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Perspectives Psy
Volume 48, Numéro 1, janvier-mars 2009
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Page(s) | 57 - 60 | |
Section | Dossier : La beauté à l'adolescence : effets de miroir | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2009481057 | |
Publié en ligne | 15 janvier 2009 |
Le conflit esthétique à l’adolescence
The aesthetic conflict in the adolescence
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, CHU de Nantes, Nantes, France.
Beauté ou laideur, l’adolescence est un moment de l’existence où l’investissement du corps subit de profondes modifications liées au mécanisme d’acquisition de l’identité et au mécanisme d’identification. Le corps peut apparaître comme un territoire extérieur au sujet.
Abstract
Beauty or ugliness, adolescence is a life’s period when body’s deep changes are linked to identity acquisition mechanism and identification mechanism. Body may appear like an external territory to subject.
Mots clés : développement de l’adolescent / beauté / film (cinéma)
Key words: development / adolescent / beauty / motion pictures
© EDK, 2010
Les hasards de la programmation des films de télévision nous ont permis de revoir récemment le film de Sydney Lumet L’Homme à la peau de serpent magistralement interprété par Marlon Brando, Anna Magnani et Joanne Woodward. Le titre anglais de ce film, The fugitive kind (1964) est introduit dans le filmlors d’un moment de pause dans l’action et de réflexion parallèle plus que commune entreMarlon Brando et Anna Magnani sous la forme d’une prise de recul par rapport à unesociété marchande ou en tout cas réglé par lesproblèmes d’argent et donc l’analité.
L’homme à la peau de serpent
Décrivant le monde, Marlon Brando dit : « Il n’existe que deux catégories d’individus sur la terre, celle des acheteurs et celle des achetés et il y en a une troisième, une catégorie qui n’a d’attache nulle part, certains oiseaux démunis de pattes ne peuvent se poser et doivent voler toute leur vie, j’en ai tenu un tombé du ciel, son plumage était bleu clair, son corps gros comme le doigt et il était si léger dans le creux de ma main ! Ses ailes étaient de cette taille et transparentes, les éperviers ne les attrapent pas car ils ne les voient pas quand ilsvoltigent dans l’azur et quand le temps est gris ils volent si haut que les rapaces ont le vertige. Sans pattes ils passent leur vie ailes déployées et ils dorment sur le vent, oui ils étendent leurs ailes et ils dorment dans le lit du vent. Ils ne touchent terre qu’une fois quand ils meurent. Troublante évocation de labeauté qui ressurgit dans un monde étroit, violent, hostile à tout ce qui ne se compte pas etterriblement conformiste. » Le rapport entre ceux qui achètent et ceux quisont achetés ne laisse aucun espoir : mangerou être mangé, maîtriser ou être maîtrisé, castrer ou être castré. De manière curieuse, l’espèce fugitive qui a donné son titre anglaisau film est une espèce diaphane, invisible tantelle est fine et qui n’a pas de pattes donc pasde jambes, pas d’entre jambes dont le corps est diaphane, mais qui est toute puissante, commeà l’abri des prédateurs, incapable de les voir oude les atteindre. Ces oiseaux qui couchent dans le lit du vent ne touchent terre qu’une fois, lorsde leur mort, mais l’artiste a parfois pu les saisir et dire que cette espèce fugitive existe.
Adolescence et conflit esthétique
L’adolescence est-elle belle ? Jean-Paul Sartre nous dit : « J’avais 20 ans je ne laisserai plus personne dire que c’était le bel âge ». L’adolescence moment des tourments, des désespoirs amoureux, des boutons d’acné, des scrutations interminables dans le miroir de la salle de bain et caractérisée par un regard surle corps fortement influencé par le travail dupubertaire selon l’expression de Philippe Gutton (1991) ressentie comme une violenceexercée sur le corps et auquel l’adolescent ne peut se soustraire. Cette force est ressentie comme intérieure. Du fait de l’impossibilité del’éviter, la puberté présente les caractèresd’une pulsion par opposition à une excitationvenue du monde extérieur. Comme une pulsion elle est ressentie comme une charge énergétique qui fait tendre l’organisme vers un but, supprimer l’état de tension qui règne à la source pulsionnelle, c’est dans l’objet ou grâce à lui que la pulsion peut atteindre son but qui est de se décharger. L’adolescent a besoin d’un objet et en même temps il s’en méfie. Actuellement, les termes du très bel article d’Evelyne Kestemberg « L’identité et l’identification chez les adolescents » publié en 1962,deux ans avant la sortie du film, garde toute son actualité en particulier dans les trois idées suivantes qu’elle propose au lecteur :
Le remaniement biologique implique leremaniement des relations de l’adolescent avec son corps or c’est au sein de la relation mère-enfant que se construisent la connaissance et l’assomption du corps et de la personne. Le sentiment d’identité et l’identification sont donc inscrits dans un même mouvement.
L’adolescence se caractérise par une maturité des organes sexuels mais cette maturité confronte l’enfant avec ses imagos parentales. Dans ce domaine le vrai cogito émancipateur du cogito ergo sum de Descartes est l’orgasme coïtal. Sur le plan génital, comme sur le plan archaïque on retrouve la corrélation profonde entre identité et identification.
Sur le plan social les adolescents sont et se considèrent en fonction de ce que sont les adultes et de la façon dont ils les considèrent. Ils savent percevoir avec l’acuité d’un épervier les moments contre-transférentiels des adultes à leur égard et identifier dans la personne des adultes ce qu’ils y ont projeté pour s’en débarrasser. Le rejet méprisant des adultes est alors sous-tendu par le désir de l’intense inquiétude qu’ils suscitent chez eux avec un double bénéfice.
Les adolescents ne sont pas ces répugnants parents qu’ils distinguent : ces répugnants parents verront bien et ressentiront profondément combien ils sont mauvais et en plus ils verront ce que l’adolescent fait à leur enfant dans une sorte de prise d’otage du corps. Comme l’espèce fugitive, l’adolescent se veut sans besoin mais il a celui d’aimer ou d’agresser ceux qui ont été ses premiers objets d’amour. En rêvant avec Bion nous pourrions dire que H+, tout comme L+, les liens positifs de haine comme les liens positifs d’amour constituent des liens et donc une manifestation de la pulsion de la vie. Mais alors qu’allons-nous appeler la beauté de l’adolescence ? S’agira-t-il du regard que nous portons nous-mêmes avec tendresse sur notre adolescence et qui constitue notre ultime ressource pour essayer de comprendre ce que nous ressentons des adolescents que nous prenons en charge ? S’agit-il d’une fuite idéalisée vers ces merveilleux oiseaux à la maigreur diaphane et qui se nourrissent du vent ? S’agira-til, au contraire, de jouer avec le refus du génital, de la confrontation et de l’identification à un sur moi paternel cohérent à travers la violence verbale ou physique et la destructivité, l’agression anale et scatologique ? Le refus du lien nous ramène au film de Sydney Lumet ?
« Qu’est-ce que Juquer ? Par n’importe quel temps on roule à toute vitesse et ensuite on boit un petit coup. On roule un petit peu, on s’arrête pour danser au son d’un juke-box et on reboit un petit coup. On roule encore un peu. On s’arrête encore et on redanse, ensuiteon boit sans danser. On repart, puis on ne roule plus et on boit et enfin on ne boit plus.
Et vous faites quoi alors ?
Ça dépend du partenaire. »
L’expérience émotionnelle, selon Bion, constitue l’événement premier du développement qui est à la base de la pensée et de la formation de symboles, à condition que l’enfant puisse trouver un contenant capable de transformer les éléments bêta qu’il projette au dehors de lui et de les lui restituer sous forme de chaînes alpha susceptibles de se combiner et de s’agencer entre elles. Pour Meltzer (2000, 2006), notre vie est en grande partie occupée par des relations qui ne sont pas d’ordre intime et nous nous déplaçons dans le monde en utilisant le lubrifiant des us et coutumes de la conformité et de l’invisibilité sociale pour minimiser les frictions et éviter ainsi l’usure de notre psyché-soma. Nous nous ménageons un enclos de vie privée et d’intimité mais deux catégories d’individus ne parviennent pas à maintenir entre un monde intérieur suffisamment beau et une relation au monde extérieur, aux autres personnes. Ce sont d’une part les malades mentaux délirants qui vivent en état d’identification projective permanente, pathologiques et ne distinguent pas une réalité intérieure d’une réalité extérieure. Ce sont d’autre part les artistes dont la perception douloureuse des attitudes inhumaines qui règnent quotidiennement autour d’eux, associée à leur vision de la beauté du monde saccagé par ses processus sociaux primitifs, leur interdit de gaspiller les vastes tranches de temps de vie qu’exige l’adaptation. Pour pouvoir tolérer ce conflit, ils ont besoin de ce que Bion, à la suite de John Keats, a appelé capacité négative, c’est-à-dire la possibilité de rester dans l’incertitude sans se précipiter avec irritation sur des faits concrets et sur la raison. Chaque bébé sait par expérience que sa mère a un monde intérieur, monde intérieur qui fut sa demeure, dont il fut un jour expulsé ou, selon le point de vue qu’il adopte, dont il parvint un jour à se libérer. La mère suffisamment belle et dévouée présente à son suffisamment beau bébé un objet dont l’intérêt sensoriel et infra-sensoriel le submerge. Sa beauté extérieure concentrée sur ses seins et sur son visage, chacun d’eux rendus plus complexes encore par les mamelons et par les yeux, le bombardent d’une expérience émotionnelle intense, résultat de sa propre capacité de voir ses objets comme beaux. Le sens du comportement de sa mère lui échappe et représente une énigme. Dans l’expérience d’allaitement elle donne et enlève aussi bien de bonnes choses que de mauvaises choses. Elle fournit un lait qui apaise la faim du bébé mais injecte également en lui une excitation, quelque chose d’explosif qu’il devra lui-même expulser psychiquement sur le modèle somatique du rôt ou du reflux gastro-oesophagien.
Elle enlève également de bonnes choses quel’enfant place en elle et pas seulement de mauvaises choses dont il doit être délivré. Le bébé ne peut pas dire si elle est son inspiratrice nourricière de sa créativité ou la belle dame sans merci qui attire, capte et détruit ce que l’on voudrait mettre en sécurité en elle. Voilà, nous dit Meltzer, le conflit esthétique qui peut être pensé plus précisément en terme de l’impact esthétique de l’extérieur de la mère belle, accessible aux organes des sens face à son intérieur énigmatique qui doit être interprété et élaboré par l’imagination créative du bébé. Ce mouvement de lutte contre le lien d’émerveillement ne s’inscrit pas dans une alternative d’acheter ou d’être acheté, de maîtriser ou d’être maîtrisé, mais dispose à travers le lien K+, lien de connaissance, d’un vecteur qui lui permet d’investiguer, de pénétrer et de chercher à connaître l’objet, établissant avec lui une relation qui n’est pas possessive, pas destructrice et qui respecte son essence. C’est contre ce lien que s’exerce la destructivité de l’identification projective pathologique et des attaques fantasmatiques précoces contre le sein, attaques qui persisteront pendant la petite enfance et seront fortement réactivées à l’adolescence lui donnant toute sa violence et sa déraison.
Conclusion
Revenons à l’étrange film de Sydney Lumet et à son titre français L’Homme à la peau de serpent qui me paraît allégorique de la manière dont l’adolescent se protège contre la destructivité du monde extérieur et protège à l’intérieur de lui le souvenir de l’objet esthétique primordial, énigmatique et intrigant :
« C’est de la peau de serpent ? Oui, exactement.
A quoi ça vous sert un tel blouson ?
D’emblème. J’étais artiste à la Nouvelle-Orléans.
Elle est bien chaude.
Ca vient de mon corps.
Vous avez le sang chaud ? Que cherchez- vous par ici ?
…
… Je fais ce que je veux de mon sommeil. Je peux dormir sur du ciment ou ne pas dormir pendant deux jours sans avoir sommeil. Je peux rester trois minutes sans respirer. »
L’adolescent n’est pas un animal à sang froid, derrière une peau protectrice c’est lui qui possède la chaleur, le désir de connaissance et l’amour.
Références
- Gutton, P. (1991). Le pubertaire. Paris : PUF. [Google Scholar]
- Kestemberg, E. (1962). L’identité et l’identification chez les adolescents. La psychiatrie de l’enfant, 2, 41-52 [Google Scholar]
- Meltzer, D. (2000). L’appréhension de la beauté. Larmor Plage : Éditions du Hublot. [Google Scholar]
- Meltzer, D. (2006). Études pour une métapsychologie élargie. Larmor Plage : Éditions du Hublot. [Google Scholar]
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