine dans sa tête. Elle colle à la réalité. Mais le « pointu » des pétales ne la satisfait pas. Elle fait d’autres essais. Elle fait « une fleur », peu importe qu’elle ressemble ou non à une fleur définie. Léa commence à « jouer » avec son image, à se laisser faire par elle et à répondre à ce que l’image lui renvoie (principe de l’entre-deux de la médiation en art-thérapie, interaction entre la personne et sa production). A une séance suivante, elle ne veut plus d’une fleur unique, elle veut la mettre dans un décor, comme en réalité. Démarche mentale qui semble s’éloigner de l’aspect purement symbolique contenu dans le blason. Mais Léa dessine. Le paysage dessiné est quasi identique à une de ses premières peintures. Puis elle essaie de faire rentrer son dessin dans le blason. Je maintiens les contraintes liées à cet objectif, car ainsi Léa peut s’appuyer sur quelque chose de concret, de tangible, visà- vis desquelles elle peut se situer en pour ou contre, sur lesquelles elle peut agir mais dont le cadre sert de fondement, de repère, de matière de confrontation où elle peut apprendre à être. Léa regarde ce qu’elle fait, y réagit et cherche à y mettre du sens. Elle tâtonne mais s’engage, essaie de trouver une cohérence, dans son dessin mais aussi en elle. Après avoir essayé plusieurs sens (orientation) avec chacun des éléments qu’elle a mis dans son blason, elle trouve que rien ne va. Elle voit que dans son dessin, rien n’est planté. Que la fleur, qui est son principal objet, n’est pas nourrie, malgré la grande rivière qui coule vers le bas. Elle lui offre une source. « La fleur c’est moi » dit-elle. Et elle me parle de sa mère. Pendant quelques séances, la fleur se nourrit de cette eau. Puis Léa pense que la fleur seule représente vraiment ce qu’elle sent, ce qu’elle veut dire. « Elle a une tige fragile, mais elle tient, vous voyez ? Elle me plaît ». Léa peint une large fleur épanouie et jaune « comme le soleil », sur un fond vert « C’est la nature ». Sobre et équilibré, son blason porte une grande histoire. Nous sommes en Août. Léa parle de sa peur du scanner qu’elle doit à nouveau passer, peur quant au résultat qu’il va révéler, mais aussi peur physique de ce tunnel dans lequel elle se sent engloutie. Je lui suggère d’intégrer une image mentale ressource qui lui permette de mieux supporter ce moment inquiétant. Elle choisit l’image de son blason. L’image a beaucoup aidé Léa à assumer les séances de scanner : elle a visualisé la fleur de son blason qui la détendue. Elle témoigne de son bonheur à avoir fait « quelque chose de beau qui me fait du bien ». Pour la première fois, le « quelque chose » qui la remplit et la rassure ne vient pas d’un autre, mais d’elle-même. La création du blason de Léa est émaillée de détours. C’est la fin Juin.
« Je suis au travail. Je me sens vide. Il y a des personnages debout. Il y a aussi des rochers et de l’eau en bas. Il y a des animaux. Des bisons. Ça vit. Ça bouge. C’est dans une vallée profonde, avec de l’eau. Des rochers et des arbres. Les personnages, il y a un grand personnage et d’autres plus petits. Le grand doit se mettre à la portée des autres. Les autres communiquent, vivent. Sa grandeur est due au fait qu’il veut aller vers. Et les autres, pourquoi ne sont-ils pas grands ? »
Il serait absurde de tenter d’analyser ce rêve en dehors de son contexte et de la dynamique de l’époque. Avec le temps qui a passé, je me contente de souligner ce qui m’apparaît aujourd’hui, en fonction de tout le travail que Léa a amorcé. Léa décrit une scène. Se pose des questions. Elle se trouve peut-être encore à l’extérieur, ou peut être alors juste au bord, afin de (se) regarder. Il y a de la matière, de la vie, des choses qui ont du poids, tout au fond de la vallée. Il y a du désir (aller vers), des relations (communiquer, se mettre à la portée), une verticalité (bas, profondeur, grandeur) et un mouvement dans cette verticalité (le grand personnage doit se mettre à portée, c’est-à-dire aller vers les plus petits, et les petits, envisageraient- ils de grandir car « pourquoi sont-ils petits ? » En tout cas, il y a une mise en route fondamentale : « Je suis au travail » !
Incarnation
Le mot qui me vient pour parler de Léa est : incarnation. Elle ressemble à ces personnes qui vivent sans être vraiment là, qui voient les choses sans leur donner corps, consistance. Des personnes qui s’échappent, parfois par des mots éthérés, par une poésie inaccessible, parfois par des attitudes évanescentes, souvent par des phrases inachevées, des paroles vagues. On a l’impression qu’elles viennent de loin et sont fréquemment insaisissables. Elles ont l’impression de ne pas habiter leur corps, ou par intermittence. Le rêve, la rêverie, la lecture, la méditation, le silence, sont des véhicules ordinaires. Les émotions sont assourdies, la matière légère, voire transparente. Elles préfèrent passer inaperçues. Leur pratique artistique se situe souvent dans les sphères « supérieures » comme la musique, ou dans l’au-delà des choses. Leurs pieds frôlent la terre. Les chocs de la vie les fait souffrir, mais surtout, elles ne comprennent pas comment cela peut être. Elles privilégient l’intellect, la transcendance, la spiritualité. Il y a pour elles une sorte d’étrangeté du monde, du corps, de la matière. Il est difficile de m’astreindre à une description et pourtant, j’accueille parfois à l’atelier des personnes que je ressens comme « non incarnées », même s’il faut, bien entendu, relativiser et moduler toutes les proportions de cette description. J’évoque des personnes qui se rendent bien compte qu’un monde fonctionne autour d’elles, des personnes qui ont une vie apparemment normale, mais qui souffrent d’un décalage avec ce monde, avec la vie, avec les mots qui sont souvent des concepts non intégrés (« Je comprends avec ma tête », dit un artiste concerné, « mais ça ne vit pas en moi »), avec une impression de vide ou d’indifférence. Ça ne se résume pas au fait de refouler ses émotions. Ni à une problématique d’enracinement qui, pour moi, viendrait après l’incarnation. Là, j’évoque des personnes qui ne sont pas complètement « sur terre », qui n’ont pas choisi la matière pour vivre, qui n’ont pas choisi de vivre dans leurs dimensions humaines. Quand je dis « choisi » ce n’est bien sûr pas par acte volontaire et conscient. L’étude des cosmogonies des mythes de création évoquent clairement mon propos : des dieux, dans toutes les cosmogonies, ont créé le monde : la terre, le ciel, les étoiles, etc. Même lorsque le point de départ est puisé dans l’immatériel, l’insondable, l’abstrait (verbe, nombre, rêve… ), la Création devient matière, dont la terre est le symbole. La terre n’a d’autre utilité, et ce, dans tous les mythes de création, que d’accueillir l’Homme. Il peut y avoir multiples péripéties, multiples avatars, mais dans tous ces mythes l’accomplissement du créateur est dans l’humanité qu’il met sur terre. Des Humains qui ont un corps fait de la plus noble matière selon la conception divine (argile, maïs, crachat du dieu ou entrailles divines). Mais les mythes ne s’arrêtent pas là. Car jusqu’alors, les hommes sont peu ou prou à l’image de leurs créateurs, parfois même leurs égaux en pouvoir et en connaissance. C’est là que le bât blesse le créateur : il se débrouille alors, soit parce que cet homme tout neuf a fait une faute (transgression d’un interdit), soit parce qu’il n’est pas parfait (il ne comprend pas le sens de la vie), soit parce qu’il est un rival dont les dieux sont jaloux (il voit tout et connaît le monde entier), pour amoindrir sa création en lui imposant, d’une manière ou d’une autre, la mort. Et la mort va toujours de pair avec les difficultés, les souffrances de l’état humain qui, jusqu’alors semblait ignorer tout affect. Ce qui différencie donc l’Homme des Dieux, c’est la matière dont il est fait, matière sacrée, mais matière malgré tout et sa finitude. Et la matière dont est fabriqué l’humain est l’écrin unifié qui fait vivre en lui en même temps (quels que soient les concepts que les croyances religieuses ou non, leur ont prêtés) le corps (le physique, la chair), l’âme (le psychisme, les affects), le mental (la raison, la pensée) et l’esprit (la spiritualité, la transcendance). Or, il arrive que des personnes, pour des raisons que leur histoire explique sans doute, se trouvent amputées plus ou moins complètement, d’une de ces composantes qui constituent leur unité. Léa n’a pas réellement intégré son corps, ne fonctionne pas réellement dans la matière dont nous sommes faits en tant qu’humains. Vivre dans sa chair, c’est accepter de vivre avec des émotions, au risque que cela fasse mal, c’est, si je peux me permettre l’expression, accepter de prendre la vie à bras-le-corps, avec sa lumière et ses ténèbres, avec ses joies et avec ses peines, avec son absurdité et son incohérence, avec son exaltation et sa grandeur.2 Je modifie mon objectif dans le sens de l’incarnation. Je laisse la perspective d’expression et de libération des affects et je soutiens le voyage de Léa vers l’incarnation. Je peux lui proposer d’entrer dans la matière peinture et, sans autre contrainte que celle de cette confrontation, la laisser faire ce chemin de prendre chair, d’habiter son corps, de donner consistance à son être. Cependant, je ne sens pas cette proposition comme juste. J’ai, cette fois-ci, bien compris Léa dans sa légèreté. Pourquoi vouloir combler le manque, c’est-à-dire faire en fonction de ce qu’elle n’est pas, au lieu de partir de ce qu’elle est ? Par ailleurs, et bien que les résultats médicaux soient encourageants (la tumeur a diminué), le temps est réellement celui de l’humain, c’està- dire court. Je voudrais que ce voyage vers l’incarnation puisse être vu, dans sa forme, comme une boucle concise. Comme un conte, comme une histoire. D’une part parce qu’une fiction narrative peut, dans sa structure même, aller vers cette concision bouclée (début, déroulement, fin), mais aussi parce que la fatigue de Léa l’empêche de peindre et encore parce que les mots sont ce qu’elle attend et ce qu’elle a demandé dès le début des ateliers. [Pratiquement, c’est moi qui écris les mots qu’elle dit. Sinon, cela nécessite trop d’effort]. Je crains en même temps qu’écrire la fin d’une histoire soit aussi écrire la fin de son Histoire. Mais que puis-je éviter ? Il me semble que le fil conducteur d’un conte, malgré sa rigueur, est plus efficace à ce moment que la liberté de la peinture. Octobre. Léa est inquiète de ne pas savoir inventer une histoire. Je lui propose un début, issu de toutes les observations et de ce que je perçois de sa problématique. Je choisis l’image de la plume qui me semble tout à fait correspondre à son état, je résume son besoin immédiat et, par prudence, j’y ajoute une caractéristique qui tient compte des craintes de Léa quant à son droit d’être Elle. Cela donne : « Il était une fois une petite plume solitaire, qui cherchait quelqu’un ou quelque chose à quoi se raccrocher. Cette petite plume a la particularité d’avoir un oeil dessiné au bout de ses barbes » Léa trouve assez rapidement une suite, et en même temps, une fin à ce conte : « La petite plume s’est laissée porter, et le hasard lui fait rencontrer un nuage blanc. C’est plein de douceur » Silence. Tout est dit pour Léa. Je suis admirative, et encore toujours, de la justesse et de la puissance de la création des images et des métaphores que produisent les personnes. Surtout celles qui sont éloignées de ce savoir. On dirait que leur inconscient est juste là, à fleur de mots. Qu’il suffise que la personne entre vraiment dans le jeu de la fiction pour que cette parole livre ses trésors à peine dissimulés. Tout est dit, mais rien n’est fait. J’encourage Léa à « trouver des idées » en la questionnant : « Comment est-elle, sur son nuage ? » « Elle est rassurée. C’est comme si une partie d’elle marche avec le nuage, et que l’autre partie reste elle-même. Elle peut donner d’elle-même au nuage mais en même temps, elle garde une autre partie qu’elle n’est pas obligée de dévoiler. La partie dévoilée est dans le nuage et l’autre dans le ciel. » Bien pour moi ! Je ne vais quand même pas croire qu’elle va livrer ce que son inconscient contient ! N’oublions pas que l’histoire, c’est la sienne. Et non pas celle que je voudrais entendre, ou celle que je voudrais qu’elle puisse vivre. Il ne me reste plus qu’à l’aider à sentir son histoire. A étoffer ses personnages en les ressentant, en se les appropriant, en les laissant s’approcher de leur propre vie. Les personnages ? Peu à peu, de séance en séance, ils s’inventent.
« Le ciel ? Il est bleu et fort. C’est que le soleil a à voir avec le ciel. Le ciel chaud réchauffe la plume.
Le nuage ? Il est un personnage qui se déplace librement, il va où il veut. Il aime faire des rencontres. Il a déjà rencontré d’autres nuages. Mais il se sent solitaire et a besoin de contact.
Le ciel ? Il est bleu de printemps. Il est épais, très grand et plutôt rond. Mais sa couleur le fait paraître léger. Et en même temps, il a les pieds bien sur terre. Il porte le soleil sous son bras. Un soleil rond et plat, chaud, tout doré et brillant.
Le nuage : il est flottant, léger. Il se laisse porter. Il est si léger qu’il flotte. Il est vert clair, un peu jaune. Il a un regard rieur et une bouche joyeuse. Il est long et arrondi avec des endroits modulés. » Léa a du mal à se lancer dans une vraie narration. Je donne l’impulsion en organisant les idées qu’elle a données.
« Il était une fois une petite plume blanche, qui avait un grand oeil bleu3dessiné sur ses barbes. Cette petite plume était très solitaire et elle cherchait quelqu’un ou quelque chose à quoi se raccrocher. Elle se laisse porter, et le hasard lui fait rencontrer un nuage. Son regard rieur et sa bouche joyeuse l’attirent. C’est un nuage vert clair, un peu jaune. Il est si léger qu’il flotte librement. Leur rencontre est pleine de douceur. La petite plume accroche sa hampe4au nuage, et la voilà aussitôt rassurée. C’est comme si une partie d’elle, celle qui est accrochée au nuage, marche avec lui et qu’elle lui donne un peu d’elle-même. Alors que l’autre partie, celle qui porte le dessin du grand œil, reste elle-même et ne veut se dévoiler. Aussi, la petite plume laisse cette partie dans le ciel. Le ciel est épais, très grand et plutôt rond. Il a les pieds bien sur terre. Mais sa couleur bleue de printemps le fait paraître léger. Il porte sous son bras le soleil rond et plat, chaud, tout doré et brillant. Ce ciel chaud réchauffe la plume. »
Novembre. Léa passe de nouveaux examens. Elle est très stressée. Elle utilise les images ressources, comme pour la fleur jaune. Elle visualise l’histoire qui commence à se faire. Et, comme dans un rêve, il se passe des choses inattendues. Léa raconte : « Au niveau du ciel, il y avait comme des petits personnages qui dansaient. Comme des marionnettes. En couleur. Je voyais l’œil bleu de la plume. Il y avait du vert : c’était le nuage. Il y avait les personnages, la plume, le ciel et le nuage qui finissaient la ronde. Je m’accrochais à la farandole comme pour chercher quelque chose au fond de moi. Pour éliminer le stress. » Elle intègre cette « vision » à son histoire et elle complète : « Les personnages sont sur le nuage. Le nuage est comme une maison qui protège les lutins. Ils apportent au nuage la joie de vivre. Ils ont besoin chacun de l’autre. Les lutins ont besoin de la protection du nuage. » – Pourquoi ? « Car dans le nuage il fait toujours beau. »
Décembre.
« Le ciel est épais, très grand et plutôt rond. Il a les pieds bien sur terre. Mais sa couleur bleue de printemps le fait paraître léger. Il porte sous son bras le soleil rond et plat, chaud, tout doré et brillant. Ce ciel chaud réchauffe la plume. Le nuage est habité par des petits lutins qui lui apportent la joie de vivre. Le nuage a besoin d’eux pour être heureux, tout comme les lutins ont besoin du nuage qui leur apporte la protection. En effet, dans le nuage, il fait toujours beau. Le nuage, avec les petits lutins, le ciel avec son soleil sous le bras, et la petite plume avec son œil bleu, attaché au nuage et flottant dans le ciel, sont enfermés à l’intérieur d’une bulle souple. Dans cette enveloppe, ils peuvent se mouvoir à leur aise, mais ne peuvent sortir. La bulle est accrochée par une ficelle libre, et elle flotte dans les airs. »
Léa se sent coincée aussi. Enfin, enfermée. Enfermée dans son désir d’être tranquille, enfermée dans sa crainte qu’il se passe quelque chose. Et pourtant, elle ne trouve pas que son histoire de bulle soit intéressante. La distanciation semble juste, Léa est dans une période assez bonne. Je joue la rupture ! S’il n’y a pas de rupture, il n’y a pas de mouvement. Alors je me glisse dans l’histoire, comme cela est possible, procédé que j’utilise rarement. Et je dis qu’« un jour, il y a un grand éclat ! » Léa est surprise, mais elle aime le jeu. Oui, elle raconte une histoire. Elle continue :
« Un jour, la terre éclate. Le nuage, le ciel et la plume sont surpris et, dans le mouvement, sont séparés les uns des autres. Ils se sentent libres et livrés à eux-mêmes. Le nuage descend et au cours de sa descente, il se dissout jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien. Les petits lutins se posent alors sur la terre qui s’étale sous leurs pieds. Le ciel, lui, remonte et forme comme un toit pour protéger le soleil et le soutenir. La petite plume blanche se retrouve seule. Elle est dans l’air et part à la recherche d’autres personnages ».
Une série d’idées émergent pour alimenter l’histoire. Chacune est regardée et intégrée ou enlevée. La plume reste un temps le personnage central et émet l’idée qu’elle pourrait intervenir pour aider les lutins. Et l’histoire avance. Par essais, par tâtonnement. Par jeu. Avec sérieux. L’histoire est maintenant celle des lutins. Parfois, j’use de mon droit de parole pour en rajouter. Juste un peu. Par exemple, pour que la pluie ne s’arrête pas en chemin. Mais aussi pour poser des questions sur des « pourquoi ? » et des « comment ? ». Je l’aide aussi à reprendre ses idées avec des phrases et un discours direct. Deux séances entières sont consacrées aux sens, afin que Léa éprouve physiquement l’effet de la pluie sur son corps. Elle parle de ce corps qu’elle commence à découvrir, du plaisir solitaire qu’elle ose vivre, de la réhabilitation du corps « sali, souillé » par la maladie. Je l’accompagne pas à pas pour l’aider à trouver dans chaque image, chaque situation les sensations que Léa peut y trouver : ressentir, en ouvrant ses sens et en éprouvant un affect. Le mode d’entrer dans la vie.
Janvier.
« La petite plume blanche se retrouve seule. Elle est dans l’air et part à la recherche d’autres personnages. Chacun éprouve comme un regret d’avoir été séparés. Les petits lutins, seuls et livrés à eux-mêmes sur la terre, se déplacent un peu. Peut-être vont-ils rencontrer d’autres lutins, se demandent certains. Ils pourraient ainsi communiquer et apprendre à voir ce qui se passe plus loin. Mais d’autres voudraient rester sur place et créer quelque chose entre eux. Ils explorent un peu les environs et décident de rester là, d’apprendre à y vivre. Ils voudraient juste être bien : pouvoir manger quand ils ont faim et dormir quand ils ont sommeil. Un peu comme s’ils étaient encore dans le nuage et qu’ils vivaient dans la joie. Pourtant, ils commencent à sentir douloureusement la chaleur du soleil. Ils n’y sont pas habitués. Ils étaient jusqu’alors protégés dans le nuage et ne craignaient pas les rayons ardents. La chaleur est pour eux insupportable. Ils cherchent à combattre et voudraient bien se dégager de cette situation. Ils appellent le nuage ! Mais en vain… Pendant ce temps, la petite plume s’est accrochée à un gros nuage gris. La petite plume est heureuse, car elle a enfin trouvé quelqu’un à qui s’accrocher. Ce nuage est immense et, avec sa nouvelle compagne, il avance doucement dans le ciel. Il prend tant de place que voilà qu’il passe devant le soleil et le cache. Le soleil n’est pas content du tout, car ce qu’il préfère avant tout, lui, c’est briller. Il est fait pour ça ! Cependant, les petits lutins sur terre sont satisfaits : ce gros nuage leur cache le soleil et les abrite ainsi de son ardeur. Ils retrouvent un peu de cette protection à laquelle ils étaient habitués. Le ciel entier est assombri par le nuage. Les lutins trouvent cette situation agréable pour eux… quoique. Les petits lutins s’aperçoivent que ce nuage qui les abrite pourrait cependant amener la pluie. Et la voilà qui menace !5Aux premières gouttes de pluie, les lutins sont surpris et font une découverte intéressante : ils n’avaient encore jamais senti la pluie. Ils se demandent d’où vient cette eau qui tombe de si haut. Ils laissent les gouttes tomber sur leurs mains, sur leurs visages. Surpris, ils se regardent les uns les autres. Ils essaient d’attraper les gouttes, comme un jeu. Ils se demandent vraiment ce que c’est, d’autant qu’ils ne peuvent la retenir, elle s’échappe aussitôt. La pluie tombe de plus en plus fort6Elle fait beaucoup de bruit. Les lutins commencent à avoir peur. Ils ont peur de cette eau inconnue, ils ne savent pas ce qu’ils risquent. Ils ont peur de l’inconnu et ils n’ont jamais appris à se protéger. Ils commencent à s’affoler. Il tombe maintenant des trombes d’eau7Les lutins paniquent et se mettent à courir. Ils courent vers quoi ? Ils ne savent pas ce qu’il y a plus loin. Plus loin, ils trouvent une maison. Ils y pénètrent doucement, car ils ne savent pas ce que leur cache cet abri. Ils s’aperçoivent qu’il n’y a pas d’eau dedans et qu’elle peut les protéger de la pluie. Ils se retrouvent tous dans la maison. Ils se sentent à nouveau protégés. Ils attendent alors, en se posant encore beaucoup de questions sur cette eau. Petit à petit, il pleut moins fort8. A force de pleuvoir, le gros nuage gris est devenu moins épais et le soleil peut apparaître un peu à travers lui. Le ciel commence alors à s’éclaircir. »
L’histoire est peut-être terminée là. Nous parlons d’elle. Non pas de comment elle est venue. Ni même de pourquoi elle dit cela. Non. C’est une histoire qu’on a entendue et qui nous a touchées. Nous parlons de la vie qu’il y a en elle. On ne l’écrit plus, mais on la prolonge. (A propos des lutins)
« Pour les lutins, dit Léa, c’est une découverte du monde et d’eux-mêmes dans la mesure où ils sont face à des phénomènes qui ont un impact sur eux. Ça les fait réfléchir sur ce qu’ils vont faire face aux éléments. »
Et que vont-ils faire ? « Quand le soleil chauffe trop, les lutins cherchent l’ombre. Ils s’en vont. Ils rencontrent des arbres. Ils courent et rentrent dans un bois un peu feuillu. Ils ont une sensation un peu de peur. Car les arbres sont hauts et les obligent à lever la tête. Ils sont tout petits à côté. Ils sentent un effet de fraîcheur sous les arbres. Ça doit les rassurer. Oui, parce que ça les protège de la chaleur. Mais le bois cache des animaux qui pourraient être dangereux pour les lutins. C’est tellement haut. Ils se demandent ce qu’il pourrait bien y avoir derrière un arbre, ou dans un arbre. Ils entendent les oiseaux. Pas de danger. Pour eux, c’est surprenant et joyeux. Ça les rend heureux. Ils entrent dans le bois et lorsqu’ils s’enfoncent dans le bois et qu’ils entendent les oiseaux, leur premier mouvement est de regarder en l’air et de chercher à voir qui chante. Ça les rend heureux. Ils entendent plusieurs chants différents. Ils essaient de les suivre à l’oreille. Les oiseaux écoutent et se répondent. C’est tout simplement un bonheur pour eux. C’est une compagnie. Ça les apaise. »
(A propos des trombes d’eau)
« Leur premier réflexe (aux lutins), c’est d’essayer de se retrouver. Se tenir par la main. Rester ensemble. Essayer de découvrir un abri. »
Racontez-moi. « Ils avancent tous les six pour essayer de découvrir quelque chose qui pourrait les protéger de ces trombes d’eau. Ils avancent vite, par instinct, pour échapper à cette pluie. Ils tombent sur un abri, en pierre, comme une cabane. Cet abri est ouvert. Ils s’y réfugient. Ils entrent dedans et se rendent compte qu’ils sont protégés par la pluie. Ils sont trempés. Ils ont froid. Ils essaient de se réchauffer en se frottant. Ils se serrent les uns contre les autres (peut-être). Ils sautillent. Ils se frottent le corps. Ça leur enlève le froid qu’ils avaient dans la peau. Ça active leur propre énergie. »
Qu’est-ce qu’ils ressentent ? « Ils ressentent une certaine énergie au fond d’eux et une certaine chaleur qui les réchauffe. »
Qu’est-ce qu’ils voient ? « Dans un premier réflexe, ils inspectent la cabane. Et ils se disent qu’elle est bienvenue. Ils regardent l’extérieur de la cabane et se rendent compte que la pluie tombe toujours mais moins fort. La pluie commence à diminuer. Ils pensent qu’ils vont rester dans la cabane jusqu’à la fin de la pluie. »
Ils pensent ou ils disent ? « Ils disent : nous sortirons de la cabane lorsque la pluie aura cessé. En attendant, ils parlent et se demandent où ils sont, où ils vont. Ils ont un éclat de rire en voyant leurs habits trempés, collés au corps. C’est la première fois qu’ils sont dans cette situation et qu’ils se découvrent. »
La pluie a complètement cessé. Le nuage s’est poussé et apparaît un immense beau soleil ! « Les lutins s’aperçoivent que le ciel s’est éclairci. Ils sortent de la cabane et ils se précipitent au soleil qui fait du bien sur les vêtements mouillés. Ils ont une sensation de chaleur et ça leur fait du bien tant que les vêtements sont mouillés. »
Et après ? « La chaleur sur la peau. Le plus… le plus (quel mot trouver ?) le plus délicieux au niveau des épaules et du dos [geste] c’est le plus agréable. Pour aider les vêtements à sécher, ils les secouent pour qu’ils ne collent pas à la peau. Quand les vêtements sont secs, ils sont bien. La chaleur les réconforte. » « Une fois qu’ils sont séchés, ils sont sur le chemin et regardent dans le ciel ce qui a plu, ce qui apporte cette chaleur. Ils essaient de regarder le soleil. C’est difficile à regarder en face. Ils sentent la chaleur du soleil sur la peau. »
En résumé, que s’est-il passé pour les lutins ? « Ils ont changé. Ils ont découvert la pluie. Ils ont découvert le soleil. Ils se rendent compte qu’ils n’y sont pour rien. Ce sont des phénomènes qu’ils subissent. »
Ça, ils s’en rendent compte ? « Oui. »
Est-ce que c’est ça leur changement ? «Oui. Ce sont des phénomènes nouveaux. »
Est-ce que cette expérience leur fait découvrir autre chose ? « Ils réalisent que la pluie les mouille. Que c’est un moment désagréable. Que le seul moyen, c’est d’aller se protéger. Comme ils s’aperçoivent que pour eux le soleil peut être bien car ils peuvent se sécher, mais en même temps, il est très chaud et leur brûle la peau. » « Il faudrait que la plume dirige le nuage pour protéger les lutins. Mais il n’y aurait plus de soleil. Il faut que les lutins trouvent à se protéger du soleil et apprennent à vivre avec le soleil. Qu’ils acceptent de vivre dans l’état, dans l’atmosphère qu’ils ont sur terre. En fait, il faut l’alternance des deux : que les lutins s’habituent et s’adaptent aux conditions de la terre. Que la plume reste en compagnie du nuage mais ne soit pas là essentiellement pour cacher le soleil. »
Enracinement
Léa est très fatiguée. Des séances se passent avec presque rien. Juste la présence. Mais elle est là. Elle découvre le monde. Elle découvre des plaisirs. Celui des crayons aquarelle. Elle trouve par elle-même le format qui lui convient, un peu carte postale. Elle dessine. C’est le mois de Mai. Ses dessins disent comment elle a planté des arbres, donné de la matière à la terre comme au ciel, comment elle a mis de la chair dans son corps. Me questionnant même parfois sur les ombres des arbres. « Car sans ombre pour témoigner de la matérialité de l’être, comment ne pas penser que l’on n’est qu’un simple objet de l’imagination (maternelle) ? »9 Et elle dessine leur reflet dans l’eau. Avant de partir. Bien sûr, cet accompagnement est complètement attaché à la mort inévitable de Léa. Le travail des sens permet de reprendre des bases de construction de la personne, l’aider à se rattacher à la matière et ouvre l’expression du sentiment. Contrairement à une crainte importante que ressentent ces personnes au moment « d’aller dans la matière », cela ne coupe pas les liens qu’elles ont, et continueront sans doute à privilégier, avec le haut, ou l’au-delà des choses. Cela ne fait que les enrichir, en ouverture et en profondeur. Une autre personne a connu une partie de ce cheminement en faisant un travail de mise en dialogue à partir d’images proposées. Pour chacune de ces personnes, le support de la création se fait autour des mots (concept, écriture) qui demeurent la matière la moins « matérielle » de la création10. Cela vient-il davantage de leur mode d’entrée dans le monde, ou bien est-ce cet outil qui me vient pour prendre en compte leur mode d’être ? L’un comme l’autre me semblent cohérents. En effet, la matière d’abord vécue comme matérielle, est bien lourde et bien difficile, voire grossière et vulgaire, pour ces personnes qui préfèrent la légèreté, la transparence et l’élévation. Il n’est donc pas évident, en art-thérapie où le propre du travail est justement un travail sur la matière, de trouver les jeux qui ouvrent la voie vers une perception de la matière au sens où l’entend Bachelard11, c’est-à-dire en terme de profondeur.
Trois partenaires
Mon cheminement avec Léa montre que rien n’est tracé d’avance, qu’on ne comprend pas tout de la personne, qu’on modifie ses pistes, qu’on fait des oublis. Même après plusieurs expériences similaires, puisque toute personne est unique. Nos questions, nos doutes, nos incertitudes peuvent permettre des découvertes qu’on n’aurait, sans cela, jamais faites. L’autre peut aussi y gagner en liberté. Cela ne nous empêche pas cependant de maintenir notre regard vigilant, interrogateur sur nous-même et notre pratique, car on ne peut non plus se conforter dans ces inévitables zones d’ombre et en prendre prétexte ou justification. Il faut simplement ne jamais oublier qu’en art-thérapie, on est trois et que la création est un partenaire. Ce n’est qu’assez tard que je me rends compte que presque tout est compris dès le début. Je fais cette remarque depuis longtemps, en analysant le contenu du premier entretien que j’ai avec une personne, avant son engagement à faire des ateliers : il arrive presque toujours que la personne dise, d’une manière anodine, noyée dans un ensemble de paroles, à la fois le nœud problématique profond qui la fait venir et la piste pour le dénouer. Je retrouve ce phénomène dans les propos de Léa : dès le début elle dit : « Je suis à côté de moi » et elle parle d’éléments « terre » et « eau », tout comme elle évoque la plume et le rêve. Et le premier dessin qu’elle fait « pour s’apaiser » (c’est donc son remède) est celui du paysage évanescent. Seulement, il est facile de le voir après-coup, lorsqu’une étude nous oblige à écrire dans une forme où les observations s’agencent différemment. Cela n’était pas circonscrit de manière aussi claire, dans le touffu du vécu. D’autant que la problématique de l’incarnation n’est pas évidente à mettre à jour : si les personnes n’ont pas « décidé » d’Être, si leur personne intime est confrontée au « vide », elles présentent quand même un personnage complexe et insaisissable. Ainsi, ma compréhension est faite en suivant une série successive de regards. Et je pense qu’il en est toujours ainsi, bien que j’interroge le plus précisément ma pratique. Et d’ailleurs, peu importe que mon regard et ma compréhension saisissent ou non tout d’un seul coup. A quoi cela servirait-il pour l’autre, tant qu’il n’en fait pas lui-même l’expérience ? Un petit peu en avant et un petit peu derrière, j’attends que coïncident nos temps.
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