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Perspectives Psy
Volume 43, Numéro 2, avril-juin 2004
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Page(s) | 101 - 106 | |
Section | Dossier | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2004432101 | |
Publié en ligne | 15 avril 2004 |
L’implication phénoménologique comme fondement scientifique à la psychothérapie des psychoses
Professeur des Universités Praticien Hospitalier, Clinique Psychiatrique Universitaire, CHU Timone, 64, rue Saint-Pierre, 13385 Marseille Cedex 05, France
Cet article repose sur quelques fondements essentiels de la phénoménologie de Husserl. Il s’agit de montrer que la structure de l’intentionnalité délirante est abordable, en psychopathologie, en tant qu’elle vise une objectivité théorique solipsiste et privée. Tout l’effort du thérapeute, en tant qu’Autrui-Support, consiste à accueillir cette forme particulière de théorisation délirante pour en faire partage, dans l’intersubjectivité, avec le patient. Pour ce faire, le thérapeute est conduit à s’interroger sur la genèse de sa propre visée, donc de son action, sur la base même où l’autrui psychotique, dans la singularité humaine de sa visée et de son action, vise et agit le monde donc le thérapeute lui-même qui, dès lors, se trouve inclus comme élément cardinal de référence. Pour cela, il est nécessaire de prendre en compte les énoncés husserliens concernant la temporalisation (temps constituant/temps constitué), la dialectique entre genèse passive et genèse active, les concepts, décisifs dans notre discipline, d’intentionnalité d’horizon, intentionnalité enchâssée dans la corporéité, corporéité elle-même immergée dans ce que Husserl a décrit comme «Monde de la Vie» (Lebenswelt). L’implication phénoménologique part toujours d’une praxis où chaque sujet, fut-il psychotique, dans l’intersubjectivité, doit être entendu dans son intrinsèque singularité. Ainsi, comme en toute région scientifique que la phénoménologie explore, c’est du particulier qu’on va à l’universel. Cette conception s’oppose radicalement au scientisme réducteur actuel qui, de surcroît, n’ayant aucune validité, malgré ses prétentions, dans l’universel, ne saurait en avoir dans le particulier. À contre-courant de cette visée périphérique, la psychothérapie des psychoses ne peut se concevoir que comme approfondissement scientifique de l’intersubjectivité entre Autrui-psychotique et Autrui-thérapeute, au cas par cas, chaque sujet étant considéré dans sa singulière humanité. Le véritable humanisme scientifique de la psychothérapie des psychoses est à ce prix.
Abstract
This article is based on a few essential theories of Husserl’s phenomenology. The purpose is to show that the structure of delirious intentionality can be approached, in psychopathology, in as far as it aims at a theoretical objectivity, solipsist and private. The therapist’s whole effort, as Other-Support consists in meeting this particular form of delirious theorization and share it in intersubjectivity with the patient. In order to achieve this, the therapist is induced to ponder over the genesis of his own purpose, thus of his action, on the very basis according to which the psychotic Other, in the human uniqueness of his purpose and action targets and acts the world, including the therapist himself, who is then part of it as an essential reference element. In that respect, it is necessary to take into account the Husserlian statements regarding temporalization (constituting time/constituted time), the dialectic between passive and active genesis, the concepts, decisive in our discipline, of horizon intentionality, intentionality which is encased in corporeity, which is itself immersed in what Husserl described as «Life’s World» (Lebenswelt). The phenomenological implication always derives from a praxis in which a subject, be it psychotic, in intersubjectivity must be heard in his intrinsic peculiarity. Therefore, like in every region of Science explored by phenomenology ones goes from the Particular to the Universal. This notion goes completely against the present reductive scientism which, furthermore, having no validity, in spite of its claims, in the Universal, couldn’t have any in the Particular. Against the current of this peripheral aim, the psychotherapy of psychosis can only be regarded as a scientific deepening of intersubjectivity between Other-psychotic and Other-therapist, each case on its own, each subject being considered in its singular humanity. The real scientific humanism in the psychotherapy of psychosis is at this cost.
Mots clés : phénoménologie / psychothérapie / intentionnalité / temporalisation / intersubjectivité
Key words: phenomenology / psychotherapy / intentionality / temporalization / intersubjectivity
© EDK, 2010
Loin de poser une norme phénoménologique, nous voulons, bien au contraire, situer toute potentialité humaine comme englobée dans la difficulté de la construction de l’évi-dence. La perception délirante, parce qu’elle se déroule à nu devant nous, quand nous sommes attentifs à ce déroulement, dans le corps à corps soignant-soigné, est bien plus éclairante que la perception habituelle pour expliciter notre propos. Quand, dans l’an-goisse vécue du malade, surgissent intuitions, hallucinations, interprétations, il nous apparaît une aventure humaine qui est, à proprement parler, la décomposition/recomposition de l’extraordinaire démonstration husserlienne de la perception dans la temporalisation de la conscience constituante. Husserl a montré que la structure de l’intentionnalité est la forme du devenir de la subjectivité. L’objet s’y constitue dans le sens de son être. La structure de l’intentionnalité délirante apparaît comme un cas particulièrement éclairant, dans la condition humaine, d’une potentialité commune à tous. Le recours constant, chez Husserl, à la temporalité implique que la vérité ne se conçoit que comme un mouvement à effectuer. Toute subjectivité est mue par l’idéal théorique de l’abstraction qui, spatialisant le monde, le vérifie ou l’invalide dans le temps de sa propre expérience. La subjectivité délirante est un cas éclairant de ce mouvement vers l’abstraction spatialisée de l’idéal théorique. Cet idéal théorique, même s’il est solipsiste, représente un solutionnement à l’expérience d’horreur sans égal de l’angoisse psychotique. Pour tous, l’évidence n’est jamais une donnée passive. Elle est production du sens constitutif de l’être du monde. L’évidence délirante en est, par un paradoxe apparent, l’apogée car, fixiste, elle aveugle profondément celui qui la détient. Mais, à tout prendre, elle n’aveugle qu’un homme. Nous savons combien, dans l’Histoire et la Condition humaine, certaines «évidences» aveuglent des foules entières pour les conduire au néant de l’esprit corrélat des fureurs guerrières où, en toute «bonne conscience», se précipitent ceux dont on faussa la conscience par ces «évidences» qui se proclament éternelles. L’implication phénoménologique dans la psychopathologie en tant que science de l’ex-périence intersubjective nous conduit toujours à l’indication husserlienne dans son regard sur toute science. Il s’agit sans cesse en revenant à sa propre subjectivité constituante, dans sa vérité originaire, d’accueillir la subjectivité constituante de l’autre dans sa vérité originaire. Il nous faut approfondir cette notion d’accueil où ma subjectivité constituante dans l’axe de ma recherche est à la fois tentative de visée de la conscience de l’autrui psychotique dans sa propre visée et tentative de pratique pour un aller-ensemble vers un horizon plus supportable. Pour cet approfondissement, il est nécessaire de montrer en quoi la dialectique husserlienne entre genèse passive et genèse active peut nous être utile pour éclairer comment je vise dans l’intersubjectivité à une objectivité qui en retour permet de théoriser ma pratique. L’implication phénoménologique me conduit à m’interroger sur la genèse de ma visée, donc de mon action, sur la base même où l’autrui psychotique, dans sa singularité humaine de sa visée et de son action, vise et agit le monde, le soi et l’autrui, donc me vise et m’agit. De son côté, il vise à une objectivité et à une théorie, tout l’effort thérapeutique consistant à ce que j’y sois inclus comme élément possible de référence. Il nous faut citer Husserl à propos de la synthèse passive dans ce qu’il en dit dans les Méditations cartésiennes ([2], paragraphe 38) : «Grâce à cette synthèse passive (où s’in-sèrent au fur et à mesure les productions de la synthèse active), le moi est toujours entouré d’objets. Le fait que tout ce qui affecte mon moi - comme Ego adulte - est aperçu comme objet, comme substrat de prédicats à connaître, est déjà dû à cette synthèse passive. Car c’est là une forme téléologique possible d’ores et déjà connue pour le développement de la connaissance de l’objet et sa constitution en possession permanente et toujours accessible : et cette forme téléologique est d’ores et déjà compréhensible, en tant qu’elle provient d’une genèse. Elle renvoie elle-même à une “création première”. Le “connu” renvoie toujours à une prise de connaissance originaire. Et ce que nous appelons inconnu a également la forme structurelle du connu, la forme d’objet, plus précisément la forme de chose spatiale, d’objet culturel, d’outil, etc.». Ceci implique, dans l’actualité de la vie intentionnelle, l’om-niprésence et l’omnipotence d’un acte originaire. Cet acte exclut toute causalité empirique, tout psychologisme. Il s’agit d’un donné qui nous ramène au Monde de la Vie. Il s’agit de l’origine du sens qui domine les modes d’apparitions à venir et leurs synthèses. Dans la genèse passive, la subjectivité n’est pas en état de conscience de l’activité créatrice qui lui est donnée. Cette genèse se poursuit en tant que vie anonyme et naïve. Il n’en demeure pas moins que si le monde, du début à la fin de la vie, prend sens c’est qu’il se présente à nous comme horizon, horizon émanant sans cesse de cette genèse passive. Ceci n’est possible qu’en dialectisant la genèse passive de chaque instant à l’acte originaire d’une genèse active en tant qu’évidence première et absolue où un monde est donné et dont le sens se crée dès les premières potentialités perceptives. Il y a rétention de cet acte originaire et de l’irruption de la visée dans la mesure où la genèse passive le recouvre en tout instant. Pourtant, toujours actif dans l’intentionnalité d’horizon, il est présent comme «mode limite de la conscience», c’est-à-dire «inconscient» au sens phénoménologique du terme qui n’est en aucune façon «néant phénoménologique». Cet inconscient-là est horizon de possibilités esquissées à l’avance dans l’acte originaire de la visée du monde. Il y a continuelle esquisse de sens, la genèse passive jouant son rôle continu d’impressions répétitives. Dans cette dialectique entre genèse active posée comme acte fondateur de visée et genèse passive, on passe de la création originaire d’un monde total à la création continuée d’un monde possible. Ce possible du monde s’éta-blit alors comme vérité à rechercher de l’être du monde. Dialectique du côté de la subjectivité constituante sur la base de ce possible, il y a devenir intentionnel constituant d’une seule et même subjectivité visant le Monde, le Soi et l’Autre. Dans tout moment actuel de visée du Possible est impliquée la genèse active en tant qu’acte originaire, nécessité apriorique qui fonde, pour la subjectivité, le sens même de son être. Ainsi, il y a dialectique dans le Présent Vivant toujours en flux entre une genèse passive constante et la genèse active primordiale, dialectique qui donne à la subjectivité constituante son sens d’être dans l’horizon de ses possibles. L’intentionnalité est à saisir dans le flux originaire de ce qui constitue la vie, dialectique entre le donné et le visé donnant sens à la liberté de choix de toute subjectivité. Ainsi se développe la recherche de la vérité au sens où l’intelligibilité du Monde, du Soi et d’Autrui s’arrime toujours, de dépassements en dépassements, dans la sphère du sensible. La perception sensible extrait du Réel des réalités dans le temps constituant de la vie, en tant que fondement aux réalités constituées dans la sphère de l’intelligibilité et du jugement. Mais ces idéalités constituées, même arrivées à l’omnitemporalité de l’abstraction scientifique, n’ont validité qu’en ressourçage constant à la dialectique du donné et du visé de la temporalisation constituante propre à chaque subjectivité. Les formes prédicatives les plus élaborées de quelque région scientifique que ce soit, n’ont validité que sur le fondement de l’expérience antéprédicative, et ce en tout moment de l’avancée. Le monde de la vie dont nous partons toujours, et où nous revenons sans cesse est antéprédicatif. C’est dans cet entrelacement que se structure dans l’intentionnalité, l’intelligible le plus complexifié, par esquisses constantes et enrichissement de sens. La recherche de l’explication est cette tension qui prend appui sur le renvoi constant des synthèses passives à l’acte originaire où la subjectivité dans son choix primordial avec la totalité du monde comme donné, s’ébranle dans la genèse active. La recherche de l’explication est ce dépassement de la synthèse passive en synthèse active, qui devient synthèse prédicative. L’enrichissement de sens part du sensible de la perception pour y retourner sans cesse pour s’y assouvir en un ressourçage de l’acte originaire de la genèse active. Dans l’activité antéprédicative gîte une préconstitution passive de signification dont la subjectivité constituante incarnée dans le monde de la vie est imprégnée. Son labeur est de conduire cette préconstitution à l’idéalité de l’intelligible et de l’explicitation. Ce labeur de la subjectivité immergée dans le Monde de la vie est dialectiquement impliqué à la recherche de validation ou de réfutation des idéalités de ce qu’il y a lieu de nommer Monde de l’esprit. Le Réel ne se constitue dans son être véritable que par ressourçage sur le fondement dont s’extraient par esquisses quelques lambeaux de Vérité, puisque le jugement en tant qu’acte créateur n’est, en dernière analyse, qu’une recréation. Cette recréation, devenue explicite, s’opère sur le fondement implicite du rapport originaire au Réel apparu dans la dialectique entre genèse passive et genèse active dans le flux de l’activité sensible dès le début de la vie. La subjectivité est d’entrée de jeu constituante dans la mesure où, incarnée dans le Monde de la Vie, elle transcende activement un Monde possible pour elle au moment même où, y étant immergée, elle ne peut qu’en subir la totalisation dans le versant passif de sa réceptivité sensible. Il apparaît que, dans son aspect génétique, la phénoménologie husserlienne s’attache, hors de tout empirisme psychologisant, à cette montée de la conscience dans l’explication qu’elle se donne d’elle-même sur la base de significations préconstituées passivement. Il est effectif qu’une pensée paresseuse ne puisse, dans le flux de la conscience, faire de distinguo capital entre sujet empirique et subjectivité constituante. Husserl rétorque avec facilité : «La question [est] de savoir comment le moi, le “je pense”, est distinct du moi qui s’intuitionne lui-même, tout en ne formant avec ce dernier qu’un seul et même sujet ; comment je puis dire par conséquent : moi comme intelligence et sujet pensant, je me connais moi-même en qualité d’objet pensé, en tant que je suis en outre donné à moi-même dans l’intuition, seulement comme je connais les autres phénomènes, c’est-à-dire non pas tel que je suis devant l’entendement, mais tel que je m’apparais à moi-même ; cette question ne présente ni plus ni moins de difficulté que celle de savoir comment je puis être moi-même en général un objet» [1]. Comment y a-t-il ascension de la conscience, dans l’explicitation qu’elle se donne d’elle-même sur la base des significations préconstituées passivement ? Par la praxis, à savoir, dans le Monde de la Vie, un retour à l’expé-rience. En contradiction de la réceptivité passive du vécu, et ce depuis le début de l’ouver-ture au monde, la subjectivité est attirée, au niveau transcendantal, par la recherche d’un monde possible donc validable dans sa vérité pour elle. Cette recherche de la vérité ressentie comme s’imposant au sujet est congruente à la réalisation de sa liberté. Dans le flux du vécu, apparaît dans la praxis un horizon, quel que soit le poids inévitable des synthèses passives incluses dans toute praxis. Dans cette intentionnalité d’horizon, il y a surgissement de sens, ce vecteur étant le dévoilement, dans et par la praxis, de l’être du Réel. La rechercher de l’esquisse du sens comporte les tâtonnements de la praxis, mais ces tâtonnements dans la temporalisation constituante sont aussi autant de dépôts qui, de passifs qu’ils s’impo-sent à moi, restent en rétention suffisante pour que le Présent Vivant me fasse prendre conscience du type de rapports dont je peux faire vertu pour aller du passé représentifié vers l’avenir de mes possibilités dans l’horizon de mes pouvoirs où s’élabore, dans une nouvelle protension, mon projet. Chaque expérience effective s’accumule sur ce qui avait été passivement préconstitué. Mais par la multiplication de l’expérience je passe du tâtonnement à la prise de conscience de la structure de mon espace vécu dans le Monde, dans le corps, le soi, l’autre, spatialisation qui fixe des repères objectifs et constitués dans le flux de ma temporalisation constituante. Il est bien évident que la mise en place (la spatialisation) de mes repères dans toute région scientifique entre, en tant qu’esquisse de vérité, dans le domaine de la présentation et pour moi et pour autrui de ce que je veux énoncer comme intelligible. Il s’agit d’un résultat qui, s’il est valide, entre dans le domaine de l’omnitemporalité. De ce fait, en quelque sorte, il m’échappe. Ce n’est pas là un mince paradoxe que cet oubli de soi. Mais l’oubli de soi est congruent à l’essence même de l’intelligibilité, à l’essence même de la vérité. Dans tout travail scientifique effectif, je reviens à moi si je mets à l’épreuve soit pour les valider soit pour les réfuter, les esquisses de vérité que j’ai déposées hors de moi. Or, en psychopathologie comme en tout autre domaine scientifique, aucun concept n’est définissable hors du champ pratique de vérification où il trouve sens effectif. Si nous rapportons cela à cette pratique spécifique de l’intersubjectivité qu’est l’expérience psycho-pathologique auprès des psychotiques, il nous est permis de prétendre à des sédimentations, à des esquisses d’objectivité pour une psychopathologie scientifique. Ces esquisses d’ob-jectivité sont, certes, à extirper sans cesse des perceptions immédiates, entrecroisées entre l’autrui et moi. Il est capital de souligner, qu’à l’envers de toute clinique du Regard pseudoobjective, faisant référence à l’empirie du psychologisme, dans la région scientifique qui est la nôtre, c’est la subjectivité de l’Autrui psychotique qui est première donc la perception qu’il a de moi. La perception que j’ai de lui est seconde, si je suis pour lui Autrui-support, Autrui d’accueil de l’expérience qu’il a de sa souffrance à objectiver un monde. Cet accueil de ma part, dans la pratique, repose, à chaque fois, sur mon propre questionnement quant à ma propre subjectivité constituante mise à l’épreuve pour déterminer une objectivité d’un monde commun entre le patient et moi ayant pour fondement l’être-pour-nous dont nous entretient Hegel. Ainsi, du flot où je suis jeté avec le patient dans nos perceptions entrecroisées, j’ai à extirper des déterminations objectives, qui, dès lors, dans le constitué scientifique, deviennent indépendantes et de sa situation singulière et de ma situation singulière pour aller du particulier à l’univer-sel. De perceptions en perceptions, se passe un événement. Il deviendra un fait scientifiquement jugeable si j’arrive à le définir en le conceptualisant. Si je veux m’élever du particulier spécifique à chaque situation à l’uni-versel de l’objectivité scientifique, il faut que les faits que je conceptualise soient soumis à l’impératif du jugement. Pour en arriver au jugement, à savoir le rapport entre l’objet que je vise (à savoir l’exposition scientifique des expériences accumulées dans la pratique) et sa représentation, je dois toujours poser mon jugement en tant qu’acte. Or, cet acte renvoie à un acte originaire de l’intentionnalité qui est l’acte de prédication. Il ne faut pas concevoir cet acte de jugement qui pose le monde dans sa configuration comme un dérivé d’un monde logique des idées qui serait un monde à part. Bien au contraire, de cet acte originaire de prédication qui est jugement sur le monde, tout part, pour sans cesse y revenir, dans le flux de l’expérience. Cet acte originaire surgit dans l’intuition originaire que j’ai du monde, fondement à l’idée originaire que je me fais du monde. C’est toujours dans le monde de l’in-tuition, dans le flux des expériences du monde de la vie, que se construisent, à partir de l’acte de prédication originaire et de tous les actes de prédication à venir, les significations propres au monde des idées. La dialectique entre monde de l’intuition et monde des idées donne au monde de l’intuition le fondement ontologique du mouvement même de l’être. Le monde est en moi et ce, depuis l’origine, dans les actes mêmes par lesquels je le constitue. C’est ainsi qu’un sujet se constitue dans son identité et dans la recherche de sa vérité au-dessous du flux constant de la réceptivité qu’il a du Monde des choses et du Monde d’Autrui, réceptivité de la pesanteur du Réel. La corporéité dont surgit le sujet constitue l’entre-deux où se joue la dialectique constante entre réceptivité au Réel et émergence continue de la subjectivité constituante. Ainsi la conscience d’un moi devient le corollaire d’un monde positionné dans son être véritable. La subjectivité constituante de celui qui vise à la scientificité de la région qu’il explore est corollaire de cette région positionnée dans son être véritable, assertion qui trouve apogée dans la recherche des fondements d’une science de l’expérience intersubjective. En psychopathologie, pour agir et théoriser mes actes, puis soumettre cette théorisation à ma propre action et à sa validation pour d’autres, je ne peux travailler que dans cette prise de conscience continue de la manière dont j’agis, dont je vis. Il y va de l’essence même de ma propre recherche d’esquisses de vérité dans l’horizon du lointain. On aura compris que l’expérience intersubjective avec les psychotiques conduit à une humilité radicale quant à la question de la Vérité avec un grand V. S’il est bien un domaine où elle se posecomme aporie, c’est en ce lieu de mon incertitude. En revanche, l’exemplaire leçon que l’être-fou me pose est la question de mon être dans sa tension vers l’horizon de la connaissance. Plus qu’en tout autre domaine, il se vérifie, en psychopathologie, que le jugement, l’entendement, la compréhension, ne sont pas dérivables qu’une conceptualisation totalisante extérieure à ma pratique singulière et la précédant, totalisation qui serait Vérité, s’imposant à ma sensibilité propre. Bien au contraire, l’acte de jugement, d’entendement, se génèrent d’une approche d’autrui à travers ma sensibilité propre. C’est ma sensibilité à entendre l’autre qui génère alors une possibilité de connaissances et d’esquisses de vérité, sous la condition expresse que cette sensibilité tende à s’affirmer comme recherche de sens. L’approche de l’être-fou est indissociable de l’approche qu’il fait et que je fais de mon être. Seule cette démarche peut me conduire à des objectivités généralisables du particulier à l’universel. Dans la discipline qui est nôtre se vérifie ce qui est valide en toute science : l’entendement scientifique s’enchasse dans la conscience authentique d’un soi scientifique, cet entendement étant la sensibilité elle-même du chercheur, s’affirmant dans le sens de visée de dévoilement scientifique de son être. Pour éviter tout psychologisme, toute déduction de Vérité Totalisante, j’ai à saisir à chaque instant que chaque conceptualisation est un acte à refaire. Toute objectivité constituée, et de surcroît dans notre discipline, renvoie à une subjectivité constituante. Or nous avons vu que l’acte originaire qui la génère, permettant à cette subjectivité de constituer sa vérité, surgit du préconstitué. Entre cela qui préexiste à toute constitution de sens et la recherche du sens en tant qu’horizon, se trouve la recherche. Cette recherche est tension dialectique constituante entre le pôle du préconstitué et l’hori-zon vers où se déploie, par esquisses, le sens. Le ressenti que j’ai de l’Autrui psychotique, s’entrelaçant dans le ressenti qu’il a de moi est la matrice de mon entendement, au plein sens du mot où j’ai à entendre, à être «saisi», à faire entendre, à expliciter. L’entendement, le jugement, la prédication, l’explicitation sont ce ressenti lui-même, s’affirmant dans le sens de son être comme assomption de l’authen-tique conscience d’un soi en recherche de scientificité, dans cette région scientifique précise qu’est la psychopathologie. Étayons maintenant pour le lecteur ce qui, paraissant philosophiquement aride en première instance, s’éclaire de la leçon que le psychotique me donne, après sa terrible angoisse de néantisation, dans le délire constitué. En ce délire, le sujet prend place en un monde privé qui lui est propre et qui est sa vérité. La conscience constituante se présente à nous transmuée en conscience constituée, fixe dans sa vérité solipsiste, à la limite dépositaire du secret de tout monde possible. En fondement, il s’agit de la compromission de la temporalisation constituante transmuée en un temps constitué, immobile, temps où «les horloges du monde se sont arrêtées». Ce passage au constitué s’inscrit dans l’axe de la recherche humaine dans les paradigmes scientifiques et philosophiques. Sous cette parenté d’essence, la théorie délirante privée se différencie des théories en général, en ce que la première n’a qu’une validation monadique pour un sujet alors que les secondes sont présentées dans le monde commun, extériorisées par rapport à la subjectivité théorisante, pour être validées et invalidées par l’expérience de chaque subjectivité constituante intriquée dans la région scientifique concernée. Ainsi, la conscience délirante constituée se présente comme autoobjectivation, comme télescopage du constituant dans le constitué. Il y a passivité dans cette conscience. Nous revenons en ce point sur ce fait capital que l’essentiel psychotique n’est pas la thématique délirante, fusse-t-elle la plus riche mais l’« acte fondateur » permettant l’enregistrement d’un monde possible bien que solipsiste pour la subjectivité psychotique. Dans la subjectivité coutumière, je suis aussi, dès le préconstitué, dans le monde en tant que monde possible pour moi. Mais ma temporalisation constituante me conduit à l’accep-tation que ce monde, s’il est pour moi, ne demeure néanmoins qu’en tant que moment de moi-même. L’acte constituant où recevant ce monde, je le transcende dans ma visée, est ce moment fondateur où me reconnaissant dans ce monde, je prends, en retour, de façon originaire, conscience de moi-même. Face à l’alter ego, je suis confronté à la fois à l’altérité radicale de sa visée propre et à la communauté possible de compromis de visées du monde commun. Me saisissant moi-même comme un moment de ce monde, je saisis, à travers l’alter ego et les moments où nous sommes en communauté de visée, une possibilité d’horizon qui me soit propre. «Je» ne peux que me comprendre, à travers le regard de l’autre, qu’en tant que subjectivité parmi les subjectivités, et ce vers l’horizon possible de mon affirmation d’existence parmi les autres existants. Il est de mon intrinsèque liberté, prenant place dans un monde qui est mien, de me réaliser dans ma vérité. Mais cette réalisation doit tenir compte de la contingence radicale où je suis toujours plongé. Réaliser sa vérité est, en fait, réaliser l’incertitude fondamentale où je me situe dans la mesure où il n’y a esquisse de vérité que dans les vérités partageables avec Autrui. La tare fondamentale du psychologisme réside en ce fait que l’attitude psychologisante croit objectiver une conscience en observant l’apparence de cette conscience, à savoir la conscience empirique. Cette tare est d’autant plus pernicieuse que tout sujet humain a tendance naturelle, dans le monde naturel, à s’auto-objectiver puis-qu’il est de l’essence même de la conscience empirique de se présenter à soi-même comme l’auto-objectivation de la conscience constituante fondatrice. Ce jeu de façades propre au scientisme, contre-sens absolu par rapport à la véritable scientificité, se pare des plumes du paon arrachées, lors de leur champ et de leurs visées, à d’autres disciplines et en particulier aux sciences de la nature. On peut voir à l’œuvre, dans leurs résultats sur l’humain, l’effet pervers introduit par de telles attitudes, qui, par ignorance philosophique dont scientifique, en arrivent au déni de ce qui est fondement de notre discipline à savoir la prise en considération de toute subjectivité. Il est à rappeler que cette prise en considération constitue la base de l’Humanisme quelle qu’en soit l’acception : idéaliste pour les uns, scientifique pour les autres.
Références
- Husserl E. Erfahrung und Urteil. Prague : L. Landgrebe, 1939. Réédition, Hambourg : Claasen et Goverts, 1948 : 313. [Google Scholar]
- Husserl E. Méditations cartésiennes. Traduction française G. Peiffert et M.E. Levinas. Paris : Éditions J. Vrin, 1947. [Google Scholar]
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