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Perspectives Psy
Volume 44, Numéro 2, avril-juin 2005
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Page(s) | 144 - 150 | |
Section | Mise au point | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2005442144 | |
Publié en ligne | 15 avril 2005 |
Quelques aspects du temps post-traumatique
Psychologue, psychanalyste, Maître de conférences Institut de psychologie, Université Lumière Lyon 2 5, avenue Pierre Mendès France, 69676 Bron Cedex, France.
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jean-pierre.durif@ univ-lyon2.fr
Dans la suite de ses travaux sur la violence et à partir de sa pratique d’analyste, l’auteur aborde les principales caractéristiques du temps post-traumatique : l’événement traumatique fonctionne comme une scène originaire et devient la cause de tout. Le sujet est plongé dans un temps circulaire, marqué par la répétition énigmatique d’une sensation et le ressassement de la mémoire. En conclusion, l’auteur propose quelques conditions pour sortir de la circularité du temps post-traumatique.
Abstract
With reference to his researches on the violence and to his psychoanalytic practice, the author tries to delineate the main characteristics of the post-traumatic time: the traumatic event acts as a primal scene and becomes the reason of everything. The subject is absorbed in a circular time, indicated by an enigmatic and repeated sensation, and a memory that keeps turning over the events. In conclusion, the author suggests some conditions to get out of the traumatic circular time.
Mots clés : clivage / répétition / temps post-traumatique / théorie du traumatisme / violence
Key words: splitting / repetition / traumatic time / theory of the trauma / violence
© EDK, 2010
Beaucoup de travaux ont été, ces dernières années, consacrés au traumatisme psychique et au syndrome post-traumatique et mon intention n’est pas de les reprendre ici. Ils permettent de mieux comprendre les processus psychiques à l’œuvre à travers les réalités différentes que recouvre le terme même de traumatisme. Il désigne en effet tantôt une effraction du corps physique (brûlure grave, fracture…), tantôt une violence sexuelle (attouchements, viols), tantôt une rupture dans la relation (un deuil impossible, une séparation d’avec la mère dans le temps et dans l’espace alors que le petit enfant n’a pas encore symbolisé la mère en lui). De nos jours, un certain nombre de patients adultes et de parents d’enfants en souffrance s’en empare volontiers pour tenter d’expliquer leur mal être ou leur symptôme, se référant alors, dans l’affirmation ou dans la dénégation, à un réel comme cause : accident, événement ou violence à l’origine d’un choc, d’une rupture ou d’un blocage.
Une première version de ce travail a servi de support à ma communication lors du Colloque International Francophone «Temps psychiques-Temps judiciaires », Centre d’Études et de Recherches en Cliniques Criminologiques, Université Rennes 2, décembre 2001. Sans nier la part du réel, nous savons que les effets post-traumatiques dépendent des capacités de symbolisation du sujet tout autant que des réactions de l’entourage familial et social, la question centrale restant celle du traitement de l’angoisse pour chacun. Comme le montre Freud dans les suppléments à Inhibition, symptôme et angoisse [10], l’angoisse est une réaction au danger contre lequel le moi se défend par la formation d’un symptôme ou d’une inhibition (ce qui revient au même), le danger réel éventuel ne venant que réveiller ce qu’il appelle « le danger de pulsion » ([10], p. 243). L’angoisse en effet, en tant que réaction au danger de pulsion, est commune à tous les hommes : elle est liée à l’état de désaide primordial et de dépendance prolongée du petit d’homme qui est facteur de trauma. C’est la trame de fond sur lequel se jouent les éventuels traumas ultérieurs. Cette conception structurale de l’angoisse amène Freud [10] à abandonner la théorie traumatique des névroses, trop réductrice, pour une conception plus complexe du double danger, réel externe et pulsionnel interne. Elle permet à l’analyste de sortir du piège de la causalité objective pour entendre que ce n’est pas l’événement objectif qui fait le trauma en tant que tel mais sa résonance subjective, pulsionnelle et fantasmatique, c’est-à-dire la collusion entre le réel et l’imaginaire. Et Freud de conclure « L’analyse montre qu’au danger de réel connu est attaché un danger de pulsion non connu […] Nous sommes alors bien fondés à séparer la situation traumatique de la situation de danger ». ([10], p. 280) Cette résonance se traduit par une temporalité circulaire dans laquelle est pris le sujet. Autant se marque ce réel auquel renvoie la notion de traumatisme, autant nous n’avons jamais à faire à l’événement comme tel, mais seulement, dans l’aprèscoup, c’est-à-dire plus ou moins longtemps après, à son récit ou à son impossibilité dont témoignent les somatisations et autres symptômes ou sensations répétitives. Freud parle à cet endroit « d’impressions traumatiques ». En tant qu’analystes ou psychothérapeutes en effet, nous sommes confrontés à la question du temps post-traumatique et à ses modalités particulières. Je tente d’en rendre compte ici à partir des effets de la violence relationnelle, qui correspond plus à ma pratique depuis quelques années [4] et [5], en faisant l’hypothèse, que pour l’essentiel, les caractéristiques du temps post-traumatique se retrouvent dans les autres formes de traumatismes.
La mise hors temps comme effet du court-circuit pulsionnel
Que se passe-t-il dans la violence, et particulièrement dans la violence sexuelle ? Habituellement, la sexualité, comme n’importe quel rapport au corps de l’autre, nécessite le temps de la rencontre et des médiations langagières sous peine d’être mortifère. Ce temps, qui est aussi le temps du désir, est scandé par le jeu des demandes, les stratégies de séduction, les démarches d’approche. C’est le temps de la parole qui impose le long circuit des échanges socioculturels. Il n’est pas interdit d’avoir des pulsions, bien au contraire sinon le sujet serait mort, mais de les exercer pour elles-mêmes, de façon brute, en dehors d’un rapport de parole qui met l’altérité en partage en respectant l’autre comme sujet d’interlocution. Le droit pénal traduit cet impératif de maintenir le statut subjectif du corps humain en posant le non respect du consentement libre comme critère de la transgression. Ainsi, s’adresser à l’autre met en suspens la réalisation de l’acte pour le temps d’un minimum de déploiement de l’espace intersubjectif. C’est ce temps qui est détruit dans le passage à l’acte violent. En occultant la médiation de la parole pour l’immédiateté d’un corps à corps érotisé, le violent non seulement l’instrumentalise mais aussi le met hors du temps par la disqualification du temps qu’il impose et dans laquelle il est lui-même pris : la pulsion seule, dans sa force brute et sans autre limite que la chute de la tension dans la zone érogène, ne prend pas le temps puisqu’elle exige une satisfaction immédiate et la réalisation du fantasme tout-puissant. Comme l’avoue ce jeune cadre supérieur obsédé par le fantasme du jeune éphèbe, « C’est une part de fantasme trèspuissant ! À un moment donné, on ne se rend plus compte et on perd le contrôle de soi » 1 La contrainte pulsionnelle en effet ne supporte pas le temps de l’attente ni l’écart de la frustration. Elle s’impose répétitivement aussi bien chez l’agresseur sexuel que chez le tueur en série. Comme le dit Vincent à propos de sa pédophilie : « La passion prend le dessus de la raison, c’est presque impulsif. Pour moi, c’est quelque chose qui s’était imposé en moi » 2Elle renvoie au « tout tout de suite » du jeune enfant qui n’a pas connu la frustration comme épreuve de réalité et comme expérience subjective de la limite et du temps, frustration donnée non sadiquement dans une relation qui l’autorise. Faire attendre est une des premières tâches de la mère sollicitée à lier l’attente à sa présence pour que la frustration soit supportable. La tension pulsionnelle, elle, substitue l’immédiateté de la recherche de son apaisement à ce long trajet des médiations de l’échange intersubjectif. Elle se traduit par la brusquerie de l’acte, par son intensité, et par un coup d’arrêt dans la temporalité psychique de la victime. À la place de ce long circuit de la demande vient ce que j’appelle le « court-circuit pulsionnel » où le corps de l’autre est consommé par effraction comme une chose, réduit à l’objet de la pulsion ou du fantasme de l’agresseur. Cette intrusion dans l’histoire d’un sujet, mais aussi la plongée brutale dans un flot de sensations éprouvées hors sens et hors parole, le met dans un temps circulaire et répétitif qui m’apparaît bien constituer une des caractéristiques principales du temps post-traumatique. Par stratégie de survie [5], le sujet dans la victime s’exclut de lui-même. Il livre son corps aux mains de l’autre au prix de le déserter. En quelque sorte il dit : « faites de moi ce que vous voulez mais je ne suis plus là ». Cette désertion se manifeste sous diverses formes allant de l’indifférence émotionnelle à une certaine dureté ou sécheresse affective, en passant par la honte de n’avoir pas pu totalement ne rien sentir et ne rien éprouver du fait de cette « impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même » soulignée dès 1935 par Emmanuel Lévinas [14]. La victime se met donc elle-même, pour survivre comme sujet, hors temps et hors espace, en s’identifiant à ce que l’agresseur fait d’elle. Elle entre alors dans ce que j’ai appelé lors du colloque de Rennes « la circularité du temps post-traumatique ». Or, habiter son corps, c’est vivre dans l’espace et dans le temps.
L’événement pris comme cause et comme origine du sujet
Le collage à ce qui a été subi envahit l’espace de la temporalité : ce qui a été avant n’existe plus, tout a commencé là. L’effraction dans l’histoire du sujet a comme suspendu le temps et prend une place originaire. Je fais donc l’hypothèse que l’événement traumatique fonctionne comme une sorte de scène originaire à laquelle le sujet se raccroche comme élément fixe permettant de contrecarrer les effets d’irréalité perceptive [15] et d’indécidabilité pulsionnelle [2] qui caractérisent le clivage traumatique : le sujet croit être né de la violence subie et non plus de la rencontre désirante des parents. Le traumatisme, inoubliable et fétichisé, devient l’explication de tout: « c’est parce que j’ai été battu par mes parents que je suis comme cela », ou bien, « mon père a violé ma mère, je suis né de cela ». Tout a commencé là, le reste ne compte pas. Cette confusion de l’origine et d’un événement qui constitue, dans la sidération, une sorte d’écran et de cause originaire pour le sujet et parfois pour l’entourage, signale cliniquement le traumatisme tout comme la collusion entre le fantasme et la réalité. Il fonctionne alors sur le modèle d’une scène primitive prise pour le réel, comme si la manière dont la vie de quelqu’un avait commencé ou avait basculé, et qu’il ne s’agit pas de nier, donnait le sens authentique de son existence. Ce décalage du début de la temporalité subjective fait, selon moi, partie intégrante du processus de victimisation. Il s’agit d’un fantasme (par exemple de naissance anale) qui doit être entendu comme tel si nous voulons aider le sujet à sortir de la jouissance inconsciente de la victimisation : il croit qu’il est né comme un rebut ou un déchet de cette scène traumatique, et ce fantasme devient sa grille unique et répétitive de lecture. Face à cela, il n’y a, me semble-t-il, qu’une seule position éthique pour l’analyste : témoigner à sa manière que la naissance du sujet comme être parlant et désirant, son origine, n’est jamais réductible à ses commencements ni à un événement quelconque, fut-il dramatique. Ce blocage du temps psychique qui s’explique par l’impossibilité de penser, l’effroi, la peur, le désarroi, le manque de confiance dans ses propres perceptions, bien décrits par Ferenczi [7], vient souvent en contradiction avec la demande policière ou judiciaire de mise en récit qui cherche à dater le début et la durée des faits. La logique juridique cherche en effet à reconstituer un temps objectif nécessaire à l’application du code de procédure pénale alors que pour une victime de traumatisme le temps psychique est le plus souvent gelé, comme s’il n’y avait ni d’avant ni d’après, tout du moins d’après pensable sous forme d’un projet ou d’un avenir. De plus, les confusions spatio-temporelles entraînées par le trop-plein d’excitations, le sentiment d’irréalité post-traumatique qui rend subjectivement indécidable la part de réalité et de fabulation, le travail de reconstruction de la mémoire, télescopent facilement la chronologie dans un compromis protecteur entre reconstitution exacte et réinterprétation projective des faits.
La répétition énigmatique des sensations et les confusions spatio-temporelles
Dans le cadre de la violence relationnelle, le ressassement des sensations peut être considéré comme l’effet de l’identification de la victime ce qu’elle a ressenti au moment de l’agression, par collage à la sensation éprouvée qui a envahi l’espace psychique sans distance. C’est aussi la manifestation de ce trop plein d’angoisse, de ce débordement de la libido sur le Moi [8] et de cette impossibilité à destiner la pulsion dont B. Duez [2] a fait récemment le paradigme formel de tout vécu traumatique sous le terme « d’indécidabilité ». La répétition d’une sensation isolée et énigmatique procède d’une logique défensive de clivage : dans l’après-coup du trauma, il s’agit pour le sujet de tenter d’oublier par un désaveu de la réalité (« rien n’a eu lieu »), ou d’aménager le souvenir sous forme de question (« qu’est-ce qui a vraiment eu lieu ? »), ou d’une dénégation des effets subjectifs (« ça ne m’a rien fait »). La sensation se répète identique, isolée de son contexte historique et coupée de sa trame de significations, rappelant, dans un vécu d’étrangeté, l’événement et sa résonance subjective de manière essentiellement métonymique: le regard menaçant du violeur, le goût bizarre dans la bouche (exemple du sperme), l’odeur associée à l’agresseur, l’impression d’électricité sur la peau (hérissement des poils), ou des sensations cénesthésiques (tomber à la renverse) qui resurgissent dans certaines occasions signifiantes. Ces sensations sont éprouvées automatiquement hors de la scansion du temps subjectif et historique. « Mes souvenirs sont intacts, raconte Brigitte, abusée par son père. Je ne l’ai jamais raconté. Je sentais toujours sa main qui remontait sur ma jambe »3 « Intact » veut dire qu’il n’y a pas eu de transformation par le double processus d’oubli et de reconstruction du souvenir de la sensation, mais enclave sacralisée. En niant le sujet par l’abolition de son pouvoir de parole, la violence déconstruit l’unité des diverses sensations, émotions et perceptions qui, dans une relation, sont référées à celui ou à celle qui les éprouve. Elle bouleverse la topographie du corps vécu parce qu’elle touche à l’archaïque de « l’image inconsciente du corps » [1]. Dans la confusion spatio-temporelle qui s’en suit, des zones du corps ou ses fonctions sont désarticulées, particulièrement chez les enfants dont l’image du corps est en train de se construire, et qui sont déjà en partie dans une certaine confusion. Le bouleversement de l’image inconsciente du corps, donc des repères temporo-spatiaux, fait partie de la série des confusions comme effet majeur des transgressions graves : confusion devant/derrière, avant/après ; confusion des places dans l’interlocution et dans la génération, particulièrement dans l’inceste et l’abus sexuel (on ne sait plus qui est qui par rapport à qui !) ; confusion dans le rapport de causalité (qui fait quoi et à quel moment) ; confusion dans le temps de la génération (l’enfant a changé de place généalogique. Il est devenu brusquement l’amant ou le conjoint de sa mère ou de son père). L’hypermaturité est d’ailleurs une constante chez les enfants victimes de maltraitance familiale : ils ont, en quelque sorte, vieilli d’un seul coup, mais c’est une fausse maturité puisque le temps de grandir a été forcé. La fonction défensive de cette maturité précoce s’entend bien quand les victimes, après un long processus de reconstruction, finissent par dire : « ça y est, j’ai grandi » alors que l’enfant qu’elles étaient au moment des faits resurgit intact lors de leur révélation.
Le retour inopérant sur un passé qui ne passe pas
Malgré les tentatives de tirer un trait dessus, de repartir à zéro, de tout effacer soit par l’oubli soit parfois par le suicide, le passé ne passe pas. C’est un des effets, me semble-t-il, de la désintrication des pulsions de vie et des pulsions de mort. « Il y a toujours dans l’expérience traumatique quelque chose qui se réfère à une injonction de ne pas oublier, à la violence d’une pseudo-mémoire qui fonctionne plutôt comme fétiche psychique, empêchement de penser, acte d’effacement interdisant tout remémoration, c’est-à-dire toute réappropriation subjectivante du souvenir, par sa réinterprétation fantasmatique » ([15], p.76). La victime, en miroir de l’agresseur hanté par ses fantasmes, « ne pense qu’à ça », quand la résonance subjective de l’événement l’entraîne du côté hystérique. À la fois elle ne pense qu’à ça et en même temps elle fait tout pour ne pas y penser. Elle souffre de « réminiscences » comme le souligne Freud dès ses Études sur l’hystérie [9]. Elle ne peut pas oublier parce que ça ne s’inscrit pas en mémoire du fait que rien n’est parlé, symbolisé, élaboré au moins en partie en représentations échangeables avec d’autres. Le refoulement n’est souvent pas possible et l’oubli n’est qu’une apparence. Par l’oubli, le sujet croit pouvoir échapper à son passé, manière de nier le temps et de ne pas historiciser l’événement. Tout se passe comme si rien n’avait eu lieu et le sujet entre dans ce que Freud [11] appelle « la période d’incubation » qui peut durer extrêmement longtemps. Plusieurs de mes patients adultes ont fini par évoquer, 20 ou 30 ans après, non sans souffrances et sans larmes, des situations traumatiques qu’ils avaient cru avoir oubliées ou être sans importance et qui se réveillaient dans le transfert à l’occasion d’un mot ou d’une intervention de ma part. Telle femme d’âge mûr qui, après une première et longue analyse, a pu enfin aborder, non sans la honte et la culpabilité que lui avait procuré sa jouissance, les effets des attouchements sexuels que lui avait fait subir un voisin quand elle était petite ; tel homme de 35 ans, exerçant un métier d’encadrement, révèle sa « mortification traumatique »4 après que j’ai maladroitement utilisé le mot « d’humiliation » pour qualifier sa relation d’adolescent à un père sévère et humiliant. Isabelle, 25 ans, exprime très bien, huit ans après le dernier viol par son père, comment le clivage vient à la place du refoulement impossible et le gel du temps : « Pendant huit ans, j’ai vécu en occultant complètement, et même toute ma vie, j’ai vécu comme si ce n’était pas à moi que ça arrivait. Il y avait la petite fille qui allait à l’école et qui vivait soi-disant normalement, et puis il y avait l’autre, celle qui subissait. Sur le moment je pensais être guérie, qu’il n’y aurait jamais de répercussions sur ma vie »5. Raconter l’horreur subie replonge le sujet dans cette horreur et le ramène en arrière de même que la confrontation avec l’agresseur au cours de la procédure judiciaire. Pour Isabelle, la confrontation, dans la terreur, réactive l’emprise de son père sur elle, la fait redevenir enfant, « comme si j’avais cinq ans », dit-elle. Le témoignage d’Angélique5 confirme cette réactivation : « en quelques secondes, c’est la douleur de neuf années silencieuses qui resurgit ». Ces deux cas illustrent parfaitement le constat de Freud sur ces souvenirs, « vieux de quinze à vingt ans et très importants du point de vue étiologique » et qui réapparaissent « dans leur surprenante intégralité et toute leur force sensorielle, déployant lors de leur retour, toute la puissance affective propre aux événements nouveaux » ([9], p.7). Il explique que ces souvenirs correspondant à des traumatismes n’ont pas subi l’usure du temps « parce qu’ils n’ont pas été suffisamment « abréagis », soit parce que la nature même du traumatisme psychique ou la situation sociale du moment excluait toute réaction, soit que l’état psychique du sujet au moment des faits ne lui permettait pas de réagir. L’enfermement dans le mutisme, les effets de la sidération traumatique, la honte et la culpabilité mêlées, ce qui est associé imaginairement à titre causal par le sujet, empêchent le travail de mise en représentation, de construction du souvenir, d’élaboration permettant de délier la collusion fantasme/réalité typique du traumatisme psychique, et ce d’autant plus qu’un traumatisme peut en cacher un autre auquel il fait allusion inconsciemment, comme je l’ai montré dans le cas du jeune Mohand [3] où une histoire de volet cassé renvoyait au traumatisme de la mort de son frère par noyade, mort dont il se sentait coupable par négligence et dont l’accusait son père. La confusion des sensations (par exemple de plaisir et de douleur) et la perte des repères symboliques contribuent à bloquer l’histoire mais aussi, dans la stratégie de survie, l’adhésion de la victime à l’histoire officielle, c’est-à-dire à la version le plus souvent mensongère construite par l’entourage familial ou social pour expliquer et justifier l’acte, ainsi que le montre par exemple Caroline Eliacheff [6]. Devant le vide de sens subjectif, la victime peut s’accommoder consciemment de cette « qualification » qui lui permet de répondre à sa question « pourquoi moi ? », mais cette clôture du sens qu’Eliacheff compare au négationnisme et au révisionnisme, enferme le sujet dans une grille de lecture fausse qui pour lui vaut mieux que rien du tout. Et ce sont les symptômes post-traumatiques qui vont manifester cet écart entre l’interprétation consciente et la vérité inconsciente. Se mettre à parler vraiment suppose d’accepter la déconstruction de ces significations péniblement construites auquel le sujet tenait [5]. C’est le prix à payer pour renouer avec le temps de la parole et du désir. En effet, quand le temps est un temps psychique, il produit de l’histoire, donc de la mémoire et de l’oubli. Il suppose une lecture plurielle et non monolithique de l’événement, et c’est tout l’enjeu d’une psychanalyse. Si « l’histoire est une vérité qui a cette propriété que le sujet qui l’assume en dépend dans sa constitution de sujet même, et que cette histoire dépend aussi du sujet lui-même qui la pense et la repense à sa façon » [13], le temps psychique ne peut être qu’historique et non pas seulement chronologique. Quand la durée passe sans travail psychique, sans travail de deuil, de remémoration, de symbolisation de la perte et de la souffrance, de retrouvailles avec la fiabilité de la parole, le temps n’y fait rien, la blessure est aussi vive trente ans ou quarante ans après. Le temps a suspendu son vol, il ne coule plus et ne transforme pas le sujet dans son rapport à lui-même et aux autres. Isabelle toujours : « Il faut en parler, il ne faut pas croire que ça se réglera tout seul avec le temps. C’est pas vrai, c’est pas vrai ! ». Ces mêmes phénomènes se retrouvent dans les traumatismes collectifs, par exemple dans les traumatismes de guerre [12]. Ce sont les questions sur ce qui permet de décongeler les deuils, de remplir le devoir de mémoire et d’accéder au droit à l’oubli [17], de reprendre une histoire collective et de reconstruire le lien social : reconnaissance ou non des transgressions, réparation réelle et/ou symbolique des dommages, constitution d’archives, rituels de commémoration et d’inscription dans la mémoire partagée des souffrances.
Quelques propositions pour sortir de la circularité du temps post-traumatique
Pour que le sujet sorte de la temporalité asilaire, pour que le traumatisme soit pensable, il est nécessaire que les événements s’inscrivent dans le souvenir au milieu d’autres événements, que les affects s’élaborent en représentations échangeables avec d’autres. Cette sortie suppose quelques conditions nécessaires mais pas toujours suffisantes.
Faire l’expérience d’une rencontre qui ne répète pas le traumatisme et ne redouble pas la violence subie, avec un ou des interlocuteurs de confiance minimale qui puisse entendre l’intime sans être impudique, en étant ni trop près, ni trop loin ; qui redonne de l’espace par une présence discrète et écoutante ; une rencontre qui, tel le dispositif analytique, donne le temps au temps en respectant le délai, le différé, la scansion, la répétition et ses variations, contrairement à l’urgence et à l’immédiateté de la contrainte pulsionnelle.
Accepter que tout ne puisse pas se dire. Il y a toujours un décalage entre ce qui a été vécu et ce qui peut en être symbolisé à la fois du côté du dire du sujet et du côté de ce qu’en entend l’interlocuteur. Les deux ont à faire le deuil d’une symbolisation intégrale, sans reste6. Cela suppose une abstention du côté des psychologues et des psychiatres comme du côté des juges, de toute pratique de l’aveu même subtile, qui redouble l’intrusion, ramène la victime dans la confusion et lui fait endosser la culpabilité. Ce peut être la fonction d’un groupe thérapeutique de permettre une certaine figurabilité du traumatisme en évitant ces écueils, dans la mesure où il permet d’entendre de la part d’autres ce que le sujet ne peut pas ou ne veut pas dire, dans la sécurité des principes d’abstinence qui le régisse.
Accepter l’épreuve des larmes de la tristesse et du désespoir, des cris d’une vengeance non satisfaite, et donc l’épreuve du temps psychique nécessaire à la reconstruction. La parole n’est pas magique au sens où il suffirait de dire pour que tout soit réglé d’un coup. Quand le récit d’un patient n’obéit qu’à la fonction de la décharge du déballage, comme on le voit parfois pour certains qui n’arrêtent pas de raconter ce qui leur est arrivé, il y a lieu d’entendre la jouissance dans laquelle il est pris sans s’y prendre soi-même sous forme de fascination horrifiée ou de voyeurisme complaisant.
Dans le champ psychique, l’analyste ne peut s’exonérer d’avoir à parler au bon moment pour la victime, ni trop tôt, ni trop tard, parce qu’elle ne peut pas le faire spontanément. Sa responsabilité l’amène à parler pour elle et non pas à sa place, jusqu’à ce point limite de l’altérité où le sujet est appelé à prendre la parole en son nom. En se détachant du souci de l’exactitude des événements, il s’agit d’entendre et d’interpréter la position du sujet par rapport à sa confrontation aux pulsions et à leur symbolisation produite par l’événement traumatique, les effets de sa prise dans la jouissance de l’autre et dans l’identification à son fantasme.
Ce n’est possible que si, ailleurs, dans le champ de la réalité sociale ou judiciaire (selon les cas), le tiers social, c’est-à-dire quelqu’un qui a un pouvoir de parole reconnue par le sujet et par le groupe, distingue clairement l’auteur et la victime, participe à la symbolisation de ce qui est arrivé en articulant l’auteur et la victime, le sens et les sensations, en proposant une lecture plurielle pour rétablir une vérité, sous forme du débat contradictoire, de la mise en perspective des actes, de leur sanction, de la réparation, etc. Autre temps et autre lieu…
Remettre les pendules à l’heure
La vérité dite, c’est décoller le sujet des sensations auxquelles il s’identifie, c’est déconstruire la résonance particulière que l’événement avait pour lui pour le mettre en perspective avec d’autres événements de son histoire, mais aussi parfois avec l’histoire du collectif. C’est « remettre les choses dans l’ordre » comme dit Isabelle. « Remettre les pendules à l’heure » ou « les choses à leur place » sont des expressions fréquentes des victimes qui disent bien la nécessité d’une inscription dans une temporalité ouverte sur un avenir possible, celle aussi de prendre la mesure de ce qui leur revient en propre et de ce qu’elles n’ont pas à prendre en charge. La parole en ce cas n’y est pas simple récit mais lecture plurielle recomposant un passé inachevé et ouvert, au fur et à mesure de l’énonciation du sujet. Dans la cure, le transfert n’est jamais simple répétition mais réactualisation, transposition et transformation. Alors que la logique explicative que j’évoquais au début de ma réflexion, induit une linéarité du temps et un enfermement dans une causalité simpliste, le travail analytique en appelle à « une critique de la réalité de l’évènement, considéré comme achevé, une fois pour toutes, clos et atemporel, constitutif d’une histoire accomplie dont le sujet ne serait plus que le narrateur extérieur, passif ou plaignant » ([15], p. 183). Sortir du temps circulaire post-traumatique suppose que cette histoire ne soit pas l’histoire, c’est-à-dire pas la vie. « Il faut que l’histoire se termine, que la vie reprenne » disait un patient. Il peut alors la « lire aux éclats » [16] et l’assumer comme la sienne au-delà de tout effet de destin. Alors la réorientation du sujet sur l’énigme de l’origine (d’où je viens ? Qui je suis ?), non plus confondue avec l’événement, se traduit pour beaucoup de sujets sortant du temps post-traumatique par cette impression de renaître dont les thérapeutes sont si souvent les témoins.
Terme utilisé par Freud, traduit parfois aussi par «affectation », dans les Études sur l’hystérie [9], pour désigner une expérience traumatique marquée par une absence totale de réaction face à une violence subie passivement. Il montre, en particulier dans le premier chapitre, que le lien entre l’affect et la représentation de l’événement traumatique dans le souvenir dépend de plusieurs facteurs dont la réaction ou non du sujet.
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