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Perspectives Psy
Volume 45, Numéro 3, juillet-septembre 2006
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Page(s) | 274 - 288 | |
Section | Mise au point | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2006453274 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2006 |
Observation et psychanalyse : controverses autour de l’observation des nourrissons
Observation and psychoanalysis: controversies around the observation of the infants
Agrégé de Mathématiques, Maître de Conférence en Sciences de l’éducation, Université Paris V Membre du laboratoire EDA, Faculté des Sciences humaines et sociales, 45, rue des Saints Pères, 75006 Paris, France.
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philippe.chaussecourte@wanadoo.fr
Cet article propose quelques points de repère dans le débat autour de l’observation directe dans le champ de la psychanalyse. Pour cela des textes fondamentaux sont examinés, issus principalement de trois numéros déjà anciens de revues psychanalytiques françaises. Puis sont passés en revue certains des commentaires et dialogues « par procuration » qu’ils ont suscités au sujet de la légitimité psychanalytique de l’observation directe, notamment celle proposée par Esther Bick pour les nourrissons, entre André Green et Bertrand Cramer d’une part et Serge Lebovici, Régine Prat, Bernard Golse, Denis Mellier et Didier Houzel d’autre part. L’article évoque pour finir les arguments épistémologiques de ce dernier à propos de « l’observation psychanalytique ».
Abstract
This paper aims at bringing out the main key-positions in the psychoanalytical debate about direct observation. It first studies some basic texts, mainly published in French psychoanalytic reviews, then examines the commentaries and proxy dialogs they evoked about the psychoanalytical legitimacy of direct observation, with a special reference to the method proposed by Esther Bick for the direct observation of infants. The conclusion refers to some epistemological considerations about the status of “psychoanalytical observation”.
Mots clés : observation directe / psychanalyse / débat / Esther Bick / André Green
Key words: direct observation / psychoanalysis / debate / Esther Bick / André Green
© EDK, 2010
L’étude des nourrissons a le vent en poupe depuis un certain temps déjà : ce que certains appellent la bébologie est un champ qui mobilise des cliniciens comme des chercheurs, dans le domaine de la pédopsychiatrie ou dans celui de la psychologie developpementale, expérimentale, ou de la psychanalyse, tant en France qu’à l’étranger.
Situation du problème
On pourrait s’interroger sur le pourquoi d’un tel engouement persistant pour ce thème. Sur un plan sociologique par exemple : ne pourrait-il pas relever d’une forme de course à la jeunesse bien dans l’air de notre temps, prenant la forme scientifiquement recevable d’une réflexion autour de la naissance de la vie psychique ? Il existe aussi des explications très rationnelles, par exemple les avancées de la technologie scientifique (neuro-imagerie fonctionnelle par exemple) qui incitent à poursuivre les investigations sur les premiers temps de le vie psychique, dans la ligne d’une renaissance d’une forme d’« inconscient cérébral » [11, 31]. Sur un plan plus clinique, ne pourrait-on pas proposer comme fondateur de la communauté bébologique, en s’appuyant sur la notion développée par René Kaës de pacte dénégatif [27], quelque chose autour de la dénégation de la mort ? Vraisemblablement, chacun des chercheurs-cliniciens impliqué dans ce champ mène, pour son propre compte, un travail d’élaboration clinique autour de son intérêt pour le sujet, ayant en tête les travaux de G. Devereux sur le contre-transfert du chercheur par rapport à son objet de recherche [6]. Le présent article propose, en lien avec la question des nourrissons, un regard sur le débat autour de l’observation dans le champ psychanalytique. Plus précisément, il va s’agir de mettre en perspective des textes clés ayant nourri ce débat. Les réflexions seront préférentiellement organisées autour de ce que l’on qualifie parfois d’« observation psychanalytique », c’est-à-dire la méthode d’observation des nourrissons selon Esther Bick [2], mais sans exclure d’autres formes d’observation des nourrissons dans leurs liens à la psychanalyse. La question de la légitimité méthodologique, voire épistémologique, de l’observation dans le domaine de la psychanalyse est une question qui reste, nous le verrons, d’actualité.
Quelques sources pour illustrer le débat
Cet article présente les grandes lignes de force du débat, essentiellement à partir de publications françaises, en précisant des interrogations qui ont été soulevées et en relevant des modalités de réponses. Il n’est pas prétendu faire le point sur la question de l’observation directe dans le champ psychanalytique, tout juste un point, impressionniste, et certainement subjectif ; la subjectivité s’exerçant notamment à travers le choix des textes cités et leur agencement.
Généralités sur les textes
Les textes psychanalytiques français sur l’observation semblent relever globalement de deux types. Le premier pourrait être celui d’un texte décrivant des pratiques d’observation selon un point de vue particulier avec, comme classiquement, une alternance de vignettes cliniques et d’éléments théoriques. Les textes abordant le débat frontalement relèveraient alors d’un deuxième type. Cependant, dans les parties théoriques de tous ces textes où il est question d’observation et de psychanalyse, on peut retrouver des éléments ressortissant à trois grands plans : un plan historique, un plan épistémologique et un plan théorique dans le cadre de la métapsychologie. Ces plans ne sont pas nécessairement toujours présents dans le même ordre et les divers éléments qui en relèvent n’ont pas toujours la même pondération à travers les différents textes.
Des ouvrages fondateurs
En matière d’observation, trois numéros, déjà anciens, de revues psychanalytiques restent des sources d’informations actuellement incontournables pour le public francophone : le numéro 19 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse paru en 1979, le numéro 3 du Journal de Psychanalyse de l’Enfant paru en 1987 et le numéro 12 de ce même journal paru en 1992. La plupart des textes figurant dans ces trois ouvrages constituent une base indispensable de réflexions pour qui souhaite appréhender des éléments du débat sur l’observation en psychanalyse.
L’observation d’enfants en psychanalyse : repères historiques et filiations
Le texte fondateur freudien sur l’observation directe d’enfant est, bien entendu, le texte dit du fort-da [9]. Dans ce texte, S. Freud décrit un jeu de son petit-fils Ernst âgé de 18 mois. Ce dernier a l’habitude de jeter loin de lui tous les petits objets qu’il peut attraper en vocalisant « o-o-o-o » ce qui, d’après S. Freud et sa fille Sophie 1 , mère de Ernst, signifie « parti » (fort en allemand). Notons bien, comme le fait remarquer Judith Kestemberg ([28], p. 288), la collaboration de l’observateur avec la mère du bébé pour cette interprétation de la signification du jeu . S. Freud écrit en effet « […] de l’avis commun de la mère et de l’observateur […] » ([9], p. 52). Un jour S. Freud assiste à un jeu particulier : Ernst jette une bobine à laquelle est attachée une ficelle par dessus le bord de son petit lit en s’exclamant « o-o-o-o-o » puis il la fait réapparaître hors de son lit en tirant sur la ficelle et en s’exclamant da (« voilà » en allemand). S. Freud voit là une figuration par l’enfant du départ de sa mère et de son retour, et il l’interprète comme un moyen pour l’enfant de reprendre de la maîtrise sur une réalité déplaisante (le départ de sa mère) qui lui échappe. On évoque aussi à propos de l’observation des enfants le cas du petit Hans [8], bien qu’il s’agisse là d’une observation indirecte. S. Freud « contrôle » l’analyse que Max Graf, membre de la société du mercredi 2 , mène avec son fils. La relation entre les deux hommes fut essentiellement épistolaire et Freud ne vit Hans qu’une fois au cours de la cure conduite par M. Graf. Ainsi ces échanges pourraient constituer les premiers comptes rendus d’observation ayant fait l’objet d’une supervision analytique… Jocelyne Siksou fait, elle, remonter plus en amont les observations directes de S. Freud : « Dès les Trois essais, évoquant les manifestations de la sexualité infantile et la genèse de l’auto-érotisme, il évoque le suçotement dans l’ensemble des phénomènes que le nourrisson offre à l’observation » ([35], p. 261). Au sujet de ce suçotement, Jean-Marie Gauthier écrit dans L’observation en psychothérapie d’enfants « Il est devenu évident que le bébé suce son pouce dès avant la naissance et il est difficile dans ces conditions de continuer à penser que ce comportement est lié au plaisir consécutif à l’alimentation comme le proposait Freud » ([11], p. 220). Le psychiatre évoque alors la question de l’étayage de la pulsion libidinale sur les fonctions biologiques. L’existence de ce questionnement a à voir avec une phénomène qui revient régulièrement dans les textes sur l’observation : dès que du lien est fait explicitement entre une observation et de la théorie analytique, un espace potentiel de discussions apparaît. Après cette évocation de S. Freud, sur un plan historique dans les différents textes abordant l’observation en psychanalyse, on trouve généralement évoqué le conflit Anna Freud/Mélanie Klein dont les résonances sont encore lisibles dans les courants de pensée qui en découlent. Pour suivre des éléments de ce débat, nous utiliserons comme fil conducteur le texte de Bertrand Cramer paru dans le n° 19 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse [4]. C’est dans l’ouvrage Le Moi et les mécanismes de défense d’Anna Freud paru en 1936 [7] et dans celui de Hartmann Le problème de l’adaptation paru en 1939 [23] que l’on trouve les premiers recours systématiques à l’observation d’enfants. Seront alors conjoints, la deuxième topique de S. Freud, la psychologie psychanalytique du Moi de Heinz Hartmann et la psychologie psychanalytique du développement qui est le projet d’Anna Freud. Ce qui intéresse particulièrement Anna Freud et Heinz Hartmann, ce sont les réactions du Moi face à des facteurs de danger émanant de la réalité. Pour H. Hartmann, la réalité est représentée par la mère, et la situation de danger typique est l’absence de la mère ou ses inaptitudes. Les travaux de René Spitz qui étudie les effets de la déprivation maternelle sont dans la même veine, et c’est également le thème de la dépendance liant l’enfant à la mère qu’étudiera Margaret Mahler. La position des observateurs est, selon Bertrand Cramer, la suivante : ils infèrent des mouvements inconscients de manifestations de surface. Autrement dit, pour lui, les tenants de l’observation traduisent des comportements en signes qu’ils cherchent à décoder, à une période de la vie de l’enfant où faute de langage on n’a pas accès aux associations libres de la cure classique. On sait que, pour Mélanie Klein, c’est le « jeu » qui constituera l’équivalent dans la cure d’enfants de l’association libre. B. Cramer évoque son approche en ces termes : « On voit bien la démarche de M. Klein : l’observation ne sert que de support à ses intuitions » (p. 117). Il souligne en effet : « l’existence des fantasmes et des mécanismes complexes prêtés aux bébés par M. Klein est impossible si on reconnaît l’indifférenciation des structures telles qu’on les observe au cours des premiers mois » (p. 116). Et il relève par exemple que « L’idée que “l’objet est investi avant même qu’il soit perçu” est hétérogène au point de vue de l’observateur pour qui il faut l’émergence de fonctions permettant la différenciation (la perception des différences par exemple) pour investir un objet » (p. 117). Moins catégorique, Jocelyne Siksou dira : « Il semble que M. Klein avait le désir “d’étudier le comportement des nourrissons” à la lumière des considérations théoriques qu’elle élaborait dans sa pratique » ([35], p. 28). On trouve ici tout ce qui va être à la base des débats autour de l’observation directe des nourrissons : vision mythologique du monde interne de l’autre ou vision observée, et reproche d’auto-référenciation (on ne trouve que ce qu’on cherche) auquel répondra Didier Houzel [23]. Il faut souligner que les observations directes d’enfants vont intervenir dans les arguments qu’échangeront Mélanie Klein et Anna Freud lors de leurs fameuses controverses [29] : « Quelque chose est advenu dans l’histoire de la psychanalyse à partir d’un certain moment […] où les données de l’observation sont devenues des arguments décisifs dans la polémique » ([15], p. 134). Toujours dans son texte de 1979, Bertrand Cramer va détailler le travail de Margaret Mahler, qu’il considère comme moins expérimentaliste que celui de René Spitz dans l’étude des relations mère-enfant. M. Mahler utilise une méthode descriptive, avec des entretiens auprès des mères mais aussi des intuitions et une technique d’interprétation franche. « Il s’agit d’une “action research” où l’observateur se comprend dans le champ » ([4], p. 121). Et cela conduit le psychiatre-psychanalyste à poser les questions suivantes à propos de l’observation directe : « […] quelle est la portée symbolique du comportement ? Dans quelle mesure peut-on comparer la valeur sémantique du geste et de la parole ? Quelle ouverture sur l’inconscient peut amener la lecture du comportement ? Peut-on créer ou recréer un fantasme inconscient à partir du comportement d’un enfant de quinze mois comme on le ferait en analyse à partir d’un contenu manifeste ? » (pp. 121-122). Ces questions seront examinées par Régine Prat dans un texte sur lequel nous reviendrons [33]. Lorsque Bertrand Cramer écrit « La dimension symbolique du comportement dépend tout autant de l’organisation psychique de l’observé que de la visée interprétative de l’observateur, d’où l’importance des fondements théoriques qui sous-tendent l’observation. Il est abusif de dire que l’étude du comportement est d’emblée sous-tendue d’une visée opératoire. La position de l’observateur joue ici un rôle déterminant » ([4], p. 124), il semble que la mise en garde mérite d’être entendue et il faudra mettre cela en parallèle avec la tabula rasa avec laquelle Esther Bick préconisait à l’observateur de venir à son observation [19]. D’ailleurs, le rôle du séminaire de supervision qui constitue le troisième temps de cette méthode d’observation est aussi d’interroger le positionnement de l’observateur. Pour finir ce tour d’horizon, effectué à grands traits, de l’observation en psychanalyse d’enfants, il faut mentionner Donald Woods Winnicott. Sa pratique est singulière puisqu’il observe des enfants dans ses consultations, en ajoutant divers supports à la situation : jeu de la spatule, Squiggle ([1], p. 333, p. 347). Il envisage le hiatus qui peut exister entre le bébé observé et le bébé reconstruit en proposant la distinction primitif versus profond, et en plaidant pour la collaboration : « C’est en coopérant constamment qu’analystes et observateurs seront capables de relier ce qui est profond dans l’analyse à ce qui est primitif dans le développement de l’enfant » ([37], p. 79).
Éléments épistémologiques : vers une interrogation sur le sens de la réalité
Dans ce même texte de 1979, issu du numéro 19 de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, Bertrand Cramer évoque le fait que, dans l’observation des enfants, on étudie une structure, le Moi presque exclusivement, ce qui entraîne un appauvrissement du point de vue dynamique, avec une référence obligée à la deuxième topique ; pour lui, on privilégie alors la forme au contenu. Il est vrai que l’évolution actuelle de la théorisation psychanalytique s’effectue dans ce sens ; comme le faisait remarquer Bernard Golse [12], on est passé d’une clinique du contenu à une clinique du contenant. La description en terme de structure entraîne une visée normative dont l’analyste risque de devenir garant. B. Cramer remarque aussi qu’aucun des tenants de l’observation directe n’a jamais cru à la possibilité d’observer les événements que l’analyse reconstruit. Mais ils ont émis le souhait de pouvoir un jour analyser des enfants qui auraient été observés. Cela n’a pas été possible pour M. Mahler, tandis que pour Anna Freud, B. Cramer rappelle : « Quelques-uns des enfants observés par A. Freud dans une des premières observations systématiques (les enfants qu’elle a recueillis pendant la guerre) ont pu être analysés, et la lecture bifocale de ces deux ordres d’information indique que les résultats de l’observation éclairent moins les données de l’analyse que vice versa (Benett I, Hellman I : psychoanalytic material related to observations in early development, Psychoan. Study Child., 6, 1958) ([4], p. 127). Il souligne par ailleurs la nature évolutionniste de l’observation tandis que la reconstruction permet de synthétiser. « La reconstruction saisit le sens, l’observation tend à le parcelliser » (p. 128). Ce qu’évoque Bertrand Cramer à propos de l’observation a un lien avec le rapport entre la vérité historique et la reconstruction des faits en analyse : c’est tout le problème du primat de la réalité psychique sur la réalité matérielle. N’oublions pas que S. Freud abandonna sa neurotica, c’est-à-dire sa théorie de la séduction réelle, pour celle du fantasme. Fort de cela, B. Cramer écrit : « l’observation directe apporte peu à ce que peut être l’histoire en psychanalyse, parce qu’elle ne peut pas prendre en compte la création qui se fait du passé à chaque étape des remaniements du fonctionnement psychique » ([4], p. 129). On trouve là en filigrane l’importance de la notion d’après-coup que développe également A. Green dans son texte de 1979.
Des textes d’André Green
André Green est une figure centrale dans le débat psychanalytique autour de l’observation. Sont ici choisis trois textes clés, traités chronologiquement : L’enfant modèle [14], un entretien avec Pierre Geissmann [15] où il est interrogé pour apporter une contradiction aux tenants de l’observation directe, et ses conversations avec Manuel Macias, où il est réinterrogé à ce sujet [16]. Notons qu’en 2000 est de nouveau paru un ouvrage concernant le débat psychanalyse et observation [34] où, entre autres textes, nous trouvons une intervention d’André Green et une réponse de Daniel Stern. Par ailleurs, dans le récent livre d’entretiens avec Maurice Corcos [18], le mot observation n’apparaît pas dans l’index.
L’enfant modèle
Ce texte est un texte théorique, parfois polémique dans le ton. Mais son argumentation est serrée : il est indispensable de le suivre d’assez près. D’emblée, en posant la question à propos de la psychanalyse : Science objective ou science interprétative, l’auteur se situe au plan épistémologique. Puis il va en venir à la question de l’enfant reconstruit ou de l’enfant observé dans le paragraphe L’enfant, la norme et la norme de la théorie. Le titre de la partie suivante, Ex post facto, est une expression utilisée par S. Freud pour désigner l’élucidation psychanalytique. Enfin, après avoir évoqué La représentation, son article se conclura sur la question centrale : Quel modèle pour la psychanalyse ? Regardons ces éléments plus en détails.
« Science objective ou science interprétative ? »
André Green évoque assez rapidement au début de son article les questions épineuses qui ont été cause de scissions dans le mouvement psychanalytique français. Plus loin, il évoque l’homme pris entre le biologique et le social, et voit dans la complexité de l’entrelacement de ces deux ordres à l’âge adulte une des raisons de l’étude de l’enfant, à propos duquel on peut penser que ces deux ordres sont moins intriqués. S’il dit moduler sa critique d’une telle idée, il déclare qu’il n’est peut-être pas si évident de vouloir comprendre le complexe en le présentant comme de la complexification d’éléments simples à l’origine. L’étude de l’enfant est la stratégie théorique élective pour construire la structure de l’adulte, « Alors que c’est l’adulte qui construit la structure de l’enfant ! » écrit-il. Il critique la démarche « développementale » qui ne peut reconstituer une continuité alors que lui restent inaccessibles les processus primaires et les processus intrapsychiques : « chercher l’enfant directement reviendrait à nier qu’il faut d’abord qu’il y ait du refoulé pour savoir ce que le refoulement doit refouler » ([14], p. 30). Il considère cette remontée à l’enfant comme une théorie sexuelle de plus de l’adulte sur sa conception du sujet. Bertrand Cramer dira, d’une façon assez proche, mais précisément à propos de la méthode d’Esther Bick : « Dans cette approche, on imagine que la proximité au bébé équivaut à la proximité de l’inconscient. Cela présuppose deux positions : a. qu’on peut saisir l’inconscient directement vu qu’on n’a pas affaire à l’élaboration défensive ; b. que le plus infantile est identifié au plus inconscient. On cherche donc à saisir l’inconscient à l’état brut comme de l’or non mâtiné d’alliage. Cette perspective exerce un énorme pouvoir de séduction –auquel on succombe volontiers – tout autant que celui qu’exerce la quête des origines » ([5], p. 227). Ces questions seront reprises également par Régine Prat, nous y reviendrons [33]. A. Green resitue ensuite l’enfant dans son contexte socio-culturel et évoque alors la richesse de l’approche herméneutique qui, justement, permet d’interroger l’acculturation. Il importe de pouvoir déterminer pour l’enfant, affirme-t-il, non pas comment il a vécu telle situation, mais comment il l’a intériorisée et interprétée. Il en vient à distinguer la psychanalyse des enfants du travail des psychanalystes avec des enfants. Les deux trouvent crédit auprès de lui, à condition que les psychanalystes d’enfants ne considèrent pas leur expérience comme une voie d’accès privilégiée à la connaissance du psychisme humain.
« L’enfant, la norme et la norme de la théorie »
Dans cette partie, il envisage de s’interroger sur les implications politiques des activités du psychanalyste. Il fait la distinction entre normal et normatif, évoque la notion de juste milieu qui règne en psychopathologie infantile, et la place des idéaux parentaux que l’enfant est chargé de réaliser. Il dépeint un rôle adaptatif du psychanalyste mais insiste sur le fait que l’adulte peut choisir l’inadaptation sociale « dans la mesure où son inconscient [le] lui permet » ([14], p. 34) tandis que l’enfant, non. On a là une première acception du titre de son article qui est souvent occultée : l’enfant modèle comme on parle des petites filles modèles. A. Green insiste sur la théorie comme garant de la possibilité de maintien du cadre que l’enfant va tenter de mettre à mal, et il évoque, pour relativiser la pureté de la psychanalyse d’enfant, le travail de Mélanie Klein en pointant les interventions directes de la psychanalyste anglaise dans les jeux des enfants : « Ce ne sont pas seulement les jeux de l’enfant qui tiennent la place de ses associations libres, mais aussi les jeux de l’analyste jouant aux jeux auxquels l’enfant ne peut jouer du fait de son angoisse, en induisant le matériel jusqu’au point où elle introduit le pénis du père » (note nº 1, p. 35). Il déclare ensuite que « la pensée développementale domine aujourd’hui la théorie psychiatrique plus que toute autre. » (p. 37) 3 et il dresse une liste de tous les psychanalystes que ce type de pensée aurait contaminés, en soulignant les qualités de certains pour mieux faire ressortir les défauts des autres : Winnicott, des élèves de Mélanie Klein, l’équipe de Lebovici-Diatkine, le groupe de la Hampstead Clinic, les centres de Yale ou de New York avec Margaret Mahler. La dénonciation est la suivante, récurrente : « l’enfant est la norme de la théorie qui veut de futurs adultes conformes à la norme » (p. 37). On reconnaît là aussi certaines critiques qui ont été faites à l’époque à la psychanalyse américaine présentée comme moyen d’adaptation de l’homme à la société.
« Ex post facto »
Pour André Green, la « conscience observante » ([14], p. 38) ne peut permettre au manque de travailler ; elle est anti-imagination. Pour lui l’absence n’est pas observable. Le manque n’est pas observable directement, et B. Golse soulignera ce point crucial en évoquant les arguments d’A. Green [12]. Pour A. Green, la psychanalyse est clinique de l’absence, du manque et des structures ; ce qu’une pensée développementaliste ne peut faire apparaître. Notons cependant que, dans les groupes d’observation du nourrisson selon la méthode d’Esther Bick, l’absence et le manque peuvent être travaillés, élaborés, justement dans le groupe d’étayage lors du troisième temps de la méthode. Et cette observation sur la durée va aussi atténuer les effets ponctuels d’occultations.
« La représentation »
André Green reconnaît que bannir l’observation directe serait conduire à une inévitable régression, aussi propose-t-il une autre vision théorique. Il soutient que chez les observateurs d’enfants, il y a un enfant qu’on ne peut évacuer, l’enfant intériorisé, et que cet enfant n’est pas celui qu’ils observent. C’est un élément classique que les psychanalystes-pédagogues des premiers temps avaient déjà évoqué. « L’enfant en “soi” » n’est pas inaccessible mais c’est une fiction de l’adulte qui prétend son enfance révolue. A. Green souligne que l’enfant ne doit pas être intéressant parce que moins soumis à la réalité que l’adulte, mais plutôt comme « paradigme le plus aveuglant d’un monde uniquement objet de représentation, où lui-même ne figure que comme représentation symbolique du désir de ses parents » ([14], p. 40). Après cette évocation de quelque chose qui pourrait faire lien avec le trangénérationnel et de l’intergénérationnel [26], André Green demande à celui qui s’attache à l’étude de l’enfant de ne pas craindre « […] devant l’enfant, de l’entendre en laissant parler l’enfant qui est en lui » ([14], p. 40). Il évoque ensuite logiquement le contre-transfert. Une réflexion psychanalytique telle qu’il la définit, avec les buts théoriques qu’il précise, ne sera « plus suspecte de visée adaptative ou d’obédience normative » (p. 41).
« Quel modèle pour la psychanalyse ? »
Pour clore son article, et cette dernière partie en est la plus longue, A. Green va à son tour évoquer quelques jalons de l’histoire de l’observation. Il montre que l’orientation de la psychanalyse vers l’observation directe, avec le point de vue développemental qui la soutient, est « le signe d’une rupture interprétative avec Freud, sur ce qu’il nous a légué d’impensable, d’à peine pensé avec lui » (p. 42). A. Green explique la présence de l’enfant chez Lacan, Bion et Winnicott comme un retour de ce refoulé de la théorie freudienne. L’enfant est évidemment présent chez Lacan avec le stade du miroir, et chez Bion et Winnicott dans leur rapport à Mélanie Klein. Ces deux derniers ont en commun de partir d’adultes (psychotiques pour Bion, borderlines pour Winnicott) pour comprendre l’enfant pour revenir ensuite aux adultes. A. Green en vient à aborder les problème de la construction en analyse et repose la question d’Anna Freud : « l’enfant “réel” est-il celui que construit ou reconstruit la psychanalyse ? » (p. 45) Pour lui la réponse est clairement non ; cependant le rôle de la psychanalyse n’est pas de reconstruire l’enfant réel, mais ce qu’il appelle l’enfant mythique. « J’opposerai donc [dit-il] l’enfant vrai de la psychanalyse – au sens où Freud parle de vérité historique – à l’enfant réel de la psychologie. Au-dessus d’eux, l’enfant de la vérité matérielle ne serait être que celui de la conjonction entre l’enfant réel de la psychologie et l’enfant vrai de la psychanalyse » (p. 45). A. Green rappelle les éléments caractérisant le modèle du rêve en retraçant l’évolution de la pensée de S. Freud depuis la clinique des névroses et il propose un modèle plus général, dans lequel l’enfance s’inscrit, pour représenter la psychanalyse. Certains de ces arguments vont être repris, éclairés un peu différemment lors de son entretien avec Pierre Geissmann.
À propos de l’observation des bébés
Treize ans séparent cet entretien du texte précédent. Dans le volume 12 du Journal de la Psychanalyse de l’Enfant, où l’on pourrait dire que globalement les exposés sont favorables à l’observation, André Green va jouer le rôle de contradicteur [15]. Il va d’abord resituer la place de l’observation dans l’histoire de la pensée freudienne. Il reprend ainsi l’exemple du fort-da et insiste sur le côté fortuit de cette observation. Il évoque aussi les exemples mis en lumière par S. Freud dans Trois Essais sur la théorie sexuelle sans évoquer ce dont il s’agit. Mais il dénonce deux aspects de l’observation des nourrissons, étrangers pour lui à la position de S. Freud. Le premier aspect concerne l’histoire de la psychanalyse, où les données de l’observation sont devenues des « preuves » pour faire valoir un point de vue alors que les oppositions étaient dues à des options axiomatiques contraires et avec le dessein de rendre plus scientifique la psychanalyse. Le deuxième aspect est le passage d’une observation occasionnelle à une observation systématique et codifiée. Et cette « science » (les guillemets sont d’A. Green) est venue là encore étayer des positions dans le cadre de controverses à l’intérieur du champ psychanalytique. Pour lui, le premier aspect s’est manifesté principalement chez les kleiniens pour venir appuyer les théories de leur chef de file tandis qu’il évoque l’existence du second chez John Bowlby et chez des partisans d’Anna Freud. Il mentionne Daniel Stern comme l’un des représentant les plus récents de ce courant de la systématisation codifiée. P. Geissmann lui répond sur le premier point en lui faisant remarquer que, très tôt, S. Freud a encouragé les observations d’enfants et que celles-ci ont été nombreuses et importantes. A. Green acquiesce en faisant remarquer que le regard d’alors sur l’enfant n’était pas le même qu’aujourd’hui et il rappelle son article L’enfant modèle en disant : « pour Freud, s’il y avait un objet d’étude privilégié dans le psychisme, ce n’était pas l’enfant, c’était le rêve » (p. 136). Pour lui, choisir l’enfant contre le rêve comme modèle paradigmatique, c’est « externaliser la vie psychique ». Il redit aussi l’importance qu’il accorde à l’analyse d’enfants au nom de son accord profond avec Winnicott. Il déclare que l’intérêt pour l’enfant était inévitable mais souligne ceci, qui paraît éclairant : « L’ennui est qu’on a confondu l’infantile (Freud dira : l’inconscient, c’est l’infantile en nous) avec l’enfant. Toute la différence qui sépare les traces de l’enfant dans l’adulte, avec l’enfant lui-même, l’enfant “dans le monde” dirais-je » (p. 137). Il brosse ensuite un tableau de l’évolution de l’observation dans l’histoire de la pensée psychanalytique anglo-saxone, évoquant les controverses de la British Society en 1941-45 puis le travail de René Spitz. Il pointe enfin de nouveau la place particulière de Winnicott qui assume une pratique singulière où se mêlent des observations usuelles d’enfants, une expérience clinique certaine et des situations expérimentales. Pour A. Green, à cette époque tout est encore « majoritairement imprégné d’esprit psychanalytique » (p. 139). Les choses basculent, selon lui, avec M. Mahler dans les travaux de laquelle se trouvent mélangés des données cliniques et des données plus expérimentales. Il dépeint la surenchère « scientifique » (les guillemets sont de lui) avec l’utilisation de l’enregistrement filmique et le comptage des images. Il évoque la simplification des données : « il ne faut pas se faire d’illusion, dans cet univers [le monde du bébé], comme toujours, ce qui va sortir de la prétendue recherche ira dans le sens de ce qui est le plus simple à assimiler » (p. 141). Il y a là quelque chose qui ressortit au mythe du psychanalyste seul contre tous dans sa quête de la vérité. Et les travaux actuels plaident plutôt pour au minimum une certaine interdisciplinarité, voire une véritable transdisciplinarité. B. Golse affirme par exemple « On peut rester psychanalyste en s’occupant des bébés mais seulement, et seulement si, on s’ouvre aux apports scientifiques les plus récents (dans le champ par exemple de la cognition, de la génétique, des neuro-sciences, de la neuro-imagerie), et si l’on s’efforce, comme nous l’avons déjà dit, d’articuler étroitement attachement et psychanalyse. » ([13], p. 42). Dans ce texte de 1992, A. Green critique Daniel Stern mais également Serge Lebovici, et Bertrand Cramer, même si ceux-ci prétendent, dit-il, aller plus loin que le premier. À propos des interactions fantasmatiques proposées par S. Lebovici, il dit notamment « […] nous sommes en plein roman, parce que l’écart entre ce qui est observable et les idées qui sont émises à partir de ce qu’on a observé est encore beaucoup plus grand que celui qui sépare l’expérience clinique de la cure des adultes des spéculations et des conjectures théoriques qui sont purement psychanalytiques » ([15], p. 142). Là encore, il semble que dans le cas d’une observation selon la méthode d’Esther Bick, l’existence du groupe d’élaboration avec sa multiplicité de psychismes et l’espace psychique groupal permettent de se prémunir quelque peu d’une vision qui pourrait être monoculaire. Plus loin, il dit que son opposition à l’observation directe repose aussi sur le problème de la temporalité en psychanalyse et précise ce qu’il avait déjà abordé à ce propos dans L’enfant modèle. Pour lui, la notion de l’avant-coup est peu évoquée par S. Freud et reste à conceptualiser. Il cite l’un de ses propres texte de 1967 où il écrit cette formule explicite : « Le temps où ça se passe n’est pas le temps où ça se signifie. Le temps où ça se signifie est toujours appréhendé rétroactivement » (p. 149). Il annonce que l’avenir de la pensée psychanalytique doit être axé sur l’articulation de l’interpsychique (ou intersubjectif) avec l’intrapsychique, et il dit douter que l’observation directe soit adéquate pour cela. Là encore, il ne semble pas relever, et d’ailleurs l’observation selon Esther Bick n’apparaît pas comme étant au centre de ses propos critiques, que ce mode même d’observation est entièrement tourné vers cette articulation, que ce soit lors de l’observation directe du premier temps, de l’écriture des comptes rendus, ou dans son rapport au groupe du troisième temps. Il revient ensuite sur l’une des raisons, selon lui, de l’engouement pour l’observation directe : il s’agirait de remonter le temps en deçà de la remémoration, de l’attirance de l’observation de l’enfant comme celle d’un individu complet en réduction, y compris avec les aspects pathologiques en puissance. Le principal reproche adressé par A. Green à cette conception est de dénaturer la causalité psychique inventée par la psychanalyse. « En outre, pour aggraver la situation, une telle référence à l’enfant donne pour contrepartie à la recherche des phénomènes dont ils nous font témoin, la plus grande limitation des moyens par lesquels le sujet peut signifier - langage en particulier -, ce qui a pour résultat la compensation de cette limitation par le recours aux pensées - plus ou moins explicitement avouées - de ce tiers extérieur qu’est le psychanalyste. Celui-ci, de destinataire et récepteur de la parole, devient le voyeur-décrypteur de messages dont la teneur significative brute est pauvre, aléatoire, ou au contraire trop complexe pour bénéficier d’une analyse rigoureuse. En somme, pour me résumer, le succès de ces pratiques tient à la possibilité de schématiser les données de l’expérience par la substitution à la communication énigmatique de la cure la situation d’observation soi-disant décodable et la supposition de projections non contrôlée (et même cautionnée par un label donné par les parents) à partir des perceptions de l’observateur et de son idéologie sur la nature, la fonction et l’économie du psychisme. L’estampille psychanalytique - la reconnaissance de ceux qui trouvent ici une alternative avantageuse aux difficultés de la cure d’enfants ou d’adultes - fait le reste, avec parfois le patronage bienveillant des autorités scientifiques » (p. 152). La question qui est ici posée est celle de l’influence de ces techniques d’observation dans la technique même de la cure, et il semble que l’explicitation des modalités de la prise en compte du matériel non verbal dans la cure même soit, dans ces années là, un sujet assez novateur.
Entretien avec Manuel Macias
Le dernier texte d’André Green ([16], pp. 135-149) examiné ici est constitué d’une partie d’un chapitre de son livre d’entretiens avec Manuel Macias, paru en 1994. Ce qui attire particulièrement l’attention sur ce texte est le fait qu’Esther Bick soit nommément citée dans cet ouvrage (p. 144), alors que précédemment, si les questions d’André Green concernaient l’observation en général, il ne nommait que ce nous pourrions appeler des interactionistes [3]. De plus, ce troisième texte est explicitement pour A. Green un retour réflexif sur les deux précédents. La structure du chapitre qui contient le nom de la psychanalyste kleinienne renseigne sur l’importance des différents points évoqués. Seul son début concerne directement le débat psychanalyse-observation ; voici les titres des paragraphes concernés : L’enfant ou le rêve, Le réalisme psychanalytique et l’analyse des interactions, Rencontre avec Margaret Mahler, Interprétation versus observation, La théorie psychanalytique et la conception de l’enfant, où l’on voit que l’œuvre de Freud n’est pas terminée. Le chapitre se termine par une évocation de la pratique psychanalytique dans le cadre de la cure et ailleurs. Est alors formulée une distinction éclairante entre le travail de psychanalyse, le travail du psychanalyste et celui du psychanalysé, qui constitue un point de repère pour tout universitaire prétendant effectuer un travail clinique d’orientation psychanalytique, nécessitant de se situer dans son rapport à la psychanalyse. Au début du chapitre, on trouve : « Quand j’ai écrit l’article sur “L’enfant modèle” je ne savais pas, absolument pas, qu’il serait un pavé dans la mare » ([16], p. 135) et il en précise la thèse centrale : « c’est l’enfant ou le rêve comme paradigme de la théorie psychanalytique » (p. 135) avec comme définition du rêve, non pas la définition classique, le rêve est la réalisation d’un désir (ou d’un souhait selon les modalités de traduction ), mais plutôt : « le rêve est le substitut d’une scène infantile modifié par le désir et le transfert dans un domaine récent » (p. 135). Il rappelle qu’il ne met pas en cause l’analyse d’enfants. Il dit aussi que pour W.R. Bion, le modèle de l’enfant ne prévaut pas sur celui du rêve. Et il revient sur l’idée centrale de la temporalité : « […] vous ne saurez jamais ce qu’est l’état avant le refoulement ; mais s’il y a un retour de refoulé, alors vous pouvez dire qu’il y a du refoulement et faire une hypothèse sur ce qui a contraint le refoulement : mais ce ne sera jamais qu’une hypothèse. » (p. 136). Il souligne le rôle du cadre dans la cure psychanalytique, et cela lui paraît être un élément central du travail de psychanalyse. Remarquons que la notion de cadre joue un rôle fondamental dans l’observation selon Esther Bick. Didier Houzel en fera même un élément caractéristique de « l’observation psychanalytique » : nous y reviendrons plus loin. En ce qui concerne l’observation systématique, pratiquée par exemple par M. Mahler, A. Green n’y voit que « […] des pièces à verser au dossier de la réflexion des analystes, sans pour autant que celles-ci jouissent du moindre privilège épistémologique par rapport à d’autres venues de sources très différentes et d’une nature très peu comparable. » (pp. 139-141) ; alors que, pour lui, les observations de bébés de Winnicott sont de même nature que celles de S. Freud. Il revient aux interactions fantasmatiques : « Quand certains baptisent d’interaction la construction de la fantasmatisation du bébé et de la mère, ça n’a rien à voir avec l’observation. C’est ce qui se passe dans la tête du chercheur. Je ne suis pas contre l’élaboration et les représentations du chercheur, car on fonctionne comme ça en analyse. Mais dans ce cas il faut avoir la rigueur de dire que la façon dont le chercheur réagit à ce qu’il voit lui fait déduire une fantasmatisation hypothétique d’un côté et de l’autre » (p. 141). Et pour lui, la part d’arbitraire est alors plus grande que dans la situation analytique. A propos de l’observation directe, André Green dit seulement : « Elle a été encouragée par Mélanie Klein, puis développée par les travaux d’Esther Bick, travaux qui trouvent aujourd’hui une prolongation dans les publications de plusieurs psychanalystes contemporains. » (p. 144). S’il revient ensuite sur le rôle paradoxal qu’ont joué, au moment des Grandes Controverses, les observations d’enfant, c’est à partir d’un article de Susan Isaac. Il conçoit le recours à de l’observation pour justifier des hypothèses théoriques comme étant lié à un double aspect de l’œuvre de S. Freud lui-même : « Tantôt elle est du côté du métapsychologique, tout à fait spéculatif, que Freud ne répugne pas à pousser jusqu’à des hypothèses comme celle de la pulsion de mort, tantôt du registre de l’observable. Quand il décrit la jouissance de l’enfant au sein, c’est vrai que n’importe qui peut la voir, mais encore fallait-il qu’on en prenne note et, surtout, on l’insère dans un ensemble. » (p. 144). Il semble que ces trois textes d’André Green ne constituent pas une critique directe de la méthode d’Esther Bick, alors qu’ils constituent une critique des travaux des psychanalystes interactionnistes et de Daniel Stern en particulier. D’ailleurs, dans le livre collectif [17] Clinical and Observational Psychoanalitical Research : roots of controversy paru en 2000 au sujet de ce débat, André Green ne mentionne plus du tout Esther Bick alors que le nom de la psychanalyste anglaise figure par ailleurs au moins sept fois dans les autres contributions à cet ouvrage. Évidemment, les critiques d’André Green concernant l’observation et son rapport à la psychanalyse sont solides et argumentées, et c’est dans cette mesure qu’elles ont été commentées, y compris par des psychanalystes favorables à l’utilisation de cette méthode.
Dialogues par procuration
Vont maintenant être examinés chronologiquement des textes reprenant en échos des propos d’André Green. D’abord un point de vue de tenants des interactions précoces, puis, en raison de la centration de notre propos, d’auteurs ayant une certaine familiarité, voire une familiarité certaine, avec « la méthode d’Esther Bick d’observation régulière et prolongée du tout-petit au sein de sa famille » [20].
Un point de vue des tenants des interactions précoces
Dans leur ouvrage Le nourrisson, la mère et le psychanalyste, dont la première édition date de 1983 [30], Serge Lebovici et Serge Stoléru évoquent effectivement André Green. Naturellement, ils ne peuvent pas répondre aux critiques sur les interactions fantasmatiques que ce dernier formulera dans ses textes de 1992 et 1994 . En revanche, au chapitre L’utilité de la théorie psychanalytique dans l’étude des interactions précoces, sont cités quelques passages de L’enfant modèle ; mais aucune réponse directe n’est donnée. Dans ce chapitre, les auteurs font un point sur les diverses critiques qui ont pu être faites aux théories qui vont leur servir de soubassements et ils les situent entre deux pôles : l’un marqué par l’abandon de la référence métapsychologique (comme, pour eux, chez John Bowlby) et l’autre, à l’extrême opposé, où ils situent André Green. Ils affirment : « Finalement, ce qui frappe dans les révisions métapsychologiques proposées, aussi bien que dans le refus de prise en compte des faits éthologiques et des observations de développement, c’est l’absence d’une lecture de S. Freud qui tienne compte du point de vue énergétique et économique. Les affects, les investissements et les contre-investissements sont oubliés » ([30], p. 84). Au total, c’est pour une approche transdisciplinaire des interactions qu’ils plaident ; optique qui sera aussi celle prônée par Bernard Golse, en 1999 ([12], pp. 24, 25). Le texte L’enfant modèle est de nouveau évoqué dans la partie de l’ouvrage intitulée Les interactions vues par un psychanalyste et rédigée par Serge Lebovici : « Certains psychanalystes français (A. Green) (1979) critiquent, comme nous l’avons déjà vu [ce qui a été évoqué au paragraphe précédent], ce modèle [celui du développement du bébé] qu’ils appellent génétique. Cependant lorsqu’on s’intéresse au fonctionnement mental qui implique la connaissance des affects et des représentations, on ne peut pas éviter de parler des débuts de la vie pulsionnelle. Elle naît dans les bras d’une mère portante qui est agrippée par le cramponnement du bébé. De fait, l’accès à la vie pulsionnelle est connoté par la place limitée qu’elle occupe aux confins de la biologie et de la psychologie : elle est emprise sur l’objet, maîtrise ou pulsion d’emprise » ([30], p. 305). Les arguments qui sont utilisés sont issus des travaux antérieurs, de ceux de John Bowlby notamment. Dans ce livre, il n’y a finalement pas de réponse sur le principe de l’observation directe mais des arguments sur la nature des concepts psychanalytiques employés ; par exemple tout un chapitre est consacré à la relation objectale et l’attachement (p. 68 à 85). Après l’évocation du point de vue de figures emblématiques du monde des interactions précoces, mentionnons qu’André Green n’est pas cité dans la bibliographie du livre de Daniel Stern Le monde interpersonnel du nourrisson [36] pourtant paru en 1985, alors que les problèmes épistémologiques et métapsychologiques soulevés dès 1979 par le psychanalyste français sembleraient ne pas pouvoir être ignorés. Régine Prat, dans un article paru en 1989 dans la Revue Française de Psychanalyse, va, elle, répondre directement aux arguments des détracteurs de l’observation directe.
Observation et dialogue des émotions
Le matériel clinique de l’article de Régine Prat, intitulé Le dialogue des émotions, est constitué de l’observation d’un nourrisson effectuée par son auteure selon la méthode d’Esther Bick [33]. Elle articule théorie et expérience, et nous propose ainsi ce que l’on pourrait qualifier de « contextualisation théorique », explicitant comment elle comprend (quasiment au sens étymologique de prendre avec soi, faire sien, s’approprier des connaissances) le concept de préoccupation maternelle primaire de D.W. Winnicott et la notion d’éléments bêta de W.R. Bion. Dans ce texte elle nous rend perceptible le dialogue des émotions entre l’observatrice, la mère et l’enfant, avec toutes les déclinaisons systémiques possibles ; mais elle sait solliciter directement des affects primitifs du lecteur, réalisant une sorte de mise en abîme de ce Dialogue des émotions qu’elle nous fait ainsi « expériencer ». Seule la première partie, intitulée Psychanalyse et observation, de cet article qui en comprend cinq nous concerne ici. Nous allons y retrouver les éléments habituels que nous avons identifiés dans le débat psychanalyse/observation ainsi que des éléments plus originaux et précis, en réponse à des arguments précédemment évoqués d’André Green et de Bertrand Cramer. Régine Prat envisage d’abord le rapport psychanalyse et observation selon sa lecture de S. Freud : « Le fondement de la pensée psychanalytique n’a pas été une observation plus fine ou plus précise des manifestations hystériques par Sigmund Freud, mais l’interprétation de ces manifestations et le matériel de la cure peut-être ainsi considéré comme observation indirecte, confronté à la théorie, la modulant et la modifiant. » ([33], p. 1346). Elle rappelle que S. Freud a cherché une validation directe par l’observation de ses hypothèses sur la sexualité infantile, en demandant à ses disciples d’observer les enfants de leur entourage. « On est aujourd’hui obligatoirement plus modeste et, plus que de démonstration, il me semble qu’on peut parler d’illustration. Mais l’étayage sur des observations directes semble toujours une nécessité. Ainsi on peut dire que la psychanalyse se forge dans une dialectique permanente entre ses propositions théoriques et ses données observables, qu’elles soient directes ou indirectes dans l’abord thérapeutique ». Ce dialogue théorie/observation directe ou indirecte est quelque chose dont parle également A. Green, mais sous la forme du dialogue théorie/pratique. La question, pour Régine Prat, est de savoir quelles sont les observables à prendre en compte. Elle cite l’article de Bertrand Cramer de 1979, en particulier ses questions : « cela nous amène à soulever une question centrale concernant l’observation : quelle est la portée symbolique du comportement ? Dans quelle mesure peut-on comparer la valeur sémantique du geste et de la parole ? Quelle ouverture sur l’inconscient peut amener la lecture du comportement ? Peut-on créer ou recréer un fantasme inconscient à partir du comportement d’un enfant de quinze mois comme on le ferait en analyse à partir d’un contenu manifeste ? » ([4], pp. 121-122). Elle resitue cette réflexion de B. Cramer dans l’histoire de la psychanalyse : « il pose, par rapport à l’observation directe, la même question qui avait alimenté nombre de polémiques il y a quelques années par rapport à la psychanalyse d’enfants. Était-il légitime de considérer comme un matériel les productions non-verbales de l’enfant tels les jeux, les dessins, et de les traiter de la même manière que les productions verbales de l’adulte, c’est-à-dire de les soumettre à l’interprétation ? Actuellement, la réponse semble positive, ce qui ne constitue en rien une démonstration de la scientificité de la psychanalyse d’enfants (pas plus que de la psychanalyse d’adultes) » ([33], p. 1346). On voit de nouveau affleurer la question épistémologique de la scientificité de la psychanalyse . Elle adopte ensuite une méta-position, comme A. Green ou B. Cramer ont pu déjà le faire, au sujet de ces diverses polémiques revenant régulièrement chez les psychanalystes. Elle propose à ce sujet que les psychanalystes, attaqués de l’extérieur, maintiendraient une certaine cohésion, en tant que groupe, en appliquant les critiques qui leur sont faites à un sous-groupe qu’ils excluraient. Au-delà de cette interprétation, la position de Régine Prat est claire : « mêmes s’ils [ces comportements critiqués par Cramer] n’ont pas pour l’enfant une valeur symbolique, dans le sens cognitif du terme, ils sont néanmoins considérés comme porteurs d’un sens, signes apparents de mouvements pulsionnels inconscients et d’angoisses primitives et, en ce sens, interprétables conformément à la méthode psychanalytique » (p. 1347). Cette position tranquillement axiomatique pourrait être adoptée pour cadrer les débats. Elle reprend ensuite des critiques de B. Cramer effectuées comme discutant de l’exposé de Manuel Perez-Sanchez dans l’article du numéro 3 du Journal de la Psychanalyse de l’Enfant, paru en 1987 [5]. Ces critiques visent donc très précisément les observations effectuées selon la méthode d’Esther Bick 4. Voilà ce que Régine Prat répond à B. Cramer : « il semble ainsi méconnaître la filiation analytique de cette méthode bien particulière d’observation de bébés : ici, également, il s’agit de confronter a posteriori les données observées qui ne constituent que le manifeste, à la pensée psychanalytique pour essayer dans une démarche théorique et non plus thérapeutique, après la séance d’observation, de dégager le contenu latent supposé. Prétendre observer des pulsions à l’état natif seraient un pur non-sens : dans cette méthode, il va s’agir d’observer très finement des mouvements mimiques, comportements. Dans un deuxième temps, on formulera des hypothèses sur les mouvements pulsionnels, défensifs et identificatoires sous-jacents » ([33], p. 1347). À André Green qui mettait en garde dans L’enfant modèle contre la réification de l’enfant, elle réplique : « À cette mise en garde contre la réification de l’enfant, il faut en ajouter une autre contre les dangers de la réification de la théorie » (p. 1348) en précisant : « De même, dans la pratique analytique, l’analyste qui serait dans l’espace de la séance dominé par la nécessité de confronter ses théories au matériel de son patient, serait incapable de l’entendre » (p. 1348). De cette première partie de son article où elle répond à des questions précisément citées, il convient de retenir une mise en parallèle de l’observation selon le rigoureux protocole d’Esther Bick (pour d’une certaine façon faire de la psychanalyse du nourrisson), avec le jeu ou le dessin dans le cadre de la psychanalyse d’enfant.
Un plaidoyer pour la pluralité
Bernard Golse, dans son livre Du corps à la pensée [12], embrasse différents points de vue sur le développement des nourrissons en les mettant en perspective et en effectuant des liens éclairants. Au chapitre intitulé Réflexions sur la question de la genèse des représentation mentales et des modèles que nous nous en donnons, il évoque L’enfant modèle (p. 141). Il revient sur le problème de l’absence, fondamental pour A. Green dans la métapsychologie freudienne, et dont le point de vue développemental ne rendrait que peu compte. B. Golse, très fédérateur, avance que c’est justement par la dialectique présence/absence que se positionnent les différents vertex permettant d’envisager les différents modèles psychanalytiques du développement de l’enfant. Ses réflexions plaident pour de la modération et de la lucidité sur ce qui est obtenu et non obtenu suivant les différents options théoriques, en même temps que pour de la pluralité : « Autrement dit, tout modèle général est à la fois nécessairement vrai et nécessairement faux pour un individu donné. Il ne fonctionnera de manière psychanalytique que s’il permet à l’utilisateur d’être disponible pour l’imprévu et de pouvoir repérer ce qui est singulier, spécifique de chaque histoire et qui en tant que tel ne pouvait être prédit » ([12], pp. 143-144). Il reprécise là quelques traits caractérisant une approche clinique (ouverture à la surprise, repérage d’une singularité). Il rappelle, par ailleurs, le rôle du contre-transfert de l’observateur à propos du bébé : « Loin d’être un obstacle à l’étude de la vie fantasmatique et symbolique de celui-ci, c’est au contraire à l’heure actuelle un des outils centraux de cette étude et l’on sait à quel point ce contre-transfert a été mis en exergue par tout le mouvement kleinien et post-kleinien. » (p. 168).
Des remarques sur la temporalité de l’observation directe
Denis Mellier dans le chapitre 7 du livre de B. Chouvier sur les Processus de médiation [32] évoque ce débat psychanalyse et observation du bébé, en l’abordant du côté de la temporalité et de la médiation. On retrouve dans ce texte les « ingrédients » classiques : références à S. Freud et au fort-da, à Mélanie Klein, à Anna Freud et à D.W. Winnicott. Sont cités les noms de René Spitz, John Bowlby, Margaret Mahler, Terry Brazelton, Bertrand Cramer et Daniel Stern. Il classe les observations d’enfants en deux catégories : d’un côté celles qui tendent à expliquer et vérifier la théorie analytique dans laquelle il range les noms juste précédemment cités, et de l’autre celles qui « […] sont mises au service de la pratique auprès d’enfants » ([32], p. 154). Pour lui, A. Freud et D.W. Winnicott se situent dans cette dernière catégorie. Dans les méthodes d’observation directe qui ressortissent à cette seconde catégorie, il souligne l’existence d’une potentialité thérapeutique ; ce qu’il développe à propos de la méthode d’Esther Bick. Il insiste, comme Didier Houzel dont les travaux seront évoqués plus loin, sur le travail inconscient de mémoire de l’observateur, travail qui prend un sens clinique dans le cadre strict instauré par Esther Bick. Décentrant un peu la polémique autour de l’aspect psychanalytique de la méthode d’observation des nourrissons selon Esther Bick, il souligne de façon intéressante que « Ce débat sur l’observation concerne une observation où la démarche analytique s’appliquerait directement à l’enfant observé, où son objet serait le nourrisson lui-même, où la temporalité serait celle linéaire de l’observation objectivante. […] Les termes du problème changent si, comme nous l’avons indiqué, l’approche analytique concerne la démarche de l’observateur, l’observation par elle-même et non le bébé seul » ([32], p. 159). On voit là se profiler ce qui sera défini comme la nature psychanalytique même de cette observation, la notion de cadre psychanalytique. Didier Houzel a fourni, à propos de l’observation selon la méthode d’Esther Bick, des éléments centraux pour ce débat épistémologique, en lien justement avec la notion de cadre.
Un cadre pour l’observation psychanalytique : les propositions de Didier Houzel
Deux textes de D. Houzel vont particulièrement préciser le statut épistémologique de « l’observation psychanalytique » : un texte de 1989 intitulé Penser les bébés [23] et un autre intitulé Observation des bébés et psychanalyse, point de vue épistémologique [25], paru en 1995, dans le livre rendant compte du deuxième colloque international sur « L’observation du nourrisson selon Esther Bick et ses applications », ayant eu lieu à Toulouse en 1994.
Quelques éléments de réponses à André Green
Didier Houzel évoque donc André Green, quatre fois, et uniquement dans le second de ces deux articles. Dans son introduction, il va mettre en regard la position d’A. Green affirmant que les problèmes de la psychanalyse doivent être posés sur le plan de la discussion théorique et celle d’Esther Bick qui souhaitait que l’observateur puisse ne pas être contraint par ses présupposés théoriques. Cela le conduit à formuler l’éclairant paradoxe du psychanalyste et de l’observateur : « Le psychanalyste a pour idéal d’être plongé dans un monde intrapsychique libéré de toute pesanteur objectivante, mais son activité suppose la présence effective d’un patient en chair et en os et il n’a pas d’autres moyens pour communiquer avec lui que ceux fondés sur sa sensorialité, fût-elle auditive. L’observateur voudrait s’affranchir de toute inférence psychique, mais il ne peut recueillir de données que par le truchement de son psychisme et il ne peut les expliciter que par une certaine forme d’interprétation » ([25], p. 108). C’est à une réflexion sur ce paradoxe que nous invite D. Houzel par ses précisions épistémologiques. D. Houzel souligne ensuite (p. 109) que lorsqu’A. Green mentionne des observations pratiquées par des psychanalystes, il faudrait distinguer entre observation psychanalytique et observation expérimentale, au sens explicité ci-dessous. Cela renforce le ressenti que l’on éprouve à la lecture fine d’A. Green : il semble s’adresser majoritairement aux tenants de l’observation des interactions précoces systématisées, quand ils prétendent faire là de la psychanalyse. D. Houzel apporte des précisions sur la temporalité de l’observation classique de l’enfant à la bobine par S. Freud, dont A. Green soulignait le coté fortuit pour l’opposer au systématisme du recueil d’observations. Il rappelle que S. Freud déclare dans le texte du fort-da avoir observé son petit-fils de neuf à vingt-quatre mois. Il s’agit donc bien en effet d’une observation fortuite, mais qui survient malgré tout alors que Freud observait souvent son petit-fils. Enfin, après avoir souligné l’importance de l’aspect dynamique du psychisme tel qu’il intervient lors d’une observation selon la méthode d’Esther Bick, D. Houzel cite A. Green « je pense que tout l’avenir de la pensée psychanalytique doit être maintenant axé sur l’articulation de l’intrapsychique et de l’interpsychique (ou intersubjectif). » pour affirmer : « c’est justement de cela qu’il s’agit dans la méthode d’Esther Bick » ([25], p. 113). Mais, au-delà de cette discussion de positions d’A. Green, D. Houzel développe des propositions théoriques fondatrices pour l’observation directe.
Une légitimité épistémologique à l’observation des nourrissons
Didier Houzel distingue fondamentalement par leur rapport à la notion de surprise l’observation qu’il qualifie de psychanalytique des formes d’observations qualifiées d’expérimentales. Il voit toutefois comme point commun à ces deux catégories d’observation l’aménagement d’un cadre. Mais, dans l’optique expérimentale, le cadre est contrôlé ; il s’agit de « […] mettre en évidence tel ou tel phénomène prévu par l’hypothèse théorique qui sert de support et de référence à l’expérimentation, et cela d’une façon qu’on puisse affirmer le lien de cause à effet entre le phénomène observé et les conditions qui règnent à l’intérieur du cadre expérimental » ([25], p. 109). Tandis que, pour le cadre psychanalytique, « […] ce ne sont plus ses conditions intérieures qui sont contrôlées, mais sa périphérie. Ce sont les limites mêmes du cadre qui font l’objet de l’attention et de la rigueur de l’observateur : limites spatio-temporelles, permettant de définir l’espace concret de l’observation ; limites contractuelles (que propose-t-on ?), qui sont l’équivalent de la règle fondamentale de la cure ; limites psychiques qui forment le cadre psychique et qui dépendent des capacités de réceptivité de l’observateur, non seulement à ce qu’il reçoit par ses sens, mais aussi à ce qu’il perçoit par son émotionnalité, par son activité imaginaire et par sa capacité à penser ; tout cela correspondant à ce que Bion a appelé la “capacité de rêverie” » ([25], pp. 109-110). Pour Didier Houzel, la critique épistémologique majeure habituellement formulée à propos de l’observation psychanalytique des nourrissons est celle de l’auto-référenciation : ce qui est mis en place par ce mode d’observation contiendrait déjà ce que l’on prétend trouver. Pour faire comprendre que ce point de vue n’est pas rédhibitoire, D. Houzel, dans son article Penser les bébés [23], cite de façon très didactique l’exemple du télescope: bien qu’il soit de « l’optique géométrique matérialisée », pour paraphraser Gaston Bachelard, le télescope n’empêche pas de découvrir des planètes inconnues. Donc cette critique de l’auto-référenciation n’est pas un empêchement à l’observation, pourvu que le cadre de celle-ci soit clarifié, notamment dans le fait de pouvoir circonscrire les postulats théoriques. Et cela conduit D. Houzel à préciser ce qu’il appelle « les présupposés sur le fonctionnement mental : existence d’un psychisme inconscient, structuration du psychisme en instances, phénomènes de transfert et de contre-transfert » ([23], pp. 33-34). Le cadre ainsi circonscrit « […] garantit ce que W.R. Bion a appelé, en empruntant l’expression à Keats, la “capacité négative”, c’est-à-dire la possibilité de supporter de ne pas comprendre dans l’attente qu’un sens émerge du sein même des phénomènes observés – tout le contraire de la projection » ([24], p. 9).
Conclusion
Nous venons de faire un certain parcours dans le champ psychanalytique autour de la question de l’observation directe. Il semble que la tendance qui se dessine actuellement soit plutôt celle de la pluralité des approches autour du même objet, cette pluralité offrant une conjugaison des points de vue dont les avancées théoriques ne peuvent que profiter. B. Golse, déjà fédérateur dans son livre Du corps à la pensée [12], défend également l’articulation entre phénoménologie et psychanalyse dans son récent ouvrage L’être bébé [13]. Ce qu’apporte l’évocation des textes qui vient d’être faite, c’est peut-être d’une part d’indispensables rappels sur des filiations possibles, mais aussi d’autre part des éléments pour que chacun puisse faire face à la nécessité de savoir se situer précisément dans son approche. Au-delà du parallèle que nous avons souligné entre la question au sein de la psychanalyse de la place de l’observation directe et celle de la place de la psychanalyse de l’enfant, il convient de souligner que ce rapport à l’observation engage d’une façon essentielle le rapport à la construction théorique du psychanalyste qui s’y confronte, à son épistémologie et même à sa pratique. On pourrait peut-être alors parler, en référence à Gérard Holton [22], de thêmata pour les psychanalystes. Épistémologue des sciences, G. Holton repère en effet, à travers l’histoire des modes de pensée des physiciens, l’existence de couples antithétiques : par exemple, les couples [évolution/involution], [invariance/variation], [hiérarchie/unité], [atomisme/continu], etc. C’est l’agencement des différents éléments de chaque couple qui va, pour ce physicien et historien des sciences de Harvard, caractériser le rapport particulier de chaque scientifique à la recherche et, plus largement, à la science. Il appelle thêma chacun de ces éléments d’un couple et il éclaire sa théorisation en explicitant des débats historiques entre physiciens à l’aide de leurs oppositions de thêmata. Par analogie, on pourrait vraisemblablement dégager des thêmata à l’œuvre chez les psychanalystes à propos de l’observation. On a vu en effet la façon dont le rapport à l’observation mobilise des éléments profonds dans leurs conceptions et leurs pratiques de la psychanalyse ; ainsi les couples [modèle du rêve/enfant modèle], [enfant observé/enfant reconstruit], voire [théorie du Moi précoce/ théorie de l’enveloppe psychique]. Ce sont là quelques pistes possibles pour qui serait tenté par une histoire clinique de la pensée des psychanalystes.
Rappelons-les ici : « Dans cette approche, on imagine que la proximité au bébé équivaut à la proximité de l’inconscient. Cela présuppose deux positions : a. qu’on peut saisir l’inconscient directement, vu qu’on n’a pas affaire à l’élaboration défensive ; b. que le plus infantile est identifié au plus inconscient. On cherche donc à saisir l’inconscient à l’état brut comme de l’or non mâtiné d’alliage » (p. 227)
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