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Perspectives Psy
Volume 43, Numéro 3, juillet-septembre 2004
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Page(s) | 176 - 183 | |
Section | Dossier | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2004433176 | |
Publié en ligne | 15 juillet 2004 |
Les bébés d’aujourd’hui face à l’attachement, à la psychanalyse, à la narrativité et au concept de résilience
Pédopsychiatre, Psychanalyste. Chef du service de Pédopsychiatrie de l’Hôpital Necker - Enfants Malades, 149, rue de Sèvres, 75015 Paris, France.
La psychiatrie du bébé et la psychanalyse précoce offrent un paradigme nouveau qui devrait permettre de dépasser un certain nombre de clivages théoriques foncièrement stériles, tels que celui qui oppose les théoriciens de l’attachement et les psychanalystes. Le bébé ouvre d’ores et déjà des pistes de travail et des voies de réflexion aptes à transcender un certain nombre d’oppositions conceptuelles qui ne font que menacer une vision unitaire de la personne et du sujet.
Abstract
Baby psychiatrics and early psycho-analysis offer a new paradigm that permit us to override a certain number of theoretical and particularly sterile cleavages, such as that which opposes the theoreticians of attachment and the psychoanalysts. From this point of view, the baby provides subjects for study and routes of thought that would transcend a number of conceptual oppositions, which menace a unitary vision of the person and the subject.
Mots clés : bébé / psychiatrie / psychanalyse / attachement
Key words: baby / psychiatrics / psychoanalysis / attachment
© EDK, 2010
La psychiatrie du bébé et la psychanalyse précoce ont connu un essor considérable au cours des dernières décennies. Elles nous offrent aujourd’hui un paradigme nouveau qui devrait nous aider à dépasser un certain nombre de clivages théoriques foncièrement stériles, tels que celui qui oppose, depuis déjà longtemps, les théoriciens de l’attachement et les psychanalystes. Mais le bébé nous permet également de penser de manière dynamique un certain nombre de concepts utilisables dans le champ de la psychopathologie générale, concepts auxquels l’approche du bébé confère une perspective dynamique en se centrant sur les divers processus en cours d’instauration. Tel est le cas des concepts de narrativité et de résilience. Après avoir rappelé les termes du débat entre psychanalystes et attachementistes, nous envisagerons donc la question de la narrativité entre adultes et bébés, puis celle de la résilience, tout ceci à la lumière des acquis de la psychiatrie du bébé et dans l’optique de nos modèles d’interventions thérapeutiques.
Entre attachement et psychanalyse : une aussi longue histoire…
Relations entre la psychanalyse et la théorie de l’attachement
L’histoire des relations entre la psychana-lyse et la théorie de l’attachement est une longue histoire… On sait que ces relations ont été d’emblée éminemment conflictuelles, dès la formulation du concept d’attachement par J. Bowlby, dans les années 1950 [9]. Sans rentrer dans le détail d’une polémique qui n’est pas encore totalement achevée, on peut dire que trois thématiques principales ont successivement alimenté cette polémique. • Dans un premier temps, la psychanalyse a reproché à la théorie de l’attachement d’évacuer purement et simplement la question de la représentation mentale. Depuis la mort de J. Bowlby en 1990 et depuis les travaux d’Inge Bretherton [10] en particulier, on s’aperçoit désormais - via le concept de « modèles internes opérants » (internal working models) - que la représentation mentale n’est pas, de la théorie de l’attachement, la grande absente qu’on a pu dire, tant s’en faut. Ces « modèles internes opérants » ont, en effet, statut de représentations mentales et elles fonctionnent au fond pour l’individu, tout au long de sa vie, comme des sortes de représentations-but, plus ou moins inconscientes, mixtes de cognitif et d’affectif. • Dans un deuxième temps, c’est la question de l’absence et de la présence de l’objet qui s’est trouvée au premier plan des discussions. On en est venu, en effet, à vouloir opposer la psychanalyse comme métapsychologie de l’absence de l’objet (« l’objet naît dans l’absence ») à l’attachement qui ne serait qu’une théorie des effets de la présence de l’objet. A. Green a fait remarquer qu’il y avait, là, une véritable « boursouflure de la pensée », dans la mesure où absence et présence de l’objet sont en fait aussi indissociables que peuvent l’être la concavité et la convexité d’une même courbe. Quoi qu’il en soit, on s’aperçoit aujourd’hui que plus que la question de l’absence ou de la présence de l’objet, c’est celle de l’écart et de la différence qui semble prépondérante pour le bébé. Avant de se demander si l’objet est là ou non, le bébé se demande en effet « s’il est ou non comme d’habitude » et ce d’autant que l’absence, selon W.R. Bion, est d’abord vécue par lui comme une « présence hostile » [4-6]. C’est à l’aune de ses « modèles internes opérants » et de ses « représentations d’action généralisées » [34] que le bébé va ainsi évaluer l’objet qu’il rencontre dans ses interactions présentes, et si cet objet diffère trop de ses attentes, alors le bébé va se voir introduit à la tiercéité par le biais de la construction d’une hypothèse sur « l’autre de l’objet » [21], élaboration fondamentalement structurante et ceci, bien au-delà du simple repérage de l’absence et de la présence. • Dans un troisième temps, enfin, les débats se sont centrés sur la problématique de la sexualité infantile. D. Widlöcher, assez récemment, a montré que ce débat était en réalité le fruit d’un rendez-vous manqué, en ce sens que ce débat aurait pu, et même aurait dû, avoir lieu beaucoup plus tôt entre l’école viennoise et l’école anglaise, à propos de la primauté de l’amour [36]. L’école viennoise plaidait en effet pour l’étayage second de la sexualité sur l’auto-conservation première, l’école anglaise faisait valoir l’immédiateté des relations d’objet et, à l’époque, soit dans les années 1960, l’école hongroise aurait pu soutenir que la notion « d’amour primaire » [3] transcendait de fait cette opposition et permettait, en quelque sorte, d’annexer la théorie de l’attachement à la psychanalyse. Ce débat n’ayant pas eu lieu en son temps, il se poursuit à l’heure actuelle et l’on entend dire encore, ici ou là, que l’attachement fait fi du sexuel et de la sexualité infantile. En tout état de cause, la notion de conflit était déjà présente dans le concept « d’instinct de cramponnement » développé par I. Hermann [22].
Un autre clivage entre la théorie des pulsions et la théorie des relations d’objet
Un dernier mot enfin à propos de l’attachement et de la psychanalyse, pour évoquer un autre clivage qui s’est joué entre la théorie des pulsions et la théorie des relations d’objet. Faute de place, je serai ici relativement bref. J’aimerais toutefois rappeler que l’attachement représente sans doute un excellent candidat à jouer le rôle de pont entre ces deux théorisations qui ne peuvent être conçues, en réalité, que comme fondamentalement complémentaires, dans la mesure où l’objet sans investissement pulsionnel est un leurre mais où la pulsion sans objet est un mythe [17-19], ce que les travaux d’un auteur comme C. Bollas [8] confirment bien à leur manière, me semble-t-il. À la suite de D. Anzieu [1, 2], j’ai donc essayé de revitaliser le concept de « pulsion d’attachement » car je crois que celui-ci n’est pas aussi hérétique qu’il n’y paraît. Non seulement, le concept de pulsion d’attachement permet de ne pas perdre de vue le sexuel quand on se réfère à l’attachement mais de plus, il permet de conceptualiser l’attachement en termes de pulsion d’auto-conservation, voire en termes de pulsion de vie non encore libidinalisée. La pulsion d’attachement serait en quelque sorte la motion d’une telle pulsion de vie, la pulsion de la pulsion (de liaison), si l’on ose dire les choses ainsi. En tout état de cause, l’attachement apparaît dès lors comme un processus qui permet de conjoindre dans le même regard et la source de l’attachement (du côté de l’enfant), et l’objet ou la figure de l’attachement (du côté de l’adulte) et il est intéressant de noter que le premier colloque conjoint qui a eu lieu à Londres, en 1990, entre le Centre Anna Freud (haut lieu de la théorie des pulsions) et la Tavistock Clinic (haut lieu de la relation d’objet) devait se tenir, précisément, sous la présidence de… John Bowlby lui-même ! J. Bowlby étant mort quelques mois avant ce colloque historique, celui-ci n’a pu avoir lieu que sous sa présidence in memoriam, mais tout de même… et il me semble alors qu’on peut voir dans cet événement, l’illustration symbolique du fait que l’attachement est effectivement un concept bien placé pour réduire le clivage entre théorie des pulsions et théorie des relations d’objet.
Le concept de narrativité ou, entre l’adulte et le bébé, l’écriture d’une troisième histoire…
J’ai souvent dit que même les bébés ont besoin d’une histoire, et d’une histoire qui ne soit pas seulement une histoire médicale, génétique ou biologique, mais d’une histoire qui soit aussi, et peut-être surtout, une histoire relationnelle [20]. Seule cette histoire relationnelle leur permet en effet de s’inscrire dans leur double filiation, maternelle et paternelle, et de pouvoir mettre en œuvre leurs processus d’affiliation, filiation et affiliation se trouvant mutuellement dans un rapport dynamique dialectique sur lequel insistait beaucoup un auteur comme Serge Lebovici selon lequel la filiation permet l’affiliation, et l’affiliation permet l’inscription dans la filiation [28, 29]. B. Doray a eu un jour cette jolie phrase que je cite de mémoire : un jour viendra où l’on saura tout greffer, des foies, des cœurs, des reins des poumons… mais il est une chose que sans doute l’on ne saura jamais faire, et peut-être heureusement, ce sont des greffes d’histoire… L’histoire, en effet, se co-construit entre les enfants et les adultes, elle est le fruit d’une co-écriture active et c’est le point sur lequel je souhaitais insister dans la mesure où, de ce fait, la narrativité elle-même se trouve être, fondamentalement, le produit des interactions précoces. Avant d’aller plus loin dans mon propos, j’ajoute dès maintenant que l’histoire est, partout et toujours, on ne le sait que trop, la cible de toutes les dictatures, car priver les êtres de leur histoire est peut-être l’essence même de la violence. Cette remarque est cruciale pour tous ceux qui s’occupent de bébés (mais pas seulement pour eux) et chaque fois que nos modèles psychologiques ou psychopathologiques oublient l’histoire, nous prenons alors le risque d’une violence théorique réductrice et hautement dommageable. La croissance et la maturation psychiques des enfants, soit leur développement dans le bon sens du terme, mais les troubles de leur développement également, se jouent toujours, en effet, à l’interface du dedans et du dehors, c’est-à-dire à l’exact entrecroisement des facteurs endogènes et des facteurs exogènes. Or si l’on entend par facteurs endogènes la part personnelle de l’enfant (son tempérament, son équipement neurologique, génétique, cognitif…), alors, sous le terme de facteurs exogènes il nous faut ranger tous les effets de rencontre de l’enfant avec son environnement, effets de rencontre par essence imprévisibles et qui constituent bel et bien la trame de son histoire relationnelle personnelle. Mais ce sont précisément ces rencontres qui font l’histoire de l’enfant et qui vont lui permettre d’écrire son histoire avec l’adulte comme co-auteur, et c’est en ce sens que je parle de la rencontre entre l’adulte et le bébé comme d’un espace de récit. Les bébés n’ont donc pas seulement besoin qu’on leur raconte des histoires, chose pourtant si importante. Ils ont besoin aussi d’apprendre peu à peu à raconter, et à pouvoir se raconter à eux-mêmes, leur propre histoire. Cet apprentissage interactif se fait dans la rencontre avec un (ou des) adulte(s) qui a (ou qui ont) déjà instauré leur propre narrativité, et ceci renvoie à ce que J. Laplanche appelle aujourd’hui la « situation anthropologique fondamentale », soit ce face-à-face réciproque mais dissymétrique entre un adulte au psychisme et à la sexualité déjà mis en place, et un bébé en cours de différenciation [25, 26]. Pour J. Laplanche, ce face-à-face serait peut-être encore plus fondamentalement humain que la dynamique oedipienne elle-même… Quoi qu’il en soit, qu’en est-il alors de cet espace de récit ? J’aurais envie de dire les choses de la manière suivante. Chaque fois qu’un adulte s’occupe d’un bébé, il s’institue entre les deux un style interactif qui est éminemment spécifique de cette dyade-là. Le style interactif de l’adulte est en effet la résultante de son histoire personnelle (ce qu’il est aujourd’hui, le bébé qu’il a lui-même été, la nature des interactions précoces qui ont été les siennes) et de la rencontre avec cet enfant particulier qui a ses propres caractéristiques interactives, en termes de tempérament, en termes de « modèles internes opérants » [9, 10] ou en termes « d’accordage affectif » [35], et qui occupe une place particulière dans le monde interne représentationnel de cet adulte singulier. Dans le cadre de cette rencontre inédite, chacun va alors « raconter » quelque chose à l’autre. L’adulte raconte, à sa manière, au bébé, le bébé qu’il a lui-même été, cru être ou redouté d’être tandis que le bébé « raconte », à sa manière, en termes de narration analogique ou pré-verbale, à l’adulte, l’histoire de ses premières rencontres interactives ou inter-relationnelles. Autrement dit encore : - d’une part, l’adulte essaie de faire fonctionner le bébé à l’image de ses propres représentations d’enfance en induisant chez lui des mouvements identificatoires ou contre-identificatoires par le biais de micro-séquences interactives qui parlent en fait de sa vision du monde (le masculin, le féminin, le maternel, le paternel…) et qui sont le support concret d’un certain nombre de « mandats trans-générationnels inconscients » [28, 29] qu’il délègue à l’enfant par le biais de projections plus ou moins entravantes ; - d’autre part, le bébé - et il s’agit peut-être là pour lui d’une certaine aptitude au transfert [11, 27] - tente de faire fonctionner l’adulte selon le modèle de ses premières imagos interactives. Chacun raconte donc à l’autre quelque chose de son histoire précoce, récit bien évidemment dissymétrique, plus ou moins remanié et plus ou moins reconstruit. On peut penser que la part de remaniement est plus importante chez l’adulte qui est plus éloigné que le bébé de son histoire précoce, mais ceci demeurerait en fait à approfondir encore. En tout état de cause, on sait que l’adulte dit souvent à l’enfant : « Mais qu’est-ce que tu nous racontes-là ? », en témoignant ainsi de sa conscience du travail de narration effectué par le bébé, lequel, s’il avait les mots pour le dire, poserait sans doute bien volontiers la même question à l’adulte. Et de ces deux histoires, doit en naître une troisième. Une troisième qui prend naissance, qui s’origine, qui s’enracine dans les deux premières, celle de l’adulte ayant déjà vécu et celle du bébé qui commence à vivre, mais une histoire qui puisse fonctionner désormais comme un réel espace de liberté. Une troisième histoire qui se co-écrit à mesure qu’elle se fait et qu’elle se dit, mais qui ne peut être structurante pour le bébé qu’à la condition de faire lien avec les deux histoires qui lui préexistent tout en laissant du champ pour du nouveau, pour du possible, pour du non-déjà-advenu. À ce prix-là, mais à ce prix-là seulement, le bébé pourra conquérir son « identité narrative » [32, 33] laquelle ne peut être, on le sent bien, qu’une création interactive.
Le concept de résilience
La dernière partie de mon propos sera maintenant consacrée au concept de résilience qui, depuis quelques temps, a fait, comme on le sait, couler beaucoup d’encre [12]. En réalité, il y a encore bien plus de choses que nous ignorons en matière de résilience que de choses que nous connaissons. Après avoir longtemps parlé de vulnérabilité, on parle maintenant plus volontiers de résilience, ce qui ne fait en réalité que renverser le problème, puisque la résilience correspond à l’ensemble des processus qui viennent tempérer et relativiser la vulnérabilité. La résilience est donc en quelque sorte la facette positive de la vulnérabilité, et je ne suis pas sûr que les choses soient véritablement plus faciles à appréhender d’un côté que de l’autre.
Plusieurs modèles
Plusieurs modèles ont cependant été élaborés en matière de résilience [16]. Je ne ferai que les citer dans la mesure où ils me semblent revêtir un intérêt plus théorique que directement clinique : le modèle compensatoire (ou modèle médiateur), le modèle du challenge et le modèle des facteurs de protection (ou modèle modérateur). - Dans le modèle compensatoire, le facteur compensatoire est une variable qui neutralise la présence du risque sans interagir directement avec celui-ci. Tel est le cas par exemple de l’estime de soi. - Dans le modèle du challenge, un certain niveau de stress et de facteurs de risque sont perçus comme représentant un potentiel susceptible de stimuler les compétences du sujet en favorisant, de fait, une bonne adaptation. Cependant, dans ce domaine, l’adaptation sociale est en relation curviligne avec le stress : trop peu de stress ne stimule pas le sujet à relever les défis, un trop grand niveau de stress inhibe son potentiel adaptatif et met également l’individu en difficulté, tandis que seul un niveau intermédiaire de stress peut s’avérer structurant. - Dans le modèle des facteurs de protection enfin, les facteurs de protection interagissent avec les facteurs de risque pour réduire la probabilité des effets négatifs du stress. Dans ce modèle, ni les facteurs de risque, ni les facteurs de protection n’ont d’impact significatif direct sur l’adaptation sociale. Seule leur interaction a une influence sur la capacité adaptative et parmi les facteurs de protection, on peut citer les compétences cognitives et les compétences sociales elles-mêmes. Tout ceci ne nous dit rien, en réalité, de ce qui fait qu’un individu va, en face d’une situation pathogène ou traumatique, réagir de manière plus ou moins efficace pour se protéger des influences négatives voire, pour en tirer profit.
Diverses pistes théoriques
La psychanalyse de l’enfant, en revanche, nous a déjà proposé diverses pistes théoriques pour rendre compte de cette résilience. On pense par exemple à la question de la « capacité de rêverie maternelle », à la question de la bisexualité psychique et à celle de la « malléabilité » de l’objet primaire.
La « capacité de rêverie maternelle »
Ce concept a été proposé par W.R. Bion [7] pour illustrer la capacité de contenance et de transformation du psychisme de la mère qui doit pouvoir « rêver », c’est-à-dire métaboliser et transformer les premières productions ou proto-productions psychiques de son bébé afin de la rendre utilisables par lui. Elle lui prête en quelque sorte son « appareil à penser les pensées », c’est-à-dire son appareil à rendre pensables par l’enfant ses premières pensées impensables par lui tout seul, soit encore à transformer les éléments « bêta » en éléments « alpha ». W.R. Bion nomme d’ailleurs parfois « fonction alpha » cette capacité de rêverie maternelle et il va de soi que mieux la mère aura assumé cette fonction au début de la vie de son bébé, mieux celui-ci se trouvera armé pour affronter ensuite les éventuelles difficultés psychiques de son existence. À propos des traumatismes hyperprécoces, R. Diatkine [13, 14] avait ainsi utilisé ce concept de « capacité de rêverie maternelle » pour proposer une hypothèse qui permettait, en les renversant, de maintenir les deux temps de la théorie classique du traumatisme. Selon lui, en effet, le premier temps de ces traumatismes hyperprécoces ne serait pas lié à un excès d’excitation inmétabolisable, mais plutôt à une insuffisance première de cette « capacité de rêverie maternelle » laissant ensuite le bébé à nu face aux événements ultérieurs susceptibles de venir jouer pour lui comme des temps seconds de la dynamique traumatique. C’est donc le défaut d’intériorisation d’une « capacité de rêverie maternelle » suffisamment bonne qui ferait figure, dans cette modélisation, de temps traumatique premier, mais d’un temps premier en quelque sorte silencieux, muet, en creux ou en négatif. La résilience est ici conceptualisée comme l’inverse de la vulnérabilité.
La bisexualité psychique
C’est D. Houzel qui, lors d’un congrès national de notre groupe francophone de la WAIMH (World Association for Infant Mental Health), en 1995, a utilement insisté sur le fait que le fonctionnement du bébé se trouvait fortement influencé par la qualité de l’intégration de la bisexualité psychique des adultes qui prennent soin de lui [23]. Selon lui, si cette bisexualité psychique n’est pas suffisamment bien intégrée au niveau de chaque adulte et au niveau des liens entre les adultes (couple des parents ou équipe), alors le bébé va jouer sur eux des effets d’attaque et de déliaison. À l’inverse, si cette bisexualité psychique se voit correctement intégrée, alors le bébé va pouvoir se différencier et se construire psychiquement de manière harmonieuse et résiliente, soit au sein d’une dynamique allant dans le sens des pulsions de vie et des forces de liaison. Notons au passage que la bisexualité psychique dont il s’agit ici est tout autant celle des adultes pris individuellement que celle du groupe des adultes, ce qui relativise beaucoup la question de la composition des équipes qui travaillent avec les bébés, équipes dont on sait qu’elles sont le plus souvent à forte prédominance féminine. En effet, même quand une équipe n’est consti-tuée que de femmes, chacune d’entre elles est toujours porteuse d’une certaine bisexualité psychique, de même que le cadre offert aux enfants et de même, finalement, que tout dispositif éducatif, pédagogique ou thérapeutique. Ces composantes bisexuelles renvoient en fait au registre du holding et de la contenance pour la dimension féminine ou maternelle, et au registre de la limite ou de la régulation pour la dimension masculine et paternelle. De ce fait, c’est plus l’intégration de ces deux registres qui est essentielle au sein de chaque adulte et au sein du cadre, que le nombre respectif d’hommes ou de femmes intervenant, dans la réalité, auprès des bébés et c’est la qualité de cette intégration qui rendra le bébé plus ou moins vulnérable ou plus ou moins résilient.
La « malléabilité » enfin
On doit ce concept à Marion Milner [30, 31] qui s’est beaucoup intéressée aux arts plastiques (peinture et sculpture). Le concept de malléabilité complète, d’une certaine manière, les travaux de D.W. Winnicott sur la transitionnalité. On sait en effet que pour D.W. Winnicott [38, 39], le bébé a à effectuer toute un travail de créativité pour inventer des objets et des phénomènes transitionnels qui vont lui permettre de se dégager progressivement et de manière non traumatique de l’objet primaire, objets et phénomènes transitionnels qui vont s’instituer dans « l’aire d’illusion primaire » ou « espace potentiel », d’abord vécus par l’enfant comme un espace intermédiaire appartenant simultanément à sa mère et à lui. D.W. Winnicott avait donc décrit, du côté de l’enfant, les conditions de ce processus de différenciation extra-psychique [37]. M. Milner, quant à elle, précise les choses du côté de l’adulte en soulignant le fait que celui-ci doit disposer de certaines caractéristiques dites de « séparabilité » pour rendre possible à l’enfant ce mouvement de dégagement intersubjectif (on ne peut se séparer que de ce qui est séparable). Et c’est parmi ces caractéristiques de séparabilité que prend place la malléabilité. Pour dire les choses un peu schématiquement, j’indiquerai seulement que selon M. Milner, un objet (le sein, la mère, un professionnel ou n’importe quel dispositif de soins) n’est suffisamment malléable que s’il est imprimable (l’enfant peut y inscrire quelque chose de lui), s’il est indestructible (l’enfant peut l’étouffer d’amour ou l’attaquer, sans le détruire), s’il est doué de capacités d’auto-restauration (l’objet est inaltérable et reprend toujours spontanément son état initial) et s’il est suffisamment plastique pour que l’enfant puisse y jouer en, alternance des mouvements de fusion, de défusion, de refusion… Comme on le sent, un tel objet permet une différenciation extra-psychique et un dégagement intersubjectif sans risque, car c’est aussi un objet qui ne se venge pas (pas de menace de retaliation) et qui dispose d’une certaine fonction-miroir, en creux, pour les traces, les empreintes et les vestiges que l’enfant y laisse de lui-même. Quand un bébé rencontre un tel objet, un objet maternel ou un adulte porteur de ces qualités-là, alors bien évidemment, cela lui confère très nettement une certaine sécurité interne dont on peut parler, si on le souhaite, en termes de résilience.
La théorie de l’attachement, un support à la notion de résilience
Mais la théorie de l’attachement peut également être invoquée pour donner un support à la notion de résilience. La constitution d’un attachement sécure est, à l’évidence, une garantie pour l’avenir encore que, et il faut le répéter inlassablement, les grandes catégories des schémas d’attachement (sécure, insécure et évitant) ne soient que des catégories expérimentales qui ne sont pas directement corrélées avec l’avenir psychologique ou psychopathologique de l’enfant. Seule la catégorie « désorganisée » pourrait être relativement prédictive d’une possible psychopathologie ultérieure, alors que la catégorie « sécure » ne garantit en rien un avenir psychique indemne de tout problème et que la catégorie « évitante » est parfois la solution la plus efficace qu’un enfant a pu trouver pour se prémunir de l’impact négatif d’un environnement pathogène. En tout état de cause, on peut penser que la constitution précoce d’un attachement de type sécure va plutôt dans le sens d’une résilience accrue. Que l’on se réfère à la théorie de l’attachement ou à la théorie psychanalytique, il n’en demeure pas moins, cependant, que deux grands problèmes subsistent quant à la question de la résilience, et notamment en ce qui concerne les bébés les plus jeunes. Il est clair en effet que certains nouveau-nés résistent d’emblée plus efficacement à des situations d’ambiance environnementale difficile.
Premier problème
Comment faire la part, quant à cette résilience innée, entre ce qui serait d’ordre génétique et ce qui serait d’ordre acquis, et ceci éventuellement en prénatal ? Il y a là un thème de travail essentiel pour les recherches des années à venir, car « inné » ne veut pas forcément dire « génétique ». Une partie de la résilience pourrait en effet d’ores et déjà s’édifier pendant le cours de la vie intra-utérine, et notamment en ce qui concerne les racines de l’attachement sécure, ce que, me semble-t-il, les haptonomistes tentent, de manière plus ou moins explicite, de mettre à profit. Mais la « capacité de rêverie maternelle », la qualité de l’intégration de la bisexualité psychique des parents ainsi que leur malléabilité peuvent également avoir des effets sur la nature des interactions fœto-maternelles.
Deuxième problème
Face à des projections parentales destructrices, comment peut-on rendre compte de la vulnérabilité différente de chaque enfant ? S’agit-il de projections d’intensité différente (point de vue quantitatif), ou s’agit-il de projections dont la structure intime entre différemment en résonance avec la psyché de l’enfant (point de vue qualitatif) ? Là encore, la théorie de l’attachement et la psychanalyse peuvent suggérer des réponses diverses mais, en réalité, il s’agit plus de réponses théoriques que d’arguments cliniques véritablement observables.
Conclusions
François Jacob a écrit récemment : « Le siècle qui se termine a été préoccupé par les acides nucléiques et les protéines. Le prochain se concentrera sur la mémoire et le désir. Serons-nous capables de répondre aux questions qu’ils posent ? » [24]. Il apparaît, en tout cas, que le bébé nous ouvre d’ores et déjà des pistes de travail et des voies de réflexion aptes à transcender un certain nombre d’oppositions conceptuelles qui ne font, en réalité, que menacer notre vision unitaire de la personne et du sujet.
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