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Perspectives Psy
Volume 45, Numéro 1, janvier-mars 2006
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Page(s) | 53 - 58 | |
Section | Dossier | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2006451053 | |
Publié en ligne | 15 janvier 2006 |
La part du rêve dans le dépistage précoce
The part of dreaming in early case finding
1
MCU-PH, Service de Psychothérapie de l’Enfant et de l’Adolescent, CHU de Reims. CAMSP de Reims
2
Psychanalyste, Psychologue, CAMSP de Reims
3
CCA, Service de Psychothérapie de l’Enfant et de l’Adolescent, CHU de Reims et Pédopsychiatre, CAMSP de Reims
4
PH, Service de néonatologie, CHU de Reims et Neuropédiatre, CAMSP de Reims. Service de Psychothérapie de l’Enfant et de l’Adolescent, Hôpital Robert Debré CHU de Reims, 51092 Reims Cedex, France. Centre d’Action Médico-Sociale Précoce (CAMSP) 49, rue Cognacq Jay, 51100 Reims, France
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acrolland@chu-reims.fr
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lauraupetit@aol.com
À partir d’une situation clinique, différents professionnels d’un Centre d’Action Médico-Sociale Précoce s’interrogent sur l’accompagnement des parents des enfants inscrits dans une démarche médicale de dépistage précoce. Ils émettent l’hypothèse selon laquelle, pour ces enfants stigmatisés « handicapés potentiels », un travail entre les parents et l’équipe pluridisciplinaire de l’institution, sur le modèle de la « rêverie maternelle » de Bion, peut soutenir la capacité de rêverie parentale fragilisée. Ainsi, ce dispositif médical devient aussi un lieu de contribution aux interactions parents-enfant.
Abstract
Starting from a clinical situation, several workers in a Medico-Social Action Center are question the support provided for parents taking part of a screening process. They express a hypothesis that for those children stigmatized as “potential disabled”, the meeting between parents and a pluridisplinary team on the model of Bion’s “motherly reverie”, can support the parents’ capacity for reverie which has been weakened. This way, this medico social device could be also a place for a contribution to the interactions parents-child.
Mots clés : dépistage / parents / capacité de rêverie / CAMSP / interactions précoces
Key words: case finding / mother’s capacity for reverie / CAMSP / precocious interactions
© EDK, 2010
Notre réflexion prend sa source dans le cadre d’un travail au sein d’une équipe pluridisciplinaire dans un Centre d’Action Médico-Social Précoce. De formation et d’exercices différents et non exclusifs au sein de cette structure, nous avions été interpellées, au début de notre pratique, par la notion de « dépistage », action constituant une des missions des CAMSP. Le CAMSP de Reims a ouvert en janvier 2002. Il se veut polyvalent, c’est-à-dire accueillant des enfants de 0 à 6 ans présentant des difficultés hétérogènes dans leur développement (psychomoteur et/ou cognitif et/ou affectif). Ses missions réglementaires sont le dépistage, la cure ambulatoire et la rééducation de ces enfants. Une équipe pluridisciplinaire assure le diagnostic et le traitement de ces troubles. Le dépistage dit « systématique » concerne les enfants ayant séjourné dans le service de réanimation néonatale de Reims, centre de niveau III), nés prématurément (entre 24 et 32 semaines d’aménorrhée), et/ou porteurs d’un RCIU inférieur au 3e percentile, et/ou les bébés nés à terme ayant présenté une souffrance fœtale aiguë. Il est proposé à ces enfants à risque de handicap des consultations conjointes (pédiatre-puéricultrice) à un rythme défini (6, 12, 18 et 24 mois), suivies éventuellement d’avis médicaux spécialisés (neuropédiatriques, ophtalmologiques, pédopsychiatriques, de médecine de rééducation) et/ou de bilans en psychomotricité. De trois ans à 6 ans, l’enfant est vu par le pédiatre tous les ans. Ce dernier prescrit alors éventuellement un bilan neuropsychologique en fonction des données cliniques et scolaires. Parallèlement à ce dépistage systématique, un enfant peut être adressé au CAMSP par un médecin traitant ou un pédiatre. Cette démarche peut trouver son origine dans une inquiétude parentale, mais le plus souvent elle repose sur le constat d’un retard de développement effectué par la halte garderie, la crèche, l’école, la PMI et/ou le médecin lui-même. La notion de dépistage, au sens de découvrir une maladie jusqu’alors sous-jacente, est une démarche classique des médecins d’enfants (pédiatres et pédopsychiatres). En revanche, l’action d’adresser des parents et leurs enfants dans un lieu défini et reconnu pour ce type d’investigation, parfois sans qu’aucun motif d’inquiétude n’anime les parents, peut questionner. D’autant qu’elle concerne souvent, du moins dans le cas du dépistage systématique, une population de parents meurtris par une période périnatale qualifiée par eux-mêmes de « douloureuse », voire de « traumatique ». Notamment la naissance d’un enfant prématuré, comme le font remarquer Mazet et Stoleru, constitue un véritable choc affectif. « Au début, quand le bébé est plus petit et impressionnant à voir, l’espoir qu’il survive peut se mêler à des désirs de mort très culpabilisants » [5]. Du point de vue pédiatrique, la pertinence de ce dépistage est indiscutable, du fait qu’il conduit à une prise en charge précoce des troubles, avec les meilleures chances d’une évolution favorable en regard de la plasticité cérébrale. Cependant, du point de vue psychique, on pourrait craindre que la démarche de dépistage ne soit vécue par les parents comme une « épée de Damoclès » au-dessus de leur tête, véritable menace imminente, rappelant la précarité du bonheur, et interférant avec la constitution du système d’attachement. En effet, que ce soit dans le cadre d’un suivi de grossesse, d’un dépistage systématique, ou d’un simple constat de retard de développement, la suspicion et/ou la perspective de recherche médicale d’une anomalie, chez le fœtus ou l’enfant, va donner une tonalité particulière aux vécus affectifs profonds des futurs parents et des parents ainsi qu’aux interactions parents-enfant qui vont en résulter. Pourtant, notre expérience au sein du CAMSP nous a enseigné que ce type de structure, en tant qu’elle permet de conjuguer de manière concomitante, démarche médicale de dépistage de l’enfant, et accompagnement des parents, pouvait être aussi le lieu d’une contribution aux interactions de ces « enfants en dépistage » avec leurs parents. Nous avons choisi d’illustrer notre propos par la restitution d’une expérience clinique qui s’est déroulée sur quatre mois dans le cadre du CAMSP de Reims.
Louise a été adressée au CAMSP à l’âge de un an par un neuropédiatre hospitalier pour prise en charge d’un retard modéré des acquisitions. Ce retard, combiné à une position ectopique du rein gauche ainsi qu’à une microcéphalie relative, a conduit le neuropédiatre à évoquer auprès des parents la pertinence d’une recherche génétique pour Louise, au moyen d’un caryotype haute résolution. Avant de rencontrer Louise et ses parents, les membres de l’équipe du CAMSP sont informés, en réunion de synthèse, des éléments de son dossier médical. Louise est née à 37 semaines d’aménorrhée avec un poids de 1,850 kg, porteuse d’un retard de croissance intra-utérin dépisté au cours du deuxième trimestre de la grossesse. La grossesse a été marquée par une hospitalisation pour menace d’accouchement prématuré à 29 semaines d’aménorrhée. Suite à un accouchement eutocique dans une maternité non reliée au réseau du dépistage systématique, le bébé est resté hospitalisé trois semaines dans leur service de néonatologie. Au moment de la première consultation pédiatrique au CAMSP, Louise a 15 mois. Le compte-rendu de cette consultation mentionne qu’elle est accompagnée par son père, sa mère ayant estimé que pour elle, c’était trop difficile de se rendre au CAMSP pour l’instant. Les deux parents travaillent et Louise est gardée par une nourrice à leur domicile avec ses frères de 10 et 6 ans. Elle n’a pas fréquenté de halte-garderie. Au cours de l’entretien, Monsieur B. évoque un contexte de naissance difficile, en raison des inquiétudes suscitées pendant la grossesse, de la séparation occasionnée par l’hospitalisation et des caractères dysmorphiques de l’enfant repérés très tôt par les parents. Il rapporte également la perception, dès la naissance, par la mère de Louise, d’une différence de comportement par rapport à ses frères Il décrit sa fille comme manifestant peu ses émotions, n’éclatant jamais de rire et ne montrant ni peur de l’étranger, ni angoisse de séparation. Il mentionne également des difficultés d’alimentation. Le père de Louise fait allusion spontanément à l’indication de la recherche génétique, tout en précisant que ni lui ni sa femme n’y sont opposés, mais qu’ils ne sont pas prêts, pour l’instant, à l’effectuer. Le compte-rendu de l’examen clinique de Louise fait état d’un contact assez fugace et de l’absence de conduites d’opposition. À l’issue de cette consultation, il est proposé d’effectuer une observation de Louise par une psychomotricienne, sur quelques séances. Il est également évoqué la possibilité d’aborder les difficultés d’alimentation de Louise avec une puéricultrice, et de rencontrer la psychologue clinicienne de l’institution, rendez-vous laissés à l’initiative des parents. La situation de Louise et de sa famille est de nouveau abordée en synthèse d’équipe.
Un mois plus tard, Mme B. et Louise ont déjà rencontré la puéricultrice et la psychomotricienne. C’est suite à une séance avec la puéricultrice que Mme B. a pris rendez-vous avec la psychologue clinicienne. Ce qui suit est une tentative de restitution de ce qui s’est joué lors de cet entretien. Lorsque je me présente dans la salle d’attente, je découvre Mme B., non accompagnée de Louise. Je sais qu’elle a souhaité un rendez-vous à l’heure du déjeuner car elle est très prise par son travail. Immédiatement, elle fait part de son étonnement devant la salle d’attente vide, ce qui lui permet d’enchaîner sur ses réticences à se rendre au CAMSP de peur « d’être confrontée à certaines images d’enfants ». Je mentionne que nous recevons en effet peu d’enfants et leurs familles dans cette tranche horaire. Elle précise avec un grand sourire que cela lui convient d’autant mieux que les responsabilités qu’elle exerce ne lui permettraient pas de se déplacer à un autre moment. Je lui demande alors ce qui l’a conduite jusqu’à ce rendez-vous. Elle me répond que c’est sa fille Louise qui a 17 mois et elle associe d’emblée sur sa perception, dès la naissance de cette enfant, de « quelque chose de différent », en comparaison de ses deux fils. « Elle avait une drôle de tête » précise-t-elle. Aussitôt, elle se corrige « en fait, dès que j’ai été enceinte, j’ai senti cette différence ». Elle évoque ensuite son début de grossesse difficile, le diagnostic de retard de croissance intra-utérin et l’inquiétude envahissante qui a marqué la fin de sa grossesse et ne l’a pas quittée depuis. Elle reste alors silencieuse, baisse la tête et se tasse progressivement au fond de son siège. Puis, elle aborde alors directement la question du retard de développement de Louise et l’éventualité d’une recherche étiologique, qu’elle ne se sent « pas prête à envisager pour l’instant ». Mais aussitôt elle mentionne qu’elle sait bien qu’il y a quelque chose qui ne va pas, et que sans doute, elle ne pourra jamais faire de courses avec sa fille, « comme le font une mère et une fille ». Elle se redresse et s’anime alors pour expliquer qu’elle avait toujours espéré avoir une fille pour cela et qu’elle s’est très jeune imaginée en train de faire les magasins avec sa fille adolescente, car c’est une activité qu’elle affectionne particulièrement. Je lui demande alors ce qu’elle aime faire avec sa fille pour l’instant. Après un long silence, elle me répond qu’elle fait peu de choses avec elle. En réponse à mes questions, elle évoque un contact très minimal et décrit une enfant « fermée », s’intéressant peu aux autres, même si elle admet qu’elle joue un peu avec ses frères. Elle précise alors qu’elle a beaucoup de travail, qu’elle rentre fatiguée et qu’elle n’a pas toujours l’énergie d’aller vers sa fille. Je suggère alors que les vacances seront certainement bienvenues pour toute la famille et propose de nous revoir à la rentrée, éventuellement avec Louise. Mme B. accueille ma proposition par « ce serait possible à l’heure du déjeuner ? ». Notre entretien aura duré plus d’une heure.
Quinze jours plus tard, le retour d’observation de Louise est présenté en synthèse d’équipe par la psychomotricienne chargée de l’observation. Ce bilan met en évidence un retard homogène d’environ 4 mois, associé à des difficultés de contact et de communication. Il est envisagé une prise en charge en psychomotricité, hebdomadaire en groupe et tous les quinze jours en individuel, ainsi qu’un suivi avec la puéricultrice. La question des interactions mère-enfant est longuement abordée, car il semble que ce soit une question à laquelle chaque membre de l’équipe ayant rencontré Mme B. ait été sensible. Le retour de bilan et la proposition de prise en charge sont effectués par le pédiatre auprès de la mère, accompagnée de Louise, quelques jours plus tard. Un rendez-vous avec le pédopsychiatre est également proposé à la rentrée scolaire. Le deuxième entretien avec la psychologue a lieu début septembre, quelques jours avant la rencontre avec le pédopsychiatre.Mme B. est accompagnée de Louise qui est dans ses bras. Je découvre une petite fille souriante, très intéressée par les objets que je dépose devant elle. Elle s’en saisit, les donne à sa mère et au bout de quelques instants, commence également à échanger avec moi. Elle répond lorsqu’on l’interpelle, comprend bien les invitations au jeu et prononce quelques mots. Mme B. est métamorphosée. Son ton de voix et ses gestes sont beaucoup plus toniques et elle communique avec sa fille, qu’elle tient dans ses bras, de manière fluide. Elle m’explique que Louise est plus présente et que « maintenant, elle fait bien partie de la famille ». Mme B. reconnaît qu’elle a l’impression d’être « enfin » entrée en communication avec sa fille et que « les choses ont bien changé depuis la dernière fois ». L’entretien se poursuit sur ce mode et Louise s’exprime de plus en plus dans le jeu, avec la complicité de sa mère. À la fin de l’entretien, je propose de ne pas reprendre de nouveau rendez-vous immédiatement, tout en mentionnant ma disponibilité, « à l’heure du déjeuner ou à un autre moment » pour recevoir Mme B., si celle-ci le souhaitait. Je précise également la disponibilité de l’ensemble de l’équipe du CAMSP, pour toute la famille, et en profite pour évoquer l’existence d’un groupe fratrie qui reçoit les frères et sœurs des enfants suivis au CAMSP.
Notre réflexion à propos de cette expérience s’appuiera sur la notion de « capacité de rêverie maternelle » développée par W.R. Bion au cours des années 1960. Nous présenterons, dans un premier temps, les grands principes de cette notion, puis nous nous attacherons à montrer comment elle peut contribuer à l’élaboration d’une réflexion sur le travail avec les parents dans le cadre du dépistage médical précoce. Pour Bion, le bébé ne dispose pas, au début de sa vie, d’un appareil à penser suffisamment mature pour utiliser et intégrer ses tous premiers matériaux protopsychiques. Bion a décrit les éléments bêta, qui correspondraient à des éprouvés corporels archaïques liés à des premières expériences sensorielles et relationnelles de l’enfant mais qui se révèlent inutilisables sans l’intervention de l’autre. L’enfant va projeter ces éléments bêta dans le psychisme de sa mère (plus généralement de l’adulte qui prend soin de lui), qui va lui prêter son appareil à penser, en mettant à sa disposition sa « capacité de rêverie », pour les transformer en éléments alpha susceptibles d’être assimilés et intégrés à son fonctionnement psychique. La capacité de rêverie maternelle est donc à concevoir comme une fonction « désaturante » des éléments bêta permettant leur transformation, leur assimilation et leur intégration dans le fonctionnement du psychisme de l’enfant. La notion de capacité de rêverie maternelle a recours à celle d’identification projective introduite par Mélanie Klein pour désigner un mécanisme qui se traduit par des fantasmes, où le sujet introduit des parties ou la totalité de sa propre personne à l’intérieur de l’objet pour lui nuire, le posséder ou le contrôler. Dans son ouvrage Aux sources de l’expérience, Bion décrit la rêverie comme «un état d’esprit réceptif à tout objet provenant de l’objet aimé, un état d’esprit capable, autrement dit, d’accueillir les identifications projectives du nourrisson, quelles soient ressenties par lui comme bonnes ou mauvaises » [2]. Du point de vue de sa genèse, l’émergence de la notion de capacité de rêverie maternelle, se situe à la confluence des travaux de Bion sur les groupes, qui possèdent une fonction contenante et transformatrice, et de sa pratique analytique avec des adultes psychotiques qui, pour pouvoir rêver doivent transformer leur expérience émotionnelle en éléments alpha. L’extrapolation de ce modèle au champ du développement psychique précoce est due aux travaux de psychanalystes d’enfants postérieurs à Bion. En 1992, dans un article intitulé Une capacité de rêverie plurielle [1], Elisabeth About montrait comment, lorsque la mise en place d’une distance entre la mère et l’enfant est menacée par le jeu d’identifications projectives croisées envahissantes, une capacité de rêverie qui vienne de l’extérieur est nécessaire. Elle évoquait cette démarche dans un accueil hospitalier pour mères et bébés. Ici, notre hypothèse repose sur le constat que la suspicion d’un trouble chez un enfant peut être un facteur de perturbation de cette capacité mais que le modèle proposé par Bion permet aussi de penser les modalités d’accompagnement des parents dans ce contexte.
Dans le cas de Louise et de sa famille, on peut penser que le dépistage du retard de croissance intra-utérin au cours du deuxième trimestre de la grossesse relayé par l’hospitalisation deux mois avant l’accouchement, puis l’hospitalisation de Louise à sa naissance ont pu être des facteurs de traumatisme. Même si rien n’est mentionné dans le dossier médical au sujet des consultations ultérieures chez le pédiatre, on peut imaginer qu’elles ont contribué à renforcer les effets pathogènes durables que provoque le traumatisme, à savoir l’angoisse. Étant précisé que nous retenons ici la notion de traumatisme telle que Freud la conçoit dans le cadre de sa nouvelle conception de l’angoisse en 1926 dans Inhibition, symptôme et angoisse [4]. Et la projection apparaît comme un moyen de défense contre les excitations internes qui constituent l’angoisse : le sujet projette celles-ci à l’extérieur, ce qui lui permet de les fuir et de s’en protéger. Ainsi, on peut penser que Mme B. a perçu le danger que ses projections pouvaient représenter pour sa fille, celle-ci étant l’objet externe principal de celles-ci et qu’elle a été tentée de la tenir loin de sa parole et de sa pensée. En effet, on peut remarquer que lors de son premier entretien avec la psychologue, Mme B. ne mentionne rien de relationnel dans la période postnatale, passant directement de son éprouvé à la naissance au retard constaté de Louise, comme s’il ne s’était rien passé entre les deux. Elle mentionne la perception d’une différence dès la conception, l’existence d’une inquiétude pendant la grossesse, la confirmation de son intuition à la naissance, puis elle évoque un éventuel renoncement à un enfant imaginé, mais celui-ci est déjà adolescent. Ainsi, l’écart potentiel entre les représentations plus ou moins conscientes, préconscientes ou inconscientes qui se sont élaborées au cours de l’histoire de cette mère (enfant imaginaire ou fantasmatique, enfant imaginé, enfant narcissique, enfant mythique ou culturel) et l’enfant réel est pointé non par rapport à l’enfant réel, mais à un enfant imaginé à partir de l’enfant réel et projeté dans le temps. Ainsi, la mère ne peut évoquer sa fille que dans une dynamique relationnelle remise à plus tard. Et il semble évident que la capacité de rêverie, considérée communément comme nécessaire à toute mère pour établir une relation avec son nourrisson, soit une notion pertinente, pour tenter de cerner ce qui ne s’est pas passé entre Louise et sa mère. Mais cette notion permet aussi d’approcher ce qui s’est joué, selon notre hypothèse, dans le travail de l’équipe pluridisciplinaire accompli avec ces parents au sein du CAMSP. D’abord, la première consultation avec le pédiatre a été une première étape qui a permis, tout en restant dans la démarche médicale de dépistage, de présenter une équipe pluridisciplinaire, présentation en forme d’invitation à investir chaque membre de l’équipe comme une surface de projection possible de l’angoisse. Dans cette présentation, chaque élément de l’ensemble peut être perçu, d’une part comme une ouverture possible aux côtés du strict point de vue médical, jusque-là seul représenté, mais aussi d’autre part, comme un élément d’une équipe plurielle constituée d’individus oeuvrant dans des temps et selon des modes différents, mais dans un objectif commun. Et on remarque qu’après cette première consultation au CAMSP, Mme B., qui n’avait pas voulu y assister, va devenir capable de rencontrer, d’abord la psychomotricienne, puis la puéricultrice, la psychologue et le pédopsychiatre. Et nous constatons que chaque rencontre avec un membre de l’équipe aura eu une portée « désaturante ». Cependant, l’entretien avec la psychologue, montre toute la difficulté pour le soignant à ne pas se sentir envahi par les projections de la mère, qui pourraient paralyser toute capacité de pensée. Ainsi, dans le cas de Louise et de sa mère, on voit bien que les modalités d’accompagnement ont permis à Mme B. de se percevoir moins envahissante et moins dangereuse pour sa fille et de renouer progressivement avec sa capacité de rêverie maternelle, en s’appuyant sur la capacité de rêverie du groupe et de chaque membre de l’équipe soignante. Plus tard, avec le pédopsychiatre, Mme B pourra formuler ses craintes quant à la proposition de dépistage génétique faite par le neuropédiatre. Elle évoquera les progrès de Louise, soutenue par toute la famille, plus complice avec elle. Que deviendrait cette nouvelle alchimie si Louise devait être inscrite dans une maladie génétique fixée, se demandera cette mère. Mme B. confiera alors qu’elle n’aura peut-être plus la même ferveur à la stimuler, et à la faire progresser. Selon elle, « Tout sera figé ». Qu’en sera-t-il alors de « leurs rêves » et de « leurs espoirs » s’interroge-t-elle. Dans les mois qui suivent, l’accompagnement se poursuivra et permettra à Louise et à sa famille de continuer à ajuster leurs interactions. Au jour où nous avons écrit, la recherche génétique n’a toujours rien révélé. Pour Louise et ses parents, le travail au sein d’une équipe pluridisciplinaire n’a pu débuter au CAMSP précocement. En effet, bien que Louise répondait aux critères d’un dépistage systématique du fait de son RCIU, sa naissance dans une clinique privée ne l’a pas inscrite dans notre dispositif de dépistage. Nous n’emploierons pas le terme de retard dans ce travail avec les parents puisque nous savons qu’il a pu s’accomplir avec leur pédiatre, mais nous mentionnerons l’intérêt, ainsi que nous l’avons développé précédemment, que ce travail s’accomplisse au sein d’une équipe pluridisciplinaire, et en relais immédiat avec le service de néonatologie. Le travail d’accompagnement avec les parents dans les structures telles que les CAMSP cherche à s’inscrire dans la continuité de celui amorcé dans le service de néonatologie. Ainsi, l’investissement des parents dans les soins de l’enfant et l’alliance avec l’équipe soignante est renforcée. « Les équipes s’accordent à indiquer que la fréquentation du suivi préventif et des soins est très améliorée quand les parents ont bénéficié d’un accompagnement rapproché pendant le séjour en centre de réanimation ou de soins périnataux » [3]. Il apparaît par conséquent important qu’il existe un lien « fort » entre les services de néonatologie et le CAMSP. Au CAMSP de Reims, de telles passerelles ont été mises en place avec la néonatalogie et l’Unité de Réanimation Infantile Polyvalente du CHU, puisque le chef de service de ces deux services et aussi l’investigateur et le coordinateur du CAMPS. Confier un enfant et ses parents à une autre équipe soignante déja rencontrée est bien différent que d’adresser ces derniers dans une structure inconnue et porteuse d’une image de handicap. D’ailleurs, il est prévu que ce réseau de périnatalité autour de la prématurité s’élargisse à toutes les maternités de Reims, et aussi à celles du département de disposant pas de CAMPS offrant un « dépistage systématique » à proximité. Nous avons voulu montrer ici, comment une structure de dépistage et de prise en charge susceptible d’apparaître comme stigmatisante, pouvait en fait constituer le creuset de la restauration des interactions parents-enfants mises à mal par la suspicion d’un trouble chez l’enfant. En effet, il nous a semblé que l’expérience clinique, dont nous avons choisi de rendre compte, permettait bien de saisir, que si la démarche de dépistage fragilisait incontestablement la capacité de rêverie maternelle, le fait de resituer cette démarche dans le cadre d’un travail en équipe pluridisciplinaire avec les parents, pouvait contribuer à la restaurer. Le modèle proposé par Bion est pertinent pour comprendre les modalités de ce travail. Face à une capacité de rêverie maternelle fragilisée, le risque serait que chaque membre de l’équipe se trouve dépourvu de toute capacité de penser, soit dans un mouvement d’identification à l’enfant et/ou à la mère, soit selon son mode d’intervention auprès de la dyade pour sa sensibilité personnelle. Or, le fait que chacun puisse partager son expérience d’une rencontre avec une mère et/ou son enfant, sachant que d’autres pourront apporter une autre expérience, va permettre, ainsi que Bion le décrit, de renouer avec une capacité de rêver. Et notre expérience montre que le travail accompli en équipe (les synthèses), en tant qu’il permet à chacun d’exprimer ses propres angoisses face à ces projections et de s’interroger sur sa propre capacité de rêverie, contribue d’abord au développement d’une fonction contenante de groupe puis à sa mise en œuvre au niveau individuel dans une fonction « désaturante », sur le modèle de la capacité de rêverie maternelle.
Références
- About E. Une capacité de rêverie plurielle. L’Évolution Psychiatrique 1992 ; 57 (1) : 75-84. [Google Scholar]
- Bion WR. Aux sources de l’expérience. Paris : PUF, 1979. [Google Scholar]
- DRASS Ile-de-France. Inspection Régionale de la Santé. Prise en charge des enfants à haut risque de troubles de développement d’origine périnatale. http://ile-de-France.sante.gouv.fr/sante/fen-Crn-gtbb2.htm [Google Scholar]
- Freud S. Inhibition symptôme et angoisse, 1re ed. Paris : PUF, 1992 : 203-286. [Google Scholar]
- Mazet P, Stoleru S. Psychopathologie du nourrisson et du jeune enfant. Développement et interactions précoces. Collection Les âges de la vie. Paris : Masson, 2001 : 310-319. [Google Scholar]
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