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Perspectives Psy
Volume 46, Numéro 3, juillet-septembre 2007
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Page(s) | 274 - 282 | |
Section | Pluralité de lieux et de pratiques | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2007463274 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2007 |
À partir de l'expérience d'un CAMSP - Quelques réalités cliniques de l'autisme avant 30 mois
From the experiment of a CAMPS - Some clinical facts in autism before 30 months
Psychiatre, 46, rue Véronèse, 59000 Lille, France.
À partir de l'expérience d'un CAMSP, nous avons été conduits à la difficulté de définir le spectre de l'autisme ou de l'existence d'un syndrome préautistique avant 30 mois avec un risque de surévaluation diagnostique par excès ou défaut. Nous proposons dans ce travail de recourir à une clinique précoce de l'autisme qui se fonde sur une approche des processus intégratifs/désintégratifs du développement (sensoriel, sensori-moteur, regard) indispensable à la construction d'un moi corps comme lieu des premières expériences intersubjectives et du développement de la relation soi-autrui. Nous exposerons les résultats de nos réflexions théorico-cliniques à partir des études rétrospectives de 4 cas cliniques.
Abstract
From the experiment of a CAMSP we were led to the difficulty in defining the spectrum of the autism or the existence of a syndrome preautistic before 30 months with a diagnostic risk of overvaluation per excess or defect. We propose in this work to resort to an early private clinic of the autism which is based on an approach of the processes integration of the development (sensory, sensorimotor, glance) essential to the construction of one me body like place of the first intersubjective experiments and the development of the relation oneself-others. We will expose the results of our reflexions theorico-private clinics starting from the retrospective studies of 4 clinical cases.
Mots clés : trouble autistique / psychanalyse / nourrisson / diagnostic
Key words: autistic disorder / psychoanalysis / infant / diagnosis
© EDK, 2010
Comment traiter la question de l'autisme précoce ? C'est-à-dire entre 0 et 30 mois et encore mieux avant 24 mois.
Il s'agit bien d'une question car les faits cliniques que nous avons pu rencontrer dans l'expérience d'un CAMSP exigent cette forme interrogative du travail et de la réflexion afin que nous puissions explorer l'autisme dans son hétérogénéité et selon les différentes approches épistémologiques qui sont désormais constitutives de cet objet d'étude.
Remarques préliminaires
Nous héritons du mot autisme, et il serait peut-être temps de lui faire rendre l'âme pour qu'il nous dise enfin ce qu'il recèle, et ce qu'il a à nous donner comme réelles perspectives à mettre en œuvre dans nos pratiques. Tout particulièrement en termes de dépistage précoce avant 30 mois, ce qui est loin d'être une réalité clinique. Or de la précocité de ce dépistage dépendra la qualité de la prise en charge thérapeutique.
D'autre part le mot autisme ne peut pas à lui tout seul contenir et définir toutes les variétés de situations cliniques que nous rencontrons avec le très jeune enfant dans leurs expressions développementales, psychopathologiques et selon leurs étiologies. Mais surtout leurs potentialités évolutives peuvent nous surprendre très favorablement car elles comportent toujours une part d'imprévisible.
Nous devons aussi tenir compte du fait qu'avant de rencontrer un autisme avéré c'est à dire sévère dans l'arrêt du développement, nous voyons des dizaines voire des centaines de bébés présentant ce que nous désignons, faute de mieux, comme une tendance autistique ou des traits autistiques. Par ailleurs ces mêmes bébés auraient pu sans une intervention thérapeutique très bien évoluer vers un autisme sévère.
Mais n'est-ce pas aggraver la confusion des langues que de parler de traits autistiques ou de tendances autistiques chez le bébé que de toute façon les parents entendront comme un ersatz du mot autisme ?
Cette question de notre langage scientifique ou de notre discours toujours emprunt d'une idéologie est centrale car l'annonce diagnostique doit être considérée d'emblée comme un élément déterminant et traumatique dans la rencontre de la triade parents-bébé et de son devenir. Nous aurons à y revenir dans notre réflexion sur la souffrance psychique de la triade parents-bébé et de son actualisation transférentielle.
Variété et complexité de la clinique précoce : pouvons-nous parler d'un syndrome pré-autistique ?
Si la réalité d'une clinique précoce inhérente à l'observation des manifestations d'une souffrance du bébé est partagée par l'ensemble des professionnels de la petite enfance, la question de leur lecture comme signes n'est pas sans poser des problèmes pour la mise en œuvre de nos conduites diagnostiques et thérapeutiques.
Ces difficultés peuvent se comprendre: elles traduisent notre désarroi face à la rencontre d'un bébé en souffrance. Tout se passe comme si celle-ci nous faisait osciller entre deux attitudes psychoaffectives : soit la banalisation « cela passera », soit une mise en alerte trop excessive et trop inquiétante pour les parents, ce qui peut nous conduire à une annonce diagnostique intempestive avant 2 ans : « il y a quelque chose de grave : votre enfant est autiste ! » donc d'irréversible dans le pronostic.
Entre ces deux positions extrêmes avons-nous une solution intermédiaire qui nous ferait parler d'enfant à risque autistique ? Mais alors nous devrions pouvoir définir ce syndrome préautistique. Or, cette réalité clinique autour de la configuration d'un syndrome préautistique est très difficile à mettre en oeuvre sur le terrain. C'est ce que nous souhaiterions souligner.
Toutefois, nous devons essayer de dégager un certain nombre de repères théoriques et cliniques afin d'éviter les deux risques que nous avons évoqués concernant le spectre de l'autisme et celui d'un syndrome pré autistique : une évaluation soit par excès, soit par défaut.
Pour illustrer cette situation clinique nous pourrions prendre comme exemple le repérage de l'évitement relationnel décrit par A. Carel [6], comme une des configurations possible d'un syndrome préautistique. Il pourrait tendre à désigner chaque bébé qui se détourne du visage de la mère. Nous sommes alors loin d'une pensée conceptuelle qui est précise au niveau du processus psychodynamique de l'interaction parents-bébé. Nous devons donc faire attention à l'écart entre théorie et clinique sur lequel risque de s'opérer une généralisation hasardeuse de la sémiologie.
Néanmoins la prise en considération de l'intégration du regard dans l'approche clinique précoce du développement est devenu un outil précieux qui nous permet de nous faire une idée sur les premiers chemins mentaux empruntés par l'enfant, le conduisant aussi bien vers le traitement spatial de sa relation au monde que vers l'empathie et l'intersubjectivité. Le développement de ses capacités de pensée est corrélatif à celui du regard.
Dans bon nombre de situations cliniques la notion de syndrome préautistique est en fait le révélateur d'un trouble des processus intégratifs du développement de l'enfant [8].
Des observations cliniques récentes complètent ce point de vue à partir de troubles sévères du tonus à type d'hypotonie ou d'hypertonie qui privent le bébé d'une relation à l'espace et aux autres eu égard aux défauts d'ajustement postural qui l'entravent. En contrepoint, la triade parents-bébé connaît des dysfonctionnements relationnels.
Cette complexité et cette variété de la clinique précoce d'un syndrome préautistique de l'enfant nous demandent donc de dégager des repères cliniques et théoriques (l'un ne va pas sans l'autre) à partir de nouveaux champs de la psychopathologie qui concernent:
les troubles des interactions sociales, des comportements,
les anomalies des expressions symboliques et de la sémiotisation des conduites d'échanges,
les troubles des premiers processus d'intégration du développement (par exemple l'intégration des expériences émotionnelles dans les conduites sensori-motrices).
La clinique précoce : des nouveaux paradigmes
En pratique, la question reste entière : pourquoi notre sémiologie classique reste plutôt muette au repérage précoce des premiers troubles à potentialités autistiques ?
Une étude menée en 2001 : « du repérage des premières manifestations des troubles autistiques par les parents à la première prise en charge » nous confirmait que les parents s'inquiétaient beaucoup plus tôt des comportements de leur enfant : entre 13 et 20 mois que les professionnels, autour de 3 ans [17].
Quelle est donc cette difficulté que nous rencontrons au sujet du dépistage précoce ?
Une des raisons mérite d'être rappelée : le modèle médical avec son arbre décisionnel et sa prédictibilité des troubles pathologiques est peu opératoire dans l'évaluation des premiers signes d'appel car ceux-ci sont essentiellement représentés par des retards de développement et des perturbations des interactions sociales. Nous sommes dans le champ des processus intégratifs du développement et de l'intersubjectivité.
D'autre part, et l'étude suscitée nous le montre bien, les parents ont une très grande difficulté à objectiver ce « quelque chose qui n'allait pas avec mon bébé ».
Des nouveaux outils théorico-cliniques nous sont nécessaires.
L'approche développementale et donc une pédopsychiatrie développementale
Elle est indispensable si nous voulons poursuivre la construction d'un modèle structurel qui peut se définir comme l'organisation d'un ensemble somatique et psychique par liaison des parties et relation des parties entre elles.
Dans ce cadre, chez le jeune enfant de 0 à 30 mois, la symptomatologie qui peut être objectivée concerne :
les troubles tonico-posturo-moteurs,
les troubles des sensations et des affects,
les troubles perceptifs et des conduites avec les objets,
les troubles à expression psychosomatique, surtout la désorganisation du cycle du sommeil-éveil et de l'alimentation,
les troubles du langage non verbal et des précurseurs au langage verbal.
L'ensemble de ces éléments compromet l'ajustement du bébé à son milieu. Ils s'évaluent en termes d'intégration/non intégration du développement. Ces modalités de l'adaptabilité du bébé à son environnement demandent à ce que nous ayons le souci à la fois de la qualité de son équipement neurosensoriel et neuromoteur mais aussi de la triade parents-bébé tout particulièrement dans son aspect libidinal et narcissique. L'amour de l'enfant comme objet de relation renvoyant à celui de l'estime de soi-même comme parent.
En ce qui concerne le jeune enfant à risque autistique nous avons particulièrement à nous préoccuper de ses capacités d'intégration sensorielle dont dépend sa vie émotionnelle de relation. Tout dysfonctionnement à ce niveau se traduit par une déliaison émotion-perception-représentation [9].
L'empathie et l'intersubjectivité
Ce cadre conceptuel étudie ce qui fonde psychologiquement toute relation à autrui. Il appartient à de nombreux champs épistémologiques : la psychologie cognitive, la psychanalyse, la philosophie mais aussi l'éthique [4]. Néanmoins l'empathie dans sa définition stricto sensu se définit comme la capacité à se mettre à la place de l'autre sans éprouver obligatoirement ses émotions. Ce n'est pas une théorie des émotions partagées avec laquelle on la confond trop souvent mais bien une faculté cognitive de connaître autrui dont dépend la conscience de nos états mentaux, c'est à dire cette capacité de pouvoir vivre une expérience selon la singularité de notre point de vue. Adams Smith [22] va donner à ces expériences de conscience une origine qui est particulièrement mise en souffrance dans le syndrome autistique. Pour lui la conscience serait l'intériorisation des points de vue d'autrui sur soi. Or, nous pouvons assez facilement partager cette idée que nous vivons en permanence sous le regard d'autrui et son intériorisation, ce qui implique par ailleurs que nous puissions anticiper leurs comportements.
Ainsi le regard serait dans l'échange un des premiers signes de la compréhension d'autrui.
Si, comme nous pouvons le penser, le syndrome autistique implique précocement un trouble développemental de l'empathie il faut comprendre celui-ci comme une incapacité pour l'enfant de s'objectiver lui-même en un « c'est moi qui pense » en regard d'un autre sujet.
Ici l'approche cognitiviste et psychanalytique se rejoignent tout à fait dans le constat que la problématique de l'enfant autiste est bien dans la construction de sa propre subjectivation en regard d'autrui. Cette subjectivation est fonction du développement de sa capacité de faire du lien soi-autrui aussi bien dans les échanges poly sensoriels que dans le domaine de la pensée abstraite. C'est en cela un trouble de la communication primaire.
Ainsi, comme nous le rappelle l'étude sus-citée la triade de Baron Cohen avec l'absence de pointage proto-déclaratif, l'absence de jeu de faire-semblant et l'absence du suivi du regard nous devient très utile comme signes les plus précoces d'un repérage avant 30 mois. En effet le pointage comme possibilité d'orienter le point de vue d'autrui, le faire semblant comme possibilité de simulation et d'imitation, le suivi du regard comme indice de communication par le regard sont assurément des outils nécessaires mais non suffisants pour le développement de l'empathie car Ils n'en sont que les prodromes.
Mais ce travail de la cognition en tant que connaissance et reconnaissance d'autrui est, comme nous l'avons déjà suggéré, indissociable d'un processus réflexif c'est à dire d'un retour sur soi-même. « Le Moi naît dés lors qu'il a le pouvoir de se refléter » avance D. Hofstadter [14] lorsqu'il nous dit être convaincu que les phénomènes émergents de nos cerveaux reposent sur une interaction en forme de Boucle Étrange.
D. Anzieu, en 1993 au colloque de Monaco, avait, dans son travail : « une approche psychanalytique du travail de penser », non seulement déjà souligné qu'effectivement : « en vertu de ses compétences auto-organisatrices et de son caractère réflexif, le penser fonctionne de façon auto référentiel » mais surtout insisté sur le fait qu'il est « généré par analogie et homologie avec la structure du corps » [1].
Cette idée nous amène à ouvrir un chapitre fort important dans la question de la compréhension de l'autisme qui est celui de l'image inconsciente du corps, déjà introduit dans les travaux psychanalytiques français par F. Dolto [10].
Comment l'image globale de « qui je suis » est intégrée dans l'ensemble de la structure mentale à partir des tensions entre les perceptions internes et externes et les pulsions qu'elles engendrent comme poussées du corps vers certaines réalisations motrices ou leurs inhibitions ?
Le sentiment de soi et l'image inconsciente du corps
F. Dolto a commencé son élaboration théorique à partir de cette question clinique de la régression qui reste d'actualité soit à partir de certaines observations d'autismes secondaires apparaissant après l'âge de 2 ans soit lors de certains passages thérapeutiques marqués par ces phénomènes régressifs. Ces tableaux cliniques nous confrontent à de sévères désorganisations somato-psychiques et inadaptations sociales. Ils peuvent être, rappelons-le, réversibles.
Comment l'expérience de ce corps vécu peut-il se dissoudre en clinique si bruyamment ? sinon qu'en lien avec la notion de perte de sa propre image inconsciente perceptive, celle-ci ne pouvant devenir consciente que dans un temps second, celui de la réflexivité et de la représentation de soi-même, et cela en lien avec la relation à autrui.
C'est ce fondement corporel du sentiment de soi que F. Dolto avait désigné comme image inconsciente du corps et qui, dans la métapsychologie freudienne, se pose plus précisément en termes de construction du moi corporel.
Nous réserverons la seconde partie de ce travail à cette approche clinique de la problématique de la construction du moi corporel chez le jeune enfant à risque autistique. Pour cela nous partirons d'observations cliniques faîtes lors des évaluations ou des psychothérapies psychanalytiques.
L'enfant autiste et son corps : la construction de son moi corporel
Observation de A. : la première fonction de contenance
Cette première construction du moi corporel s'organise autour de la perception du corps propre comme une totalité en relation avec un monde spatialement organisé. Il s'agit donc d'un travail d'unification qui s'articule autour des sensations. Nous sommes dans une dialectique entre la partie et le tout qui met en jeu l'intersensorialité, ce que la psychologie cognitive désigne comme unification intermodale.
À ce premier niveau d'intervention clinique nous pouvons repérer l'installation du risque autistique par l'évaluation des intégrations sensorielles.
A. est un garçon de trois ans que nous avons rencontré dans le cadre d'une évaluation. Suite à un déménagement la mère ne pourra poursuivre la prise en charge, mais nous informera de la sévérité de l'évolution du syndrome autistique d'A.
La méthodologie d'évaluation clinique est une observation directe de l'enfant en interaction avec l'adulte avec enregistrement vidéoscopique. Ce type d'évaluation peut maintenant être affinée et faire partie de la boîte à outils des praticiens grâce au bilan sensori-moteur mis au point par A. Bullinger [5] à la suite de ses travaux théorique-cliniques fondamentaux sur la sensorialité et la construction de la représentation corporelle par l'approche instrumentale.
La simple mise à disposition d'objets à type de jouets à encastrer ou de crayons réalisent le même scénario : l'enfant est submergé par l'excitation sensorielle produite par l'objet perçu. Il s'ensuit alors une étrange danse sensori-motrice entre l'enfant et son objet comme si il devait lutter contre le déséquilibre qui le menace à l'approche de l'objet et sa préhension. À l'ébauche de ce mouvement vers l'objet il recule de quelques pas comme si il allait se brûler la main. Son corps se met à gesticuler sous l'effet de l'émotion (mise en alerte, A. Bullinger) et semble lutter contre la désarticulation. L'enfant est au bord de l'explosion : il se dresse sur la pointe des pieds, lutte contre les forces gravitationnelles écrasantes, les bras se raidissent en croix comme dans un réflexe de Moro.
Les troubles de l'intégration sensorielle font que son corps est criblé par les sensations. Nous pouvons parler des chocs des éprouvés sensoriels dans les premières rencontres avec l'environnement dont il faut immédiatement se distancier.
Ces troubles de l'intégration sensorielle sont souvent des premiers marqueurs. Ils se traduisent chez le bébé par les troubles du dialogue tonico- postural et tonico-émotionnel.
Dans les fonctions du moi-corps repérées par Didier Anzieu [2], les activités psychiques primitives en jeu sont celles de la maintenance, de la contenance et de la consistance. Aucune construction de l'image corporelle n'est donc possible. Les schèmes d'interaction émotionnelle ne peuvent pas s'harmoniser et se stabiliser à cause de la désintégration sensorielle. La perception de l'environnement est ainsi indifférenciée et réduite à sa plus simple expression. La main d'A. qui ne peut toucher ne lui permet pas de saisir qu'il existe dans un corps limité différent de l'espace qui l'entoure.
La première fonction de l'image du corps et sa représentation concerne surtout sa structure spatiale en tant qu'expression de ce premier lien dynamique du corps entre les parties et le tout en relation avec le monde [20].
C'est dans une fonction de contenance que nous situons la première activité psychique et son émergence. Elle se définit comme l'ensemble du processus de transformation qui permet que des sensations, des émotions, des stimuli puissent être contenus et transformés dans un travail psychique de représentation de contenant au lieu d'être vécu comme une effraction. Cette activité psychique a donc pour fonction de contenir l'excitation et les stimuli et réguler les passages libres entre ce qui viendrait définir un espace interne et externe. Il s'agit de contrôler une quantité d'excitation connotée à l'idée d'effraction et de débordement. C'est ce qui articule une délimitation entre un monde psychique interne et un monde extérieur ou perceptif. C'est ce qu'on désigne en termes d'enveloppes psychiques [15]. L'enveloppe psychique est donc un champ de force qui s'organise selon une grammaire des formes.
Observation de M. : architectonie et moi-corps
Ce niveau de la construction de l'image corporelle correspond aux premiers représentants architecturaux du corps [13]. Ceux-ci organisent une disposition régulière et symétrique de l'organisation spatiale de l'espace corporel.
Suite à la découverte de ses hanches luxables vers l'âge de six mois, M. eut les membres inférieurs immobilisés en abduction par deux couches culottes très épaisses pendant plusieurs mois. Au cours de cette période M. souffrait de troubles du sommeil, il ne pouvait dormir que dans les bras de sa mère. Puis la symptomatologie s'exprima surtout par une constipation chronique et une peur des espaces, à la fois claustrophobie et agoraphobie. Par ailleurs, M. avait des retraits autistiques et des activités obsessionnelles. Il se présentait tout à fait comme un enfant avec un syndrome d'Asperger.
C'est après une année de traitement à raison de deux séances par semaine que M. montrera des préoccupations architecturales d'un bâtiment en même temps que sa reconstruction corporelle. Il est alors âgé de 5 ans.
Dans la salle de thérapie, M. veut dessiner à la craie au tableau noir un centre commercial (dessin n°1). Ce thème du centre commercial était apparu depuis quelques semaines dans une tonalité fortement obsessionnelle. Il fallait après de nombreux essais infructueux faire « Auchan V2 » ce qui déclenchait de fortes colères.
Dessin nº 1
Cette fois-ci une nouvelle perspective architecturale prit forme : elle est symétrique autour d'un axe vertical (dessin n°2). Le logo « A » est répété comme motif d'inclusion qui avait été une des premières traces écrites par M. Mais la mise en place spatiale est ici nouvelle avec l'apparition de cette disposition symétrique des parties assurant leur unification.
Dessin nº 2
Ce travail de mise en articulation et de jonction des parties en une représentation d'une totalité d'un espace corporel se fit en lien à une période de régression motrice où M. se remit, non sans humour, à vouloir marcher à quatre pattes.
M. nous montre à quel point la structuration spatiale est en relation fondamentale avec la configuration de l'espace du corps propre et de son expérience vécue selon des rapports topologiques. Cette géométrisation de l'espace est en lien, dans le travail thérapeutique de cette période, avec une activité de représentance psychique du corps propre comme une totalité.
Un dessin d'E. : la perception du visage et l'ouverture identitaire à l'autre
Le dessin de cette petite fille (dessin n°3) est réalisé peu avant l'anniversaire de ses 6 ans. "C'est, me dira-t-elle, Blanche Neige". Blanche Neige appartenait depuis longtemps à son univers sensoriel stéréotypé à travers une cassette vidéo qu'elle pouvait regarder en boucle pendant de longs moments. Elle s'enfermait en quelque sorte dans un temps circulaire et immuable qui laissait planer le spectre de l'autisme. Elle était âgée de trois ans.
Dessin nº 3
Comme nous pouvons l'observer, son identité corporelle reste précaire. Son corps est représenté par une espèce de tuyau semi-rigide. C'est une sorte de moi-tuyau. Nourrisson, cette petite patiente avait des conduites anorexiques.
L'ensemble de cette représentation du corps comme un contenant est assez rigide dans l'ensemble. Ce corps est encore menacé de perdre ses contenus. La peur semble plutôt être celle d'une liquéfaction des contenus qui pourrait s'échapper par effraction par le bas du corps solidement obturé et fermé.
Comme Blanche Neige tenait beaucoup de place dans la vie de cette petite fille, l'idée de lui offrir à son anniversaire une sorte de sac à dos qui représentait la maison de Blanche Neige fut retenue par ses proches. Il pouvait s'ouvrir et se fermer à l'aide d'une fermeture Éclair. Elle en sortit 7 petites peluches qui figuraient les 7 petits nains, désignés par un affect dans la version de W. Disney. Ainsi son monde psychique interne joua d'une nouvelle gamme émotionnelle que nous pûmes mettre en scène et mimer par des expressions du visage au cours des séances.
Mais ce dessin nous suggérait déjà que c'était au niveau du visage que nous pouvions surtout mesurer l'importance de l'intégration de ses perceptions sensorielles notamment à travers la construction du regard.
Ce mouvement thérapeutique fut fort important : cette petite patiente commençait à inscrire le sens de nos échanges dans la question de l'élaboration de son regard en lien, nous semble-t-il, avec l'ouverture de la bouche et les incorporations.
Ce qu'elle a pu réaliser, dans la reconnaissance du visage, c'est l'ouverture identitaire à l'autre [7] qui fait naître par ailleurs, par mécanisme de réflexion, le premier sentiment de soi.
Comment comprendre ce premier mouvement d'identification de soi à travers la reconnaissance d'un visage étranger et sa représentation ?
Le point de vue psychanalytique a montré, après les premiers travaux de Winnicott et Lacan sur le visage de la mère et le miroir, que la question du contact œil à œil était certainement plus complexe. En particulier le passage d'un système bidimensionnel [18], c'est-à-dire à partir d'un système de non différenciation soi/non soi, à un système tridimensionnel qui intègre la reconnaissance d'un tiers en regard de sa propre subjectivation.
Ce changement demande à ce que nous interrogions le processus de transformation qui permet d'arriver à cette perception de son propre visage à partir d'un visage étranger.
Ce dessin d'E. trouve ici tout son intérêt théorico-clinique car il est la première représentation d'une figure humaine qui apparaîtra dans le matériel thérapeutique.
Sa valeur heuristique consiste ici à nous montrer que la stabilisation des limites de l'image du corps est une condition nécessaire à la mise en place du visuel comme regard.
Or cette première image stable du corps semble avant tout résulter des expériences de contact à travers les multiples percepts sensoriels externes (tactile, olfactif et sonore) mais aussi internes (l'anorexie précoce serait alors une souffrance de cette enveloppe sensorielle interne). Celles-ci définissant l'expérience d'un corps vécu comme enveloppe protectrice avec sa frontière propre.
La vision avec la perception du visage comme un regard pourrait ainsi trouver sa propre stabilisation selon le même processus en tant qu'expérience vécue d'un contact œil à œil.
Merleau Ponty avait déjà souligné que « la vision est palpation par le regard ».
« Dis-moi, demandait la méchante reine à son miroir, quelle est la plus belle du royaume ? Et le miroir lui répondit : aujourd'hui, la plus belle c'est Blanche Neige » [19].
Un dessin d'A. : un corps pour rêver
Il s'agit, là aussi, de son premier dessin d'une figure humaine réalisé au cours de sa thérapie (dessin n°4). Il confirme que le but premier de la vie psychique est celui de créer des totalités.
Dessin nº 4
Nous retrouvons la question des intégrations corporelles sous une forme représentative un peu différente. L'inquiétude du morcellement corporel est toujours aussi présente notamment dans le souci d'en assurer les jonctions et le rassemblement.
Nous constatons surtout qu'une partie est plus investie : la main droite est ici hypertrophiée.
La main a souvent une place particulière dans les stéréotypies et les techniques d'agrippement de l'enfant autiste. Elle laisse aussi, semble-t-il, des traces dans l'expérience du corps vécu de notre jeune patiente.
Cette petite patiente, âgée de 4 ans et ?, dira que « c'est le dessin de la main pour rêver ». À la question « A quoi? », elle répondra « à être bien entourée ».
La toile de fond des rêves trouverait-t-elle donc, elle-aussi, sa racine dans le tactile et une présence enveloppante ? Quelle est ici la fonction du toucher ?
Notre petite patiente y apporte une réponse d'une grande sincérité : l'espace du rêve.
« La main pour rêver » est une très belle représentation d'un creuset qui confirme une idée déjà ancienne que l'espace du rêve, dans sa constitution, est une subjectivation du corps propre [21] comme espace de contenance et d'entourance des objets mentaux internes.
Ainsi l'espace du rêve devint ce lieu possible d'une théâtralisation de la vie psychique interne pour A. qui prit la forme narrative d'un conte.
Elle l'appela: « la réunion des diamants du palais merveilleux » :
Le jour de la réunion du palais merveilleux, Madame Croissant de Lune réveilla Léa, Émilie et Sidonie. Elle leurs expliqua que les pouvoirs magiques des diamants du palais merveilleux feront qu'elles auront toujours le même âge.
Seules deux choses leurs seront mortelles :
premièrement : se faire capturer par le Maître du Monde deuxièmement : toucher un diamant du palais merveilleux.
Bien sûr que fut grande la tentation d'aller toucher ces merveilleux diamants !
Sidonie ne put s'empêcher la nuit suivante de se rendre au Palais Merveilleux pour transgresser l'interdit. Elle toucha donc un diamant et il fallut beaucoup de persuasion à Madame Croissant de Lune pour convaincre la Maîtresse du Palais Merveilleux de se contenter de transformer Sidonie en une Belle Au Bois Dormant grâce au bénéfice de son âge, puisqu'elle avait moins de 16 ans.
D. Anzieu [3] avait été un des premiers dans ses travaux théoriques à attirer notre attention clinique sur les conséquences des carences de la communication échotactile primaire que nous avions pu repérer chez A. dans son développement. Un défaut de contact par le toucher priva cette enfant des différentes modalités inter sensorielles de la communication primaire qui perturbèrent, très précocement, sa gestualité et son visuel laissant planer le spectre de l'autisme au cours de son premier âge.
Discussion théorico-clinique à partir de nos quatre observations
Ces quatre enfants que nous avons rencontrés nous ont conduits à une meilleure compréhension du spectre de l'autisme en tant que troubles du développement mettant en jeu la structuration du corps propre comme lieu des premières expériences intersubjectives. En effet, nous avons à prendre en considération dans notre approche théorico-clinique ce travail psychique et cognitif en tant que connaissance et reconnaissance d'autrui indissociable d'un processus de développement du moi.
Nous sommes donc dans une lecture sémiologique où nous cherchons à comprendre comment l'enfant nous communique son vécu corporel comme indicateur de sa relation aux autres.
Nous avons essayé de montrer avec nos quatre observations que ces expériences corporelles vécues connaissaient des corrélations avec les niveaux d'intégration/désintégration du développement repérables sur le plan clinique grâce aux outils théorico-cliniques que nous avons décrits dans l'approche développementale.
À chaque niveau de la désintégration de la construction du moi-corps correspond une perturbation singulière de la relation intersubjective et de sa qualification comme reconnaissance de la relation soi-autrui.
Schématiquement nous pouvons les rappeler et les décrire comme une étape nécessaire de la morphogenèse de l'espace psychique :
Contenance des stimuli et intégration sensorielle comme première forme de représentance d'un dedans et d'un dehors.
Architectonie du moi-corps avec la jonction des parties comme une totalité comme forme de représentance géométique de ce moi-corps et de sa stucturation.
La reconnaissance du visage comme forme de représentance et de contenance par le regard et ouverture identitaire à l'autre.
La communication échotactile et la main comme forme de représentance d'un contenant possible des premiers objets mentaux ouvrant un espace du rêve (premier mouvement introjectif)
Les jeunes enfants de moins de 30 mois allaient-ils pouvoir bénéficier de ces enseignements théorico-cliniques ?
Avant 30 mois : prévenir la catastrophe intersubjective !
En ce qui concerne notre propre expérience c'est dans la rencontre intersubjective avec ce bébé à risque autistique que nous avons orienté notre travail clinique.
Cette rencontre avec le bébé à risque autistique concerne le « être avec l'autre » dans le « ici et maintenant » de la relation. C'est la question ouverte de la relation interhumaine et de l'intersubjectivité comme expérience spécifique de la rencontre de l'autre et de sa reconnaissance [11]. Cette dimension fait désormais partie de notre attention clinique : c'est celle de la communication inter psychique et de la relation intersubjective. Ce sont à proprement parler les expériences du bébé avec son environnement et son moi-corps.
C'est donc dans cette mise en faillite de la réalité perceptive de soi et d'autrui que vient se situer l'effondrement somato-psychique ressenti comme un vécu catastrophique de rupture de la continuité d'existence. Ce dysfonctionnement de la relation soi-autrui est toujours associé aux troubles sévères du développement de l'enfant à risque autistique. Il se complique donc d'une dysharmonie des interactions [6].
La perception de cette détresse à expression somato-psychique est une réelle difficulté pour l'entourage du bébé. Le thérapeute doit donc pouvoir les aider et mettre en place un cadre qui ouvre le travail thérapeutique à partir de cette réalité interpsychique et de sa prise de conscience auquelle s'oppose le déni. Il implique la triade parents-bébé et l'écoute de la souffrance psychique de chaque partenaire. Le dysfonctionnement de la triade est une parfaite illustration du rapport entre les parties et le tout [12] qui nous semble être un modèle de penser la psychopathologie des troubles du développement et des ensembles intersubjectifs [16]. Nous avons à faire à une réelle catastrophe intersubjective qui nous le comprenons mieux maintenant conduit les parents à nous adresser un appel à l'aide assez précocement entre 13 et 18 mois. À nous de ne pas y être sourds !
Références
- Anzieu D. Une approche psychanalytique du travail de penser. Journal de la Psychanalyse de l'Enfant 1993 ; n°14 : 146-167. [Google Scholar]
- Anzieu D. Le penser, du moi peau au moi absent. Paris : Dunod, 1994. [Google Scholar]
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