Numéro
Perspectives Psy
Volume 47, Numéro 1, janvier-mars 2008
Page(s) 59 - 65
Section Histoire de la psychiatrie
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2008471059
Publié en ligne 15 janvier 2008

© EDK, 2010

Lorsqu’en octobre 1897, Sigmund Freud découvrit le complexe d’Œdipe, il lia cette découverte à la résolution de l’énigme d’Hamlet. Freud était alors préoccupé par les problèmes théoriques posés par l’hystérie. Il venait d’abandonner l’hypothèse de la séduction sexuelle1 [6]. En expliquant les hésitation d’Hamlet comme la résultante d’un conflit intérieur, il ouvrait un nouveau champ d’investigations au confluent de son auto-analyse et de son expérience clinique. Hamlet fut l’image médiatrice qui lui permit de passer du mythe d’Œdipe à la clinique qu’il observait chez les patients névrosés qu’il traitait.

L’importance de la plus célèbre pièce de Shakespeare dans la naissance de la théorie psychanalytique de Freud est bien connue et a été reprise dans de nombreux auteurs [2, 5, 18, 17, 22, 25]. Freud était féru de littérature et admirait pardessus tout Goethe [3, 23] et Shakespeare. L’influence de ces deux poètes ne pouvait manquer d’influencer son œuvre. Dans cet article, nous parcourerons les principaux textes de psychanalyse appliquée à l’art écrits par Freud, en prenant Shakespeare comme fil rouge. Suivant cette ligne nous analyserons la démarche de Freud qui se situa, durant la première partie de son œuvre, entre psychanalyse appliquée et critique littéraire sychanalytique. Comme tous les amateurs de littérature, Freud rechercha souvent à comprendre l’origine du génie créateur et des sources d’inspiration des poètes. Nous autres profanes, disait-il : « avons toujours vivement désiré savoir d’où cette personnalité à part, le créateur littéraire (Dichter), tire ses thèmes - ceci à peu près dans le sens de la question qu’un certain cardinal 2 adressait à l’Arioste - et comment il réussit, grâce à eux, à nous émouvoir si fortement, à provoquer en nous des émotions dont quelques fois même nous ne nous serions pas crus capables » [10]. La psychanalyse lui permit d’ébaucher des hypothèses sur ce vaste problème qui l’intéressait à plus d’un titre car il avait lui-même songé à épouser la carrière d’écrivain dans sa jeunesse ; selon ses propres termes : il sentait en lui une “agitation littéraire”. Ses talents littéraires lui valurent le prix Goethe en 1930, mais au-delà des honneurs ce don d’écrivain qu’il possédait n’est pas sans liens avec la découverte psychanalytique : rappelons qu’il sut écrire ses cas cliniques comme des histoires.

Personnages psychopathiques sur la scène

Rapidement, Freud inversa son questionnement : ce n’était plus le génie du poète qui l’intriguait mais son effet ; c’est-à-dire le plaisir du spectateur au théâtre. Et surtout il cherchait à élucider les sources profondes de ce plaisir quand les personnages représentés sont des psychopathes. Il écrit un court article sur ce sujet en 1905, « Personnages psychopathiques sur la scène » [9], mais ne le fit pas publier. La première édition de ce texte en fut sa traduction anglaise en 1942 ; il ne parut en allemand que vingt ans plus tard. La première traduction française est récente : 1980. Comment peut-on éprouver du plaisir à voir représenter sur scène des personnages psychopathiques ? L’hypothèse principale de Freud est économique : le plaisir provient d’une économie d’effort pour le spectateur qui, en prenant conscience de certaines de ses pulsions, n’a plus à les refouler. Il précise que, dans ce cas, le dramaturge doit non seulement favoriser la libération de ces pulsions, mais encore renforcer la résistance. Mais avant de donner cette réponse purement économique Freud avait éclairé la question sous un autre jour. Le théâtre, pensait-il, prend la suite du jeu et a la même fonction 3 . Le théâtre permet de s’identifier au héros avec de nombreux avantages : économie du côté des pleurs et du danger, satisfaction de savoir que ce n’est qu’un jeu, et satisfaction de savoir que c’est un autre qui souffrira. Hamlet, comme première tragédie moderne peut être distingué des autres drames présentant des personnages psychopathiques car, dit-il, avec Hamlet nous passons du drame psychologique au drame psychopathologique. C’est-à-dire que la souffrance à laquelle nous prenons part et dont nous faisons dériver le plaisir, dans la tragédie de Shakespeare, n’est plus le conflit entre deux motions conscientes, mais entre une consciente et une autre refoulée. Hamlet, jusque là normal, devient névrosé par la nature particulière de la tâche qu’il rencontre et qui éveille en lui une motion jusque là refoulée avec bonheur. Freud distingue Hamlet par trois caractères importants : – Le héros n’est pas psychopathe, mais le devient au cours de l’action, – La motion refoulée est universelle (amour œdipien), refoulée chez chacun de la même manière, – Le refoulement de la motion est ébranlé par la situation de la pièce. Les deux dernières propositions facilitent notre rapprochement d’avec le héros. Nous pourrions nous aussi être sujet aux mêmes conflits que lui, constate Freud, car : « Qui ne perds pas la raison dans certaines circonstances n’a pas de raison à perdre ». Mais le génie artistique consiste justement à camoufler partiellement la motion inconsciente tout en la rendant reconnaissable. Par ce moyen, une partie de la résistance est épargnée, le refoulement de la pulsion est moindre et nous trouvons là l’économie, source du plaisir. Hamlet remplit les trois conditions énoncées et le personnage est crédible. La troisième condition retient plus longtemps Freud et il compare Hamlet à deux autres pièce où le spectateur n’assiste pas à la “naissance de la névrose”, le héros apparaissant d’emblée psychopathe. La première est Ajax et Philoctète de Sophocle. Mais dans la tragédie grecque l’histoire antérieure à l’action est présumée connue du spectateur. La dernière pièce citée est Die Andere , d’Herman Bahr, jouée pour la première fois en 1905. L’intrigue se noue autour de la double personnalité de l’héroïne, qui est incapable, en dépit de ses efforts d’échapper à un attachement qu’elle éprouve pour un homme qui la tient en son pouvoir. Freud critiqua vivement cet oeuvre car, ne répondant pas aux conditions précitées, le personnage névrosé de l’héroïne n’est pas crédible et ne parvient pas à captiver le spectateur. Freud souhaitait que les auteurs franchissent un pas de plus ; qu’ils nous « entraînent dans la maladie en nous faisant prendre part à son développement. Ce procédé s’avère nécessaire là où le refoulement n’existe pas en nous, qu’il faut le créer, ce qui représente par rapport à Hamlet un pas de plus dans l’utilisation de la névrose à la scène. Quand nous sommes confrontés à une névrose toute finie nous appellerions plutôt le médecin dans la vie et considérerions ce personnage comme inapte à la scène ».

Gradiva

En 1907 paraît « Gradiva, fantaisie pompéienne » [8]. C’est l’analyse très fine d’un roman écrit par Jensen quatre ans plus tôt et qui avait été recommandé par Jung. Cet essai de Freud est écrit dans un style si élégant, si beau, qu’il mériterait d’être prisé pour ses qualités littéraires. Dans une lettre à Jung4 , Freud reconnaît que son analyse n’amène rien de nouveau, mais qu’elle « nous permet de jouir de la contemplation de nos connaissances » [16]. Se laissant aller à un style très littéraire il plagie une phrase d’Hamlet dès l’introduction : « Les poètes sont de précieux alliés, et leur témoignage doit être estimé très haut, car ils connaissent, entre ciel et terre, bien des choses que notre sagesse scolaire ne saurait rêver » ; ce qui lui permet de donner une valeur psychologique à son analyse de Gradiva. Shakespeare revient sous sa plume lorsqu’il commente le passage où le héros se demande si l’apparition de Gradiva est un fantôme ou une hallucination : « Est-ce un “vrai fantôme” ou une personne réellement en vie ? Point n’est besoin de croire aux revenants pour édifier une série d’hypothèses 5 . Le romancier qui a intitulé son œuvre fantaisie, n’a pas encore trouvé l’occasion de nous dire s’il veut nous laisser dans notre monde décrié pour son prosaïsme, ou bien s’il veut nous mener dans un autre monde fantastique où les esprits et les revenants prennent la valeur de la réalité. Comme les exemples d’Hamlet et de Macbeth 6 le font voir, nous sommes prêts à le suivre sans hésitation sur un pareil terrain » Dans Gradiva, l’action comporte un certain nombre de coïncidences troublantes. Freud pense qu’on pourrait trouver à leur origine une “source” où le romancier a puisé son inspiration. Mais comme il convient que les sources de la vie psychique ne sont pas accessibles, il concède au poète le droit d’édifier un raisonnement réaliste sur une supposition invraisemblable. À l’appui il évoque l’invraisemblable décision du Roi Lear.

Le thème des trois coffrets

Dans cet article paru en 1913 Freud aborde le thème de la mort [12]. Max Schur le rapprochait de deux autres textes où s’élabore ce motif : Totem et tabou et Grande est la Diane des Ephésiens [21]. L’article fut écrit en 1912 ; il prit sa forme définitive au mois de juin peu après une visite de Freud à Biswanger, qui, après une grave opération, devait faire face à un sombre pronostic malgré sa jeunesse. La crise traversée par Biswanger avait elle-même été précédée par la maladie de la mère de Freud. De plus Freud était en plein conflit avec Jung et se trouvait de nouveau très engagé dans son auto-analyse. Freud établit un parallèle entre deux scènes du théâtre de Shakespeare : le choix des trois coffrets dans le Marchand de Venise et le choix des héritières dans le Roi Lear.

Le Marchand de Venise

Freud commence par évoquer la scène où Portia est obligée par son père de ne prendre pour époux, parmi ses prétendants, que celui qui saura choisir entre trois coffres d’or, d’argent et de plomb, celui qui contient son portrait. Freud utilisa, comme exemple de lapsus un dialogue tiré de la scène où elle veut expliquer à Bassanio comment choisir le coffret qui lui permettra de l’épouser. Ce dernier ne se fiant pas aux apparences choisit heureusement le coffret de plomb qui contient le portrait de son élue. Freud considère les arguments qui sous-tendent le choix de Bassanio comme un peu forcés et, il en cherche les motifs secrètement dissimulés. Après une digression sur les mythes astraux identifiant l’or au soleil, l’argent à la lune et le plomb aux étoiles, il utilise la symbolique des rêves et, dévoilant le thème de son revêtement astral, il révèle le thème humain sous-jacent : le choix entre trois femmes. Il rapproche immédiatement ce thème de la scène où le Roi Lear décide de partager son royaume entre ses trois filles, et ceci en proportion de l’amour qu’elles lui portent. Le Roi ne sait pas reconnaître sous son attitude effacée et modeste la véritable affection que lui porte Cordélia ; il la repousse et partage son royaume entre les deux autres créant ainsi son propre malheur. Freud énumère une série de Mythes et de contes mettant en scène le choix d’un homme entre trois femmes : Aphrodite choisie par Paris, Cendrillon, et Psyché dans la fable d’Apulée. Il remarque que ces trois femmes, dont la plus jeune est la plus parfaite, sont de la même “essence” puisqu’elles sont soeurs. Freud se demande qui sont ces trois soeurs, et pourquoi est-ce sur la troisième que le choix doit tomber ? Il poursuit son raisonnement et remarque que le point commun entre ces femmes est leur silence. « Cordélia se fait indistincte, peu apparente, comme le plomb ; elle reste muette, elle aime et se tait ». En comparant le silence de Codélia au plomb du coffret contenant le portrait de Portia Freud reprend la réplique de Bassanio : « Ta pâleur me touche plus que l’éloquence »7 , mais il fait un pas de plus en assimilant le mutisme à la représentation usuelle de la mort qu’on rencontre dans les rêves. Freud prend alors comme exemple deux contes de Grimm, les douze frères et les six cygnes dans lesquels le mutisme est associé à l’idée de la mort. Il conclut que la troisième des soeurs représente la déesse de la mort et que les soeurs symbolisent la destinée. Elles ont été appelées dans la mythologie les Moires, les Parques, ou les Normes dont la troisième s’appelleAtropos l’inexorable. Mais cette femme qui personnifie la Mort est également, dans les contes et les mythes, le symbole de l’amour et de la beauté. Freud interprète facilement ce remplacement d’un élément par son contraire grâce au concept de formation réactionnelle. Il retrace les diverses formes qu’a pris le mythe des Moires, lui-même issu d’une constatation avertissant l’homme qu’il fait lui aussi partie de la nature et qu’il est par cela soumis à l’inexorable loi de la mort8 . Le dernier élément du mythe interprété est la fonction du choix entre les trois soeurs. Là encore, dit-il, s’est produit le renversement sous l’influence du désir : « Le choix est mis à la place de la nécessité, de la fatalité. On ne saurait imaginer un plus grand triomphe de la réalisation du désir. On choisit là où, en réalité, on obéit à la contrainte et celle qu’on choisit ce n’est pas la plus terrible mais la plus belle et la plus désirable ».

Le Roi Lear

L’interprétation du thème des trois coffrets est ensuite transposée au Roi Lear. Voyant audelà de la morale au premier degré que contient la pièce : on ne doit pas renoncer de son vivant à ses biens et à ses droits et il ne faut pas prendre les flatteries pour argent comptant, Freud s’appuie sur « l’effet écrasant du drame » pour y chercher un sens caché. Ses propres résistances ne lui permettent pas d’y déceler le drame de l’inceste et il met sur le compte de l’âge de Lear le fait que les trois sœurs soient ses filles. Il représente le Roi Lear comme un vieillard et aussi un mourant qui ne veut pas renoncer à l’amour de la femme et qui veut se faire dire à quel point il est aimé. Freud à l’appui de sa thèse reprend la scène où Lear porte le cadavre de Cordélia sur la scène. Il retourne alors la situation en disant que Cordélia, c’est la mort. Puis Freud conclut en élargissant son interprétation : « ce sont les trois inévitables relations de l’homme à la femme qui sont ici représentées : voici la génératrice, la compagne et la destructrice… Mais le vieil homme cherche vainement à ressaisir l’amour de la femme tel qu’il le reçut d’abord de sa mère : seule la troisième des filles du Destin, la silencieuse déesse de la Mort, le recueillera dans ses bras ». Les qualités littéraires du texte sont remarquables ; le style en est souverain et sobre. Max Schur admire la faculté qu’a Freud de saisir en quelques phrases l’ampleur d’une œuvre magnifique. Jones [17] ne tarit pas d’éloges sur les qualités du texte : il vante son élégance, et l’agréable façon dont l’auteur conduit son lecteur d’un niveau de l’esprit à un autre plus profond. Puis Jones s’interroge sur les motivations de Freud. Il cite une lettre à Ferenczi 9, dans laquelle Freud écrit que son intérêt pour le sujet du roi Lear était sans doute lié à la représentation de ses trois filles. Ce que Max Schur formule en remarquant que l’interprétation que Freud applique au roi Lear pourrait fort bien s’appliquer à lui-même. Sans tirer de conclusions hâtives on peut simplement remarquer que Freud, après s’être identifié à Hamlet après la mort de son père [25, 26] s’identifie dans la force de l’âge, à un autre personnage du monde de Shakespeare.

Quelques types de caractère dégagés par la psychanalyse [14]

En 1916, Freud tente, dans cet article écrit pour la revue Imago, de déchiffrer l’énigme de deux autres pièces de Shakespeare, Richard III, et Macbeth. Richard III vient illustrer un chapitre intitulé : Les exceptions , où Freud commence par rappeler les renoncements à une jouissance immédiate que doit faire le patient en analyse, condition indispensable à l’obtention d’un plaisir mieux assuré, bien que différé. Ce qu’il présente comme étant “un progrès allant du principe de plaisir au principe de réalité”. Certains patients se considèrent comme des « exceptions » et refusent de se soumettre à une quelconque réalité déplaisante. Freud constate que tous les patients présentant ce trait commun possèdent une autre particularité dans le sens où leur névrose se rattache à un évènement pénible ou à une souffrance qui les avait atteint dans leur première enfance, desquels ils se savaient innocents et qu’ils pouvaient considérer comme un préjudice porté à leur personne. Ne pouvant donner d’exemple clinique Freud utilise alors la pièce en guise de démonstration. Freud commence par citer le monologue de Gloucester qui ouvre la pièce où le futur roi Richard III annonce en quelque sorte son programme : la paix règne et les gentilshommes se livrent aux jeux de l’amour, lui est difforme, et n’a que peu de succès auprès des femmes, il est un homme taillé pour la guerre. Aussi décide-t-il d’être “un scélérat et le trouble-fête de ces jours frivoles”. Freud remarque la sympathie secrète qu’éveille chez le spectateur un personnage aussi déplaisant ; il attribue à l’habileté du poète la possibilité d’éveiller un sentiment qui semble paradoxal et qui, dit-il, ne peut se fonder que sur “la compréhension du héros, sur le sentiment, au fond, d’avoir quelque chose de commun avec lui”. Le personnage de Richard III permettrait à tout à chacun de s’identifier en ce que toute blessure narcissique peut donner naissance au désir de prendre une compensation. Puis Freud explique comment le poète maintient l’identification du spectateur au héros : il empêche le héros d’exprimer tout haut les secrets sur lesquels sont fondés les mobiles de son action, et forçant le spectateur à les compléter, il occupe son activité mentale ce qui l’empêche d’exercer son esprit critique. Un second type de caractère est celui des gens qui échouent devant le succès, illustré par les personnages de Lady Macbeth, et de Rebecca West du Rosmersholm d’Ibsen.

Macbeth

Le problème posé par Macbeth a longtemps tourmenté Freud 10 . Dans L’interprétation des rêves [7], juste après avoir exposé son interprétation d’Hamlet, Freud s’interroge sur Macbeth: tandis qu’Hamlet traite des relations du fils avec ses parents, Macbeth, a pour sujet le fait de ne pas avoir d’enfant. Il établit un parallèle entre le travail psychanalytique et la création littéraire en soutenant que les symptômes névrotiques et le rêve lui-même doivent être surinterprétés si on veut les comprendre, de même, dit-il, “toute vraie création poétique correspond à plus d’un motif et plus d’une émotion dans l’âme du poète et pourra avoir plus d’une interprétation”. Freud développera cette idée dans « L’introduction à la psychanalyse » en faisant l’analogie entre les excitations internes ou externes qui peuvent être à l’origine d’un rêve mais qui ne suffisent pas seules à en expliquer le contenu et le fait que Macbeth soit une pièce de circonstance n’en explique pas les énigmes [15]. Freud prend l’exemple de Lady Macbeth comme une personnalité ayant échoué devant le succès. Freud commence par exposer, en s’appuyant sur des citations tirées du texte, le revirement dans la personnalité de Lady Macbeth qui « s’effondre après avoir atteint le but qu’elle avait poursuivi sans relâche ». Il s’interroge sur les raisons qui ont brisé ce caractère : la désillusion, l’autre visage qu’a l’action une fois accomplie, l’élévation à une tension qui ne pouvait se maintenir. Mais il recherche encore une motivation plus profonde et s’engage sur une autre piste. Il rappelle queMacbeth est une pièce de circonstance composée à l’occasion de l’avènement de Jacques 1 er . En effet, la première représentation de Macbeth eut lieu en 1605, deux ans après l’accession des Stuarts au trône d’Angleterre [20]. Freud souligne que la pièce permet des allusions à la situation politique de cette époque. Elisabeth Tudor, appelée “la reine vierge” en raison de sa stérilité ordonna le supplice deMarie Stuart, mère de Jacques 1er. A sa mort, le trône revint aux Stuarts. La pièce de Shakespeare semble être construite sur le même contraste et Freud, s’écartant du point de vue qui fait de Macbeth une tragédie de l’ambition, révèle alors que le drame de Macbeth pourrait être le drame de la stérilité car il assimile le meurtre du roi Duncan à un parricide [24]. La stérilité de lady Macbeth serait alors la punition du parricide selon la loi du talion : “Macbeth ne pourrait devenir père parce qu’il aurait pris aux enfants leur père et au père ses enfants, et Lady Macbeth se verrait privée de son sexe ainsi qu’elle en avait adjuré les esprits du meurtre”. Cependant, Freud soulève immédiatement une objection à cette séduisante théorie: dans la pièce de Shakespeare le règne de Macbeth est réduit à environ une semaine. La précipitation des événements fait que le temps manque pour qu’une déception continue des espoirs de fécondité puisse se produire, brisant ainsi la résolution de Lady Macbeth. La répartition du temps, dans la tragédie, dit-il s’oppose expressément à ce que l’évolution des caractères y soit amenée par des mobiles autres que des mobiles intérieurs. Mobiles intérieurs qu’il renonce provisoirement à découvrir tout en encourageant la poursuite de recherches en ce sens. Les raisons qui rendent impossibles l’explication de la pièce, sont : le sens caché de la légende, les intentions inconnues de l’auteur, la mauvaise conservation du texte. En effet, nous ne possédons qu’un texte de Macbeth. C’est l’in-folio de 1623 qui, dit-on est très corrompu et a été corrigé plusieurs fois à tort [4]. Avant de conclure, Freud cite l’hypothèse de Ludwig Jekels selon laquelle Shakespeare partage souvent un seul caractère entre deux personnages. Macbeth et Lady Macbeth seraient alors deux parties détachées d’un unique individu psychique. Freud amène quelques preuves à l’appui de cette hypothèse : « les germes d’angoisse qui éclosent en Macbeth dans la nuit du crime n’arrivent pas à se développer en lui, mais en Lady Macbeth. C’est lui qui, avant l’action, a eu l’hallucination du poignard, mais c’est elle qui, plus tard, devient la proie de la maladie mentale ; après le meurtre il a entendu crier dans la maison : “Ne dors plus ! Macbeth a tué le sommeil !” mais c’est la reine qui erre insomniaque dans le palais faisant le geste de se laver les mains tachées de sang, exprimant ainsi sa culpabilité ». Mais Freud conclut sur l’échec de sa tentative pour comprendre pourquoi Lady Macbeth s’effondre. C’est probablement ce qui fera dire à Jones qu’il analyse ce texte avec un succès moins certain que dans Le thème des trois coffrets. Mais, même s’il n’a pu aboutir à des conclusions formelles, Freud a clairement exposé les énigmes que pose la tragédie de Macbeth, son honnêteté intellectuelle lui a fait repousser quelques hypothèses séduisantes, il a ouvert une voie de recherche originale. Pour clore ce chapitre, nous évoquerons une énigme de la pièce que Freud a un peu laissée de côté dans ce texte mais sur laquelle il est revenu par ailleurs. Il s’agit de la dernière prophétie des sorcières à Macbeth : il ne pourra être tué par un homme “né d’une femme”. La scène dans laquelle le poète fait mourir Macbeth tué par Macduff qui justement n’est pas “né d’une femme” parce qu’il a été “arraché des entrailles de sa mère”, pourrait passer pour une pirouette. Dans son texte, Freud associe Macduff à la problématique de la stérilité : “le vengeur Macduff est lui-même une exception aux lois de la génération, puisqu’il n’est pas né de sa mère mais a été arraché de son sein”. Dans deux autres textes, Freud met en relation le traumatisme de la naissance et la première expérience de l’angoisse. Il prend l’étrange naissance de Macduff comme illustration ces deux fois : dans « Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », il associe le désir de sauver une femme au complexe parental dont, dit-il, il est un rejeton ; “l’enfant doit la vie à ses parents [...] La naissance qui a laissé en nous cette manifestation d’affect que nous appelons angoisse. Le Macduff de la légende écossaise, que sa mère n’avait pas mis au monde, qui avait été extirpé de son propre corps, n’a pas de ce fait connu l’angoisse” [11]. Dans l’« Introduction à la psychanalyse », si Freud fait bien remonter la première expérience d’angoisse au traumatisme de la naissance et à la première séparation d’avec la mère, il précise que : « Nul ne peut échapper à cet état affectif, fut-il comme le légendaire Macduff “arraché des entrailles de sa mère” » [15].

Conclusion

Les citations de Shakespeare qui reviennent régulièrement sous la plume de Freud montrent à quel point il est imprégné de l’oeuvre du grand poète. Mais Shakespeare n’a pas uniquement été utilisé pour ses seules qualités littéraires. La période qui va de 1906 à 1920 constitue la grande époque des travaux mythologiques dans l’histoire de la psychanalyse. Au sein de ces travaux l’analyse des textes littéraires prends une place de choix et Freud, utilise fréquemment les personnages du théâtre de Shakespeare à l’appui de ses hypothèses théoriques. Les créations artistiques sont aussi utilisées comme du matériel soumis à l’analyse afin d’éclairer les motivations inconscientes de l’auteur. Il utilise alors le pouvoir de résonance des pièces comme l’indice d’une vérité psychologique universelle. En 1911, il décide la création de la revue Imago , animée par Rank et Sach, dont le premier numéro paraît en 1912. Les articles mythologiques et littéraires y abondent. C’est là que seront publiés pour la première fois “Le thème des trois coffrets” et “Quelques types de caractères”. Mais on peut relever assez vite une prise de distance de Freud par rapport aux travaux de psychanalyse appliquée. L’article “Pour introduire le narcissisme” [13], qui marque une étape importante vers la révision de la théorie des pulsions, ne contient aucune allusion au mythe de Narcisse. Sans les abandonner complètement, Freud prend ses distances par rapport aux parallèles mythologiques [1]. À partir de 1919, soit au moment de l’élaboration d’ « Au delà du principe de plaisir », qui allait marquer un nouveau virage de la théorie psychanalytique, Freud abandonne pratiquement toute référence à Shakespeare et à la littérature en général dans ses écrits scientifiques. Plusieurs hypothèses peuvent être échafaudées : l’expérience psychanalytique accumulée en 20 ans de pratique offre à Freud un riche matériel clinique et il n’a plus besoin de tirer des exemples de la littérature. Il élabore notamment la seconde topique en s’appuyant essentiellement sur des données cliniques alors que les mythes illustraient les rapports de l’inconscient, du préconscient et du conscient de la première topique. Des facteurs extérieurs sont également intervenus : – Les interprétations psychanalytiques de la mythologie Grecque se sont heurtées à la constante opposition des savants spécialisés dans l’étude des mythes. – Ce sont surtout les non-médecins qui se distinguent dans ce genre de publication : Rank, Sachs, Reik, ce qui contribuera au discrédit ultérieur de tels travaux aux yeux des psychanalystes médecins. – L’aspect trop littéraire de certains travaux au détriment de la clinique ne permettait pas de recueillir l’adhésion des scientifiques. Néanmoins, si les références à Shakespeare se font plus rares dans ses articles, Freud continua à porter une admiration au poète auquel il s’identifiait et jusqu’à ses dernières années ; on peut ainsi retrouver nombre de références qui lui est faite dans sa correspondance privée.


1

Lettre à Fliess du 20 septembre 1897.

2

Hippolyte II d'Este, aussi dit le cardinal de Ferrare (1509-1572).

3

Cette idée sera développée en 1908 dans « Le créateur littéraire et la fantaisie » où il fit un parallèle entre la création fantaisiste et le jeu des enfants. Cette idée sera également reprise dans « Au-delà du principe de plaisir » en 1920.

4

26 mai 1907.

5

Cette phrase nous rappelle la formule d’Hamlet : There need no Gohst come from the grave to tell us this.

6

Dans L’Inquiétante étrangeté , Freud évoque de nouveau “l'abandon” au plaisir de se laisser porter par un texte poétique qui implique de tenir pour réel un monde imaginaire et donne de nouveau ces deux pièces de Shakespeare comme exemple.

7

Thy paleness moves me more than eloquence.

8

Voir à ce sujet le rêve des Knödels dans l’interprétation des rêves.

9

Lettre à Ferenczi du 9 juillet 1913 [17].

10

Lettre à Ferenczi du 17 juillet 1914

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