Numéro
Perspectives Psy
Volume 45, Numéro 2, avril-juin 2006
Page(s) 151 - 156
Section Articles originaux
DOI https://doi.org/10.1051/ppsy/2006452151
Publié en ligne 15 avril 2006

© EDK, 2010

Sans idéologie aucune, nous souhaitons viser par cette contribution deux objectifs. Le premier objectif consiste à apporter un éclairage anthropologique sur les modèles nosographiques et thérapeutiques traditionnels du désordre mental qui dominent la société maghrébine dite traditionnelle. Le deuxième objectif est de mettre l’accent sur la problématique posée par les errances diagnostiques et les inadéquations thérapeutiques rencontrées auprès des migrants maghrébins en général, et marocains en particulier, lorsqu’ils interpellent les structures de soins modernes.

Les apports de l’anthropologie

Dans la société maghrébine, on peut globalement distinguer deux ordres de systèmes de soins. L’un traditionnel, populaire et restreint et l’autre moderne, orchestré par le corps médical et plus global. Ces deux systèmes, d’apparence opposés, fonctionnent avec une parfaite interactivité.

Le modèle médical

Il implique la politique sanitaire du pays, mais le recours aux instances médicales ne concerne que le malade et ses proches. L’histoire de la médecine maghrébine en général et de la psychiatrie en particulier [1], a été marquée par de nombreux travaux et réalisations de médecins arabes, perses ou juifs d’expression arabe, tels que :

  • Rhazès (Errazi, 850-923), qui institua l’approche psychologique du malade et énonça le concept de psychothérapie dans son encyclopédie Al Haoui (Continens).

  • Avicenne (Ibn Sina, 980-1037), qui écrivit le célèbre ouvrage Al Kanoun Fi Tib (Les lois de la médecine) et préconisa le jeu de la balançoire dans le traitement de la mélancolie.

  • Avérroès (Ibn Rochd, 1126-1198), qui fut médecin du roi Al Mohad à Marrakech et interpréta Aristote en regard avec le Coran.

  • Maimonide (Ibn Maimoun, 1135-1204), qui fut médecin personnel de Saladin en Syrie puis devint le chef spirituel de la communauté juive en Égypte.

L’école médicale arabe a été la première à proposer une assistance hospitalière pour aliénés avec, entre autres, le bismaristant de Bagdad vers 765, de Damas vers 800 et d’Alep en 1270. En Occident, ce n’est qu’en 1410 que Juan Gilberte Joffré, en Espagne, fondait par un édit l’Espital Del Folls à Valence, puis d’autres hospices destinés aux malades mentaux selon le modèle arabe. Les maristanes arabes étaient réputées pour leur confort et également pour leur qualité ergothérapique. À partir du XVe siècle, à la suite de l’invasion de Bagdad par les Mongols, la médecine arabo-musulmane tombe dans la décadence. Avec le transfert des technologies du Nord vers le Sud [21], l’assistance aux malades mentaux s’est développée sur deux modes : les asiles psychiatriques, et les hôpitaux généraux dans les grandes métropoles. Ce développement est inhérent à l’avènement des chimiothérapies antipsychotiques (Largactil® en 1952) et renforcé par les échanges universitaires et post-universitaires entre les deux rives de la méditerranée. Dans la société maghrébine contemporaine, la théorie psychiatrique dominante se réfère à un savoir organiciste, face à une demande croissante et souvent à caractère urgent, autorisant insidieusement les différentes autres approches (techniques comportementalistes, systémiques, psychanalytiques…). La psychanalyse, notamment, a connu ses débuts en période de Protectorat au Maroc sur l’impulsion d’un groupe de psychanalystes français dirigé par Hesnard, puis avec René Laforgues, l’un des pionniers de la psychanalyse en France qui fut président de la société psychanalytique de Paris en 1926 et créa la revue française de psychanalyse [4]. Après Laforgues, Clément poursuivit la diffusion de la psychanalyse au Maroc. L’hôpital, offrant un discours centré sur la maladie, reste un lieu de recours pour gérer la dangerosité et une alternative possible pour les sujets nécessiteux. Quelques particularités cliniques, évolutives et thérapeutiques ont pu y être observées :

  • l’expression clinique des malades dépressifs : le malade accepte son sort mektoub et subit avec patience et dignité sa douleur et sa souffrance sans culpabilité majeure, prédominance des idées de persécution, des bouffées délirantes aiguës où la pensée magique est centrale, somatisations et conversions hystériformes [8, 20] ;

  • l’incidence culturelle sur certaines conduites pathologiques : on rencontre une relative décroissance du suicide et des tentatives du suicide et peu d’accidents de sevrage pendant le mois de Ramadan, période d’abstinence forcée pour les alcoolo-dépendants ;

  • l’attribution de la responsabilité du trouble mental à une origine extérieure, non médicale : c’est toujours la faute de l’autre, djinn, sorcier, ennemis, voisin jaloux ;

  • le recours prioritaire au guérisseur : la prise en charge est essentiellement communautaire, c’est sous prétexte d’intermédiation entre le sacré et le malade, que le milieu populaire maghrébin dirige le malade mental dans des circuits thérapeutiques traditionnels, avant de le déclarer officiellement fou et le soumettre à d’autres soins plus rationnels.

Il arrive même qu’un parent d’un patient demande l’autorisation au médecin hospitalier d’amener un guérisseur traditionnel au sein de l’hôpital. Cette affaire n’est pas spécifique à la maladie mentale, par exemple les femmes sont amenées vers l’hôpital pour accoucher, épaulées par leurs mères, sœurs, cousines ou tantes pour ne pas faillir à la tradition qui permettait à leurs aînées d’accompagner toutes les grossesses de mesures magico-religieuses [12].

Le modèle traditionnel

Il est plus populaire, il implique le village, l’ensemble du groupe, les proches. Ce sont eux qui décident localement de gérer ou d’exclure la maladie voire le malade lui même [3, 7]. Ce modèle offre un discours moins humiliant, non centré sur la maladie et entraîne l’irresponsabilité totale du malade [10], reléguant les causes agissantes de la folie dans les catégories nosologiques douteuses, imprécises, représentées par le terme générique lahmaq (folie) ; accompagné d’attributs étiologiques comme :

  • majnoun (aliéné par le djinn) - madroub (frappé par le djinn)

  • maskoun (habité par des esprits) - mekhallat (la personne est mélangée au djinn)

  • mekherdel (la personne chez qui tout est incohérent) - memlouk (possédé par les esprits invisibles)

  • matrouch (giflé par le djinn) - m’chiar (contact violent avec le djinn)

  • majdoub (attiré, illuminé par le djinn).

Dans les représentations populaires, l’atteinte mentale parait bel et bien comme l’émanation persécutrice des esprits invisibles, le djinn ou les djnouns, décrits et reconnus par le Coran. À la lumière des travaux anthropologiques et enquêtes sociologiques [2, 10, 25], nous avons pu dégager trois volets comprenant les étiologies populaires, la nosographie populaire et une batterie de thérapeutiques traditionnelles.

Les étiologies populaires

Elles tournent autour de quatre axes principaux.

  • L’atteinte par les djnouns, qui attaquent brutalement la personne, quel que soit le lieu et le moment,

  • La malédiction émanant des saints, où le saint est appelé pour rendre justice et causer des ennuis matériels voire physiques ou psychiques chez les individus ayant été à l’origine du mal.

  • La malédiction divine, considérée comme une sanction méritée suite à une faute gardée soigneusement secrète par l’individu.

  • La cause profane, qui impute la responsabilité du mal (telle que la perte d’un proche, la faillite commerciale, un accident de circulation, un traumatisme même banal...) à des causes matérielles ou humaines accidentelles.

La nosographie populaire

Elle est dominée par le délire et les plaintes somatiques.

  • Que ce soit dans le cadre de la schizophrénie, de l’agitation maniaque ou de la dépression mélancolique, la société maghrébine emploie deux termes pour désigner le délire : hitr, c’est le radotage et à un degré de plus daâcq, c’est la rupture sémantique avec l’environnement. Le maniaque devient gênant dès qu’il fait allusion au sexuel dans son discours, alors que le mélancolique, méqallaq ou makhtouf est mieux toléré car considéré comme victime de la tyrannie et de la contagion du djinn avec qui il cohabite, le grin qui est le jumeau invisible de chaque individu, une sorte de double humain.

  • Quant aux plaintes somatiques, elles fonctionnent surtout chez l’illettré comme un relais langagier dans l’expression de sa souffrance mentale. La somatisation franche liée à l’atteinte mentale attribue l’origine du trouble à un dérangement physique supposé plus aisé à guérir.

  • La théâtralité, les difficultés sexuelles, de type impuissance ou conduites déviantes d’exhibitionnisme, sont toujours considérées comme le résultat d’un sort jeté par une femme généralement proche ; l’individu est alors noué par une aiguillette, metaqqaf ou bien ensorcelé par une nourriture empoisonnée, mouekkel.

Les thérapeutiques populaires

L’organisation thérapeutique est d’autant plus rude et sinueuse que les chances d’une guérison espérée sont minimes. L’individu se trouve ainsi engagé dans différents projets thérapeutiques pour restituer son intégrité mentale, un véritable parcours du combattant. On peut remarquer que toutes les thérapeutiques traditionnelles utilisent des procédés magiques ainsi que le sacré (Dieu, saints) comme force exorcisante.

Parmi ces méthodes, nous en citons les plus courantes :

  1. La première thérapeutique s’organise autour du dérangement physique qui serait « un déplacement de la perle du cerveau du malade », le traitement consiste à faire avaler au malade mental une vraie perle un vendredi à l’aube, assorti de récitation recueillie de quelques versets coraniques par des parents pieux et proches du malade.

  2. La consultation de guérisseurs (Taleb, Fquih, Attar, Sahhar, Chouafa,...), ils permettent en fonction de la partie du corps atteinte de déterminer avec précision le nom du djinn qui en est l’auteur. Souvent ces personnages ont eux même fait l’objet d’une expérience délirante dont ils sont rescapés ou à laquelle ils se sont exposés à un moment donné de leur parcours initiatique.

    • Le Fquih/Taleb : connaisseur de la science ésotérique d’inspiration coranique. Ce thérapeute est capable de dialoguer avec le djinn, de le flageller sur le physique du malade afin d’en neutraliser les maléfices. Le Fquih transcrit à l’encre noire artisanale le verset du coran qui lui correspond dans un bol, recommande de diluer cette écriture à l’eau de pluie ou à défaut à l’eau de rose et de boire le contenu du bol à petites gorgées à l’aube.

    • La Chouafa : il s’agit d’une vieille dame, souvent une ancienne chikha, danseuse-prostituée à qui on reconnaît quelques pouvoirs exorcisant. Elle est reconnue pour transgresser des tabous sociaux. Après l’écoute de son client et une courte concentration accompagnée de fumigations, labkhour, et de prières sibyllines, elle annonce le nom et la couleur du djinn possesseur, le melk.

  3. La multiplication des visites aux sanctuaires, sadates, ayant la réputation d’enrayer le mal ou d’en amoindrir les manifestations gênantes. Le contexte maghrébin ne prévoit que très peu de saints ayant la baraka, prérogative de guérir les atteintes mentales. Ainsi, les visites multipliées de ces saints cherchent à décupler le bénéfice de cette baraka.

  4. L’organisation périodique des séances de danses rituelles hadra relevant de la trame structurelle de la transe [22] orchestrée par les patrons des confréries prévues à cet effet comme derquaoua, h’madcha, aïssaoua, g’naoua, jilala... Un individu sain qui se sent menacé par des troubles mentaux et même des enfants peuvent être conviés à une transe à visée préventive et protectrice contre le jaillissement éventuel de la folie.

  5. Les thérapeutiques par procuration : lorsque le trouble mental persiste, le groupe charge un tiers de chercher les causes réelles de sa maladie dans la perspective de trouver les moyens appropriés pour l’éradiquer, il s’agit de :

    • L’activité onirique : demander à un parent très proche de rêver pour le malade afin de lui signaler au bout de quelques jours, l’origine de la maladie et les moyens d’y remédier,

    • L’incubation sacrée : demander à un tiers de passer quelques nuits près de la tombe d’un saint dans l’espoir que ce dernier lui livre le secret étiologique et thérapeutique du trouble dont souffre le malade.

    • Le séjour dans les sanctuaires : s’adresser à un membre d’une confrérie religieuse ou mystique pour entreprendre un véritable périple dans la région en vue de séjourner dans les sanctuaires les plus connus afin de voir en songe le saint susceptible de donner la clé de la guérison. Ce recrutement aurait implicitement pour but d’engager dans ce périple les marginaux de la société et de les obliger à quitter la ville pour une longue durée en dehors de l’espace qu’ils ont épuisé.

  6. Les procédés de dernier recours : ils illustrent bien le poids réel des malades mentaux chroniques sur la société et leur abandon à une violence thérapeutique, tels que :

    • La matmoura, un silo où on fait séjourner le malade pour une durée indéterminée. Il s’agit d’un véritable trou sans aération ni éclairage, situé souvent à proximité du tombeau d’un saint réputé pour son pouvoir thérapeutique.

    • Les malades peuvent être enfermés dans les grottes habituellement réservées à des cultes juifs, transaction courante entre les deux communautés juive et musulmane permise en cas de grands malheurs [24].

    • Le malade têtu, récalcitrant, déchaîné et qui ne veut pas guérir est attaché et descendu dans le puits sacré, l’bir. On recommande de l’y laisser pendant trois jours et trois nuits, sans nourriture à l’exception de l’eau qui provient souvent d’une source réputée bénite, enrichie de sel pour faire fuir le djinn. Par ailleurs, ces circuits thérapeutiques traditionnels fonctionnent souterrainement et habilement comme une source économique non négligeable (les ventes, les locations, les offrandes...), dont tirent profit les chefs des confréries, les descendants des saints, les gérants des sanctuaires, les moqqadems, avec la complicité et/ou l’indifférence des autorités publiques locales [10].

Le savoir-faire psychiatrique

Dans la société maghrébine contemporaine, la relation thérapeutique est désormais soumise à ces deux systèmes de soins, la contrainte et la coutume pour le modèle traditionnel ; l’urgence et la nécessité pour le modèle médical. En pratique clinique, il est légitime de se poser tout au moins deux questions :

  • Dans quelles conditions et quel cadre s’effectue la rencontre du malade mental avec la psychiatrie ?

  • Comment éviter d’assimiler le problème psychologique (position fantasmatique individuelle) à un simple problème de culture ou de langue (données socioculturelles) et vice-versa ?

Résoudre ces difficultés techniques suppose un savoir-faire, tant populaire et anthropologique que psychiatrique et clinique, en tenant compte de l’intrication d’un certain nombre d’éléments.

  • Le psychiatre avec son corpus scientifique, sa langue de formation, ses propres références et croyances.

  • Le malade avec son ambivalence, sa problématique et le degré de concordance de son discours avec le discours communautaire dominant [18]. Le discours du malade mental puise sa cohérence dans le discours communautaire dominant [18] et dans le contexte social, culturel et religieux. Sa problématique individuelle est toujours élaborée au sein de la famille et de la collectivité.

  • L’inadéquation de la terminologie scientifique et de la langue écrite (le littéral) par rapport à la langue parlée (le dialectal). Il n’y a pas de traduction exacte de certains mots, il n’y a que des paraphrases. Le mot « anxieux », par exemple, ne s’exprime qu’à travers le langage du corps.

  • L’effet protecteur de l’entourage contre l’impact des expériences traumatisantes crée une situation de vraie/fausse tolérance, de stabilité et d’adaptabilité à l’environnement socio-familial, ce qui n’est pas forcément un signe de normalité psycho-comportementale.

  • Le risque de dérives idéologiques est d’autant plus important qu’il s’agit de pathologies agencées [14]. Le piège serait d’asséner des interprétations sans tenir compte des croyances du sujet et de confondre sorcellerie et délire de persécution, envoûtement ou maraboutage et délire d’influence, phénomènes de possession et conversion hystérique, ou encore visions initiatiques et véritables hallucinations, etc.

En parallèle à ces particularités autochtones de la souffrance psychique, la psychiatrie comparative [6] suggère ainsi de retenir, dans le sens des travaux de Bleuler sur la schizophrénie (dans [6]), l’identification des symptômes primaires qui sont universels et qui forment un « syndrome axial » (exemple : les troubles des associations, les troubles cognitifs chez le schizophrène) et les symptômes secondaires qui peuvent souvent manquer (exemple : les troubles affectifs). Bleuler différencie les symptômes primaires qui naissent directement du processus pathologique lequel est conditionné physiquement et commun à tous les peuples, et les symptômes secondaires considérés comme des réactions du psychisme normal à ces défaillances originaires du fonctionnement mental. Pour l’anthropologie [13], le nombre et la diversité des désordres ethniques dans une culture donnée reflètent le degré d’orientation psychologique de cette culture. Ainsi, le savoir-faire psychiatrique impose l’évaluation de toute une série de dimensions : l’expression psychopathologique, le biculturalisme [9, 15], la situation socio-économique et l’histoire synchronique et diachronique du sujet et leurs rôles réciproques dans les difficultés que rencontre le patient maghrébin, migrant en l’occurrence, avant de l’engager dans une quelconque conduite thérapeutique. Le décodage de ces facteurs permet d’éviter les généralisations hâtives (diagnostics de psychose, de sinistrose, d’hystérie...), les soins les plus succincts (chimiothérapies...) et de recourir à des hospitalisations itératives, non concluantes et amplifiant la culpabilité, la honte des parents « parents indignes » et leur douloureux vacillement existentiel entre tradition et modernité [27]. Ces difficultés diagnostiques sont majorées chez les familles immigrées par le truchement des phénomènes d’adaptation et d’acculturation et par l’extrême vulnérabilité de leurs enfants en périodes d’acquisition structurale [19], notamment lorsqu’il s’agit :

  • de la période périnatale (au moment de la mise en place d’interactions précoces mère-enfant) ;

  • des apprentissages scolaires (lecture, écriture, calcul) ;

  • de l’adolescence, moment des choix sexuels et des choix de vie.

Le rôle du psychiatre est primordial dans l’étayage de la valeur psychopathologique du symptôme et dans la restauration de sa véritable signification [23]. Une des alternatives possible est de respecter les valeurs et représentations culturelles d’origine et de faciliter leur circulation dans l’imaginaire de ces patients, au delà des images dévalorisantes comme le qualificatif de société « archaïque » ou « primitive » [17]. Mais aussi de recourir à des métaphores accessibles aux enfants, faisant référence par exemple aux dictons, mythes, contes ; de faciliter le recours à des investissements sublimatoires des connaissances scolaires, sportives et artistiques [26]. C’est l’ouverture du regard, d’un regard croisé, un « regard écoutant » [11], qui va constituer un progrès énorme dans la tentative de compréhension de l’autre. La démarche ethnopsychiatrique nécessite une lecture anthropologique, une attention constante à un certain nombre de choses visibles et invisibles et un décentrement radical par rapport à ses propres catégories culturelles. Cette démarche est humainement fondamentale car elle permet la reconnaissance du sujet, à la fois dans sa singularité, sa différence et dans sa dimension d’universel et de semblable. Si le conflit restait d’emblée présent, entre l’effort pour demeurer tel qu’on est et l’effort pour se modifier en fonction de nouveaux desseins et de nouvelles exigences de la réalité [16], la rencontre du psychiatre avec ces patients ne serait-elle pas pour eux une chance d’acquérir une mobilité intérieure, une ouverture psychique, de voir plus clair en eux-même et de comprendre leur profonde ambivalence existentielle face à toutes ces manigances communautaires ?

Conclusion

Dans le contexte socio-culturel maghrébin, le malade mental puise la cohérence de son discours dans les croyances populaires communément partagées, ce qui donne toute leur légitimité aux thérapies traditionnelles dont le substrat théorique magico-ésotérique fournit une quantité d’images précieuses à des esprits en manque de symboles. La démarche psychiatrique n’est entreprise que dans le cas où le groupe déclare fou le sujet parce que son discours est devenu incompréhensible ou parce qu’il commence à manifester des conduites gênantes auto et/ou hétéro-agressives. Les investigations anthropologiques et sociologiques dénoncent toutes ces pratiques traditionnelles inopérantes qui méconnaissent la réalité subjective, laissant libre arbitre à une batterie infinie de manipulations hasardeuses voire nocives. Le sujet se voit prisonnier dans un dilemme existentiel entre un social attractif et jouissif mais aléatoire que représente la modernité et une appartenance indéfectible et tolérante mais culpabilisante qu’incarne la tradition. Ainsi le savoir ethnopsychiatrique doit (re)situer la psychopathologie dans son « système de référence élargi ». En tant que thérapeutes, nous sommes confrontés au décodage des propos que nous entendons ou des interactions que nous observons. L’écoute de l’autre stipule un regard, une lecture anthropologique du mal qu’il nous livre, visible ou invisible à l’instar d’une relation transférentielle. C’est de notre compréhension que va dépendre la qualité de notre intervention, pour amener le sujet à un dénouement moins aveugle, à pouvoir se modifier en fonction des exigences de la réalité, à s’épanouir à travers de nouveaux liens et à s’offrir d’autres possibilités de satisfaction.

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