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Perspectives Psy
Volume 43, Numéro 1, janvier-mars 2004
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Page(s) | 58 - 64 | |
Section | Article original | |
DOI | https://doi.org/10.1051/ppsy/2004431058 | |
Publié en ligne | 15 janvier 2004 |
Considérations psychologiques et psychopathologiques sur le risque suicidaire en milieu carcéral
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Maître de Conférences, Psychologue clinicienne-Psychothérapeute Université de Caen, UFR de Psychologie, Laboratoire de Psychologie Cognitive et Pathologique, Esplanade de la paix, 14032 Caen Cedex, France
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Psychologue clinicienne-Psychothérapeute, Hôpital Necker-Enfants Malades, 149, rue de Sèvres, 75015 Paris, France
Le suicide en prison est en constante augmentation depuis les années 1970. L'ampleur du phénomène, les difficultés à évaluer ses facteurs de risque et l'insuffisance des moyens de prévention mobilisent tant l'attention des différents intervenants du milieu carcéral que celle des pouvoirs publics. Des études mettent l'accent sur l'intérêt de travaux portant sur les facteurs psychologiques participant au comportement suicidaire.
Ainsi, la dépression et le sentiment de désespoir caractérisent souvent la souffrance morale des détenus, laquelle peut trouver une issue dans la conduite auto-agressive. Dans notre travail, nous avons tenté d'apprécier la question du suicide en prison à partir de l'analyse de 20 détenus déprimés traités au SMPR. La qualité des facteurs de dépression et de désespoir en tant que facteurs de risque suicidaire, ainsi que leur portée prophylactique, a fait l'objet d'une attention particulière et permis de proposer des actions concernant la prévention du suicide en prison.
Abstract
Suicide in jail has been increasing regularly since the nineteen seventies, independently from population growth. In front of such phenomena, difficulties to evaluate its risk factors and insufficiency of prevention have aroused the attention of jail staff and public services. Studies emphasize the interest of researches on psychological factors implicated in suicide behaviour. Thus, depression and despair are characteristics of psychological suffering for which suicide becomes an issue. We have worked on the question of suicide in jail from the study of 20 depressed prisoners treated in SMPR. The quality of depression and despair factors as suicide risks, as also preventive dimensions, has been spotted ; actions proposal preventing suicide in jail followed from this research.
Mots clés : prison / dépression / prévention / risque suicidaire
Key words: jail / depression / prevention / suicide risk
© EDK, 2010
Si la violence, et son cortège de délits, homicides et autres crimes, est aujourd'hui un véritable problème social et une priorité politique, les moyens pour y faire face restent limités. La décision judiciaire d'incarcération est ainsi trop souvent un pis-aller, punissant certes le « hors-la-loi » mais lui interdisant un véritable travail d'élaboration psychique à propos de son passage à l'acte délictueux tout en l'immergeant dans un milieu où le remède est parfois pire que le mal. Ainsi, lorsqu'il est jugé puis condamné à la prison, le détenu se retrouve, au-delà de l'entrave totale de sa liberté, dans un univers dans lequel les conditions de vie se révèlent fréquemment source de souffrance morale parfois très intense pouvant conduire au suicide. Ainsi, les dernières enquêtes épidémiologiques montrent que le suicide est sept fois plus élevé en prison qu'en milieu libre. Là encore, l'augmentation du taux de suicide en prison pose à l'heure actuelle un réel problème de santé publique pour lequel la question de la prévention reste entière. C'est dans cette perspective prophylactique que notre étude menée au service médico-psychologique régional (SMPR) de Caen auprès de vingt détenus s'inscrit. Notre travail, qui met en évidence l'impact de la dépression comme facteur de risque du passage à l'acte suicidaire en milieu carcéral, insiste sur la nécessaire approche psychologique dans une telle structure institutionnelle. Considérant la singularité de chaque histoire personnelle, le nombre de prisonniers rencontrés et la brièveté de la durée de l'expérience, nous insistons sur le fait que nos considérations ne peuvent être généralisées à l'ensemble de la population carcérale. Néanmoins, la présence de professionnels de santé mentale en prison souligne l'importance de la composante psychologique dans la prévention du suicide.
Incarcération et souffrance morale
L'incarcération impose au détenu un mode de vie caractérisé par l'isolement par rapport à son milieu familier, la solitude et la promiscuité inhérente au surpeuplement des établissements pénitentiaires français. Le « choc carcéral », définit comme la « rupture brutale d'avec le mode de vie antérieur et le milieu d'appartenance » [8], est la conséquence d'un ensemble de bouleversements vécus par le détenu. Aussi, celui-ci est-il dès l'entrée en prison destitué de tout ce qui le singularise et placé sous le regard et le pouvoir permanents de l'autorité pénitentiaire. Rapidement, il doit s'accoutumer à une modification de ses rythmes physiologiques et habitudes de vie, et tout se passe comme si le détenu ne s'appartenait plus. Il doit faire face à une perte de ses repères spatio-temporaux associée aux sentiments de perte et d'abandon liés à ses ruptures, souvent affectives, d'avec l'extérieur (exclusion familiale, rejet social, solitude, etc.). D'ailleurs, privé d'échanges avec autrui, l'affectivité du détenu peut s'appauvrir et sa parole se tarir au profit de passages à l'actes venant parfois alourdir sa peine. Toutes les ruptures d'avec le monde antérieur extérieur ainsi que la concentration de personnes marginalisées et l'accumulation de situations problématiques favorisent la fragilisation psychologique. La dépression, liée à la dévalorisation de l'image narcissique, et le sentiment de désespoir caractérisent fréquemment cette souffrance morale pour laquelle le suicide est perçu comme l'ultime solution. Ainsi, confrontés au désespoir et aux ruminations anxieuses, les détenus, notamment les plus carencés affectivement, élaborent des idéations suicidaires pouvant conduire aux passages à l'acte. Si les conduites suicidaires sont plus l'apanage des sujets à hauts risques, il n'en reste pas moins que la population carcérale présente des traits caractéristiques de personnalité, notamment psychopathiques, qui les favorisent, en témoignent l'immaturité affective, l'impulsivité, le mauvais contrôle des pulsions et l'instabilité des conduites signalés comme des facteurs de risque [3, 10]. Rappelons que le suicide est la première cause de mortalité en détention et ce de façon exponentielle depuis ces dernières décennies. Les modes de passages à l'acte suicidaire sont variables même si Baron-Laforêt et Brahmy [2] repèrent des étapes plus exposées telles que le premier mois d'incarcération, la détention préventive, les périodes juste antérieures au jugement, à la sortie et la mise au quartier disciplinaire. Enfin, les modes de passages à l'acte se centrent essentiellement sur la strangulation et la pendaison, les moment choisis par les détenus sont souvent ceux pendant lesquels ils sont « moins » surveillés (promenade, douche, etc.) [11]. Depuis la loi de janvier 1994, les soins prodigués aux détenus sont dépendants du système de santé français et ont lieu soit en unité de consultations et de soins ambulatoires (UCSA) pour les symptômes somatiques soit en secteur de psychiatrie en milieu pénitentiaire (SMPR) ou en dispositif de soins psychiatriques (DSP) pour les symptomatologies psychiques. Face à l'augmentation de la fréquence du suicide en milieu carcéral, la prévention apparaît comme l'un de ses seuls remèdes efficaces. Pour Martinez, Palazzolo et Chabannes [9], il s'agit en somme de réaliser en amont du passage à l'acte suicidaire un repérage des facteur de risque chez des détenus ayant déjà attentés à leurs jours. L'objectif de notre travail est double et s'inscrit dans ce dessein. Il s'agit, d'une part, de mettre à l'épreuve la question du suicide en prison à partir de l'analyse de détenus déprimés traités en SMPR. D'autre part, il s'agit d'apprécier la prophylaxie du risque suicidaire à travers l'évaluation de certaines dimensions psychiques telles la dépression et le désespoir ; l'évaluation psychologique, par la mise en parole qu'elle permet, prenant alors une valeur thérapeutique.
Méthodologie
Les sujets
Nous avons rencontré vingt hommes âgés de 25 à 45 ans, incarcérés en maison d'arrêt et hospitalisés au moment de nos entretiens au SMPR de Caen pour idées suicidaires et/ou syndrome dépressif. Dans tous les cas, les patients interrogés étaient demandeurs de soins et pouvaient ou non avoir bénéficié antérieurement d'un suivi psychologique et/ou psychiatrique. Nous n'avons rencontré ni femmes, ni mineurs ni patients ne pouvant donner leur consentement aux soins. Nous désignons chaque sujet par le terme « patient-détenu » afin d'illustrer au SMPR la rencontre des cultures soignante et pénitentiaire. Cette étude reflète un moment singulier de l'histoire des patients détenus ; elle témoigne surtout d'une expérience clinique dont l'objectif s'inscrit dans une démarche préventive du suicide.
Les méthodes
Au-delà de l'entretien clinique réalisé avec chaque patient-détenu en souffrance psychique, nous avons proposé deux échelles d'auto-évaluation afin de qualifier, décrire et définir leurs sentiments de dépressivité et de désespoir : l'échelle abrégée de dépression de Beck [4] et l'échelle de désespoir de Beck, Weissman, Lester et Trexler [5] qui permet une mesure du pessimisme chez le dépressif et a pour but l'évaluation des potentialités suicidaires. Nous avons proposé une double passation de ces échelles en respectant un intervalle de 15 jours afin d'évaluer l'évolution de l'intensité des dimensions « dépression » et « désespoir ».
Le traitement des données
Notre étude porte sur un ensemble d'éléments recueillis auprès de 20 patients-détenus interrogés, tous soumis aux mêmes conditions de passation. En référence à la méthode d'analyse utilisée par Beck [4, 5], nous avons établi une description qualitative de la dépression et du désespoir en tant que facteurs favorisant le passage à l'acte suicidaire. Nous avons suivi le même procédé d'analyse pour les deux échelles (Figure 1).
Résultats
Avant tout, nous rappelons que les résultats présentés reflètent la situation psychologique de 20 patients-détenus à un moment particulier de leur histoire personnelle et judiciaire. Ces résultats sont aussi une synthèse clinique de situations pratiques Au regard des résultats, nous constatons qu'au cours des premières passations, tant à l'échelle de dépression que de désespoir, les scores obtenus par les patients détenus sont élevés. Quatorze font partie de la tranche « dépression sévère » et douze ont un score supérieur ou égal à 10/20 à l'échelle de désespoir. Ces données traduisent une forte souffrance psychologique ainsi qu'un risque de passage à l'acte suicidaire élevé. L'analyse de l'échelle de dépression et de désespoir montre que certains items semblent refléter davantage la souffrance psychique des patients-détenus. En effet, les troubles somatiques (appétit), l'insatisfaction, les idées suicidaires, la tristesse, et le sentiment d'échec sont désignés par les sujets comme étant les plus représentatifs de leur douleur morale.
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Figure 1. Nombre de sujets répartis selon leur degré de dépression au temps t1. |
L'insatisfaction et le sentiment d'échec sont liés, en partie, au vécu de perte des repères, de l'identité sociale et familiale et sont source de ruminations anxieuses conduisant à l'élaboration d'idées suicidaires. Le désir de mort est très présent chez les patients-détenus interrogés ; il s'exprime selon deux modalités : soit sous forme d'une libération qui reflète un désir de mort passif, soit par l'élaboration de plan pour en finir, forme active où le sujet intervient dans son processus mortifère. Lors des deuxièmes passations, les scores ont diminué laissant supposer une baisse des affects dépressifs et ainsi du risque suicidaire. En effet, ils ne sont plus que trois dans la tranche « dépression sévère » et parmi eux, deux, ont un score supérieur ou égal à 10/20 à l'échelle de désespoir. Ainsi, cette expérience clinique a pu mettre en avant l'inflexion de certains items propres à la dépression, notamment les idées suicidaires, le sentiment de dévalorisation, les troubles somatiques. Cependant, le vécu de perte et d'abandon sont des éléments qui perdurent dans le discours des patients-détenus et sont désignés comme facteurs déclenchants de leur humeur triste et de leur dépression. En outre, certains items apparaissent résistants, notamment ceux ayant trait au pessimisme, aux difficultés de concentration, à l'insatisfaction et la perte d'intérêt. En effet, les patients-détenus évoquent leurs difficultés à se projeter positivement dans l'avenir, leur sentiment de découragement et la perte d'espoir concernant leur avenir. En somme, les résultats obtenus à l'échelle de dépression et de désespoir ne mettent pas en avant la disparition d'un état dépressif mais une atténuation de la douleur morale des patients-détenus interrogés. Cela ne nous permet pas de conclure à une disparition du risque suicidaire mais à son amoindrissement. La souffrance psychologique apparaît atténuée et les idées suicidaires moins prégnantes. Il semblerait que la souffrance liée au vécu de perte, au sentiment d'abandon et à la dévalorisation de l'image de soi a probablement pu être diminuée grâce à une ébauche de restauration narcissique.
Discussion
La lecture des résultats nous montre que la dépression recouvre une forme où l'atteinte narcissique est prévalente dans l'évocation des souffrances psychiques et dans l'élaboration des idées suicidaires des patients-détenus. L'écoute active du discours des patients-détenus comme l'analyse des résultats conduisent à considérer que la souffrance évoquée est fréquemment engendrée par l'enfermement. En effet, il est massivement question de souffrance, associée à la perte, à la séparation, au manque. Les demandes renvoient à une quête de restauration, d'une position de « sujet-désirant » et pas seulement aux besoins d'un corps emprisonné. Les patients-détenus mobilisent des mécanismes de défense qui tendent à atténuer la souffrance de l'enfermement, en témoignent le déplacement ou la sublimation de leur énergie psychique qui leur permet de maintenir permanent leur sentiment d'exister [6]. Ainsi, lors de la seconde passation, cette expérience clinique nous permet de reconnaître chez la plupart des sujets un principe de « désamorçage ». Bien que non enrayés, la dépression et le processus suicidaire sont atteints dans leur intensité. Le passage à l'acte suicidaire n'est plus reconnu par les patients-détenus comme le seul moyen de résoudre leurs souffrances. Ils identifient les auto-questionnaires comme une aide à mettre en mots leurs souffrances. Cette approche leur permet d'être apaisé psychiquement, elle peut alors, dans sa finalité, prendre une valeur cathartique et thérapeutique.
L'impact du terrain de recherche sur les résultats
Le lieu où nous avons effectué cette expérience clinique nous semble être un facteur influent dans les données obtenues. En effet, le SMPR est une unité d'hospitalisation qui se démarque des quartiers de la prison. Les chambres d'hospitalisation sont propres, l'intimité et la pudeur sont respectées. La présence d'infirmiers toute la journée est rassurante, les patients-détenus savent qu'ils peuvent appeler à tout moment et seront entendus. Par ailleurs, l'hospitalisation propose aux patients-détenus une prise en charge institutionnelle qui repose sur des entretiens psychothérapeutiques, des entretiens médicaux et des activités, notamment de groupe, menées par les infirmiers ; ces dernières ayant tant des objectifs occupationnels, socialisants que relationnels. Compte tenu des résultas obtenus lors de notre étude, il nous semble que cette prise en charge institutionnelle propre au SMPR a pu contribuer à une ébauche de restauration physique et narcissique des patients-détenus interrogés visant à atténuer ainsi la dépression. Cette lutte anti-dépressive passe par une attention particulière dévolue aux corps des individus détenus et autant les réponses thérapeutiques à leur plaintes somatiques que les activités sportives proposées y participent. Le respect de leur intimité permet aux patients détenus de porter une attention nouvelle au soin de soi et à l'hygiène. La restauration de leur corps les aide dans le maintien de leur identité corporelle et leur permet d'exister par rapport à autrui et à l'institution et pour eux même. La restauration se situe aussi à un niveau psychique et ce d'autant par notre approche psychologique au cours de nos rencontres de recherche que par le suivi psychologique et psychiatrique dont bénéficiaient les patients-détenus hospitalisés au SMPR. L'hospitalisation est vécue par les patients-détenus comme un cadre enveloppant, protecteur et rassurant que l'on peut assimiler à la fonction de « holding » décrite par Winnicott [12]. Les psychothérapies de soutien contribuent à la restauration narcissique par la proposition au patient-détenu d'un travail d'élaboration psychique dont la visée est de mettre en mots les affects dépressifs et l'atténuation de ceux ci, notamment par une ébauche de la restauration de l'image de soi. L'écoute, la réassurance et l'étayage ont permis aux patients-détenus d'atténuer leur souffrance psychique, d'estomper les idées suicidaires, de retrouver des repères identitaires, de renforcer leurs mécanismes de défenses affaiblis et de s'inscrire dans une démarche d'individualisation et d'autonomie. Ainsi, comme l'écrit Balier [1], le cadre thérapeutique représenté par la prise en charge psychothérapeutique a pour but de renforcer le pare-excitation des patients-détenus dont les assises narcissiques sont extrêmement fragiles. En somme, le cadre de l'hospitalisation du SMPR intervient dans nos résultats puisqu'il a favorisé une baisse des affects dépressifs, un début de restauration physique et psychique assez rapide, du fait des conditions matérielles et de la prise en charge pluridisciplinaire dont ont bénéficié les patients-détenus hospitalisés. En effet, ce « milieu protégé », hors de la détention, autorise chacun des patients-détenus à amorcer une reconstruction personnelle et singulière de leur histoire, se réapproprier des repères identitaires et progressivement, se restaurer physiquement et psychiquement. Comme nous avons pu le constater, le rapport des personnes incarcérées à la santé et aux soins de nature psychologique est marqué par l'expérience de l'enfermement. Cette expérience est porteuse du manque, de l'abandon, elle conduit à la dépression et constitue un agent de fragilisation identitaire. Cette ébauche de restauration de l'estime de soi est liée, en partie, à la notion d'être un « patient-détenu ». En effet, le statut de « patient » permet de tenter de se dégager de l'emprise carcérale, de restaurer une identité menacée en recourant à la différenciation contre l'uniformisation, l'anonymat et le sentiment de dépersonnalisation. Être un patient-détenu, ce n'est plus être seulement un détenu parmi les autres, c'est faire advenir un événement là où la vie quotidienne se fond dans la répétition d'un temps indéfiniment scandé ou suspendu dans l'attente. Ainsi, pour Camilleri [6], l'accès au statut de « patient » peut révéler des stratégies identitaires, c'est-à-dire aider et autoriser l'action des individus à se définir en tant que soi. Le statut de patient permet donc au détenu de se définir selon une autre identité et lui offre une reconnaissance sociale moins stigmatisante que celle qui lui est habituellement accordée dans sa cellule.
Les limites de la psychothérapie en milieu carcéral
Intervenir dans l'institution carcérale comme représentant du tiers, c'est accepter d'être un point de tension constant qui doit préserver l'espace de confidentialité et de confiance avec le patient-détenu. Même si la psychiatrie et la prison ont historiquement des origines communes, nous avons remarqué que l'instauration d'un service de psychiatrie comme le SMPR dans un centre de détention rencontre des difficultés liées, en partie, aux cultures propres à chacune des institutions. En effet, si la justice, par le procès, rappelle la loi à celui qui l'a transgressée en l'enfermant dans un statut de détenu, l'approche psychothérapeutique lui offre une identité de « patient-détenu » et la possibilité de se libérer par la parole de l'emprisonnement interne dans lequel il se trouve muré. Par ailleurs, nous avons noté que le travail thérapeutique en milieu carcéral était soumis à certaines limites. Effectivement, en maison d'arrêt où le taux de suicide est élevé, notamment au cours des premiers mois, il s'avère que les conditions carcérales ne permettent que l'amorçage d'un travail thérapeutique. En effet, fréquemment les événements pénitentiaires viennent interrompre ce travail sans qu'il y ait possibilité de suivi psychologique au long cours ; c'est le cas lors de la sortie ou du transfert des détenus vers un centre de détention ; l'arrêt brutal du travail thérapeutique pouvant être alors vécu par les patients-détenus comme une nouvelle rupture, voire un nouvel abandon.
L'effet thérapeutique de la recherche
Compte tenu de la relation transféro-contre-transférentielle instaurée avec les patients détenus du fait de notre étude, nous pensons que la double passation des auto-questionnaires a pu avoir, par son impact, une valeur thérapeutique et constituer, de facto, une forme particulière de prise en charge psychologique. En effet, lors de nos rencontres, l'ensemble des patients-détenus interrogés a pu verbaliser et aménager d'une certaine façon leurs angoisses et soulager leurs affects dépressifs, leurs tensions internes autrement que dans le passage à l'acte auto-destructeur. Ainsi, ces passations nous permettent d'envisager « après-coup » la portée prophylactique d'une telle élaboration psychique. Considérant la multiplicité des facteurs en cause dans l'amélioration de l'état mental des patients-détenus potentiellement suicidaires, il apparaît que la double évaluation psychologique a eu une portée thérapeutique par la possibilité qui leur était alors offerte d'utiliser la parole pour apaiser leurs tensions internes.
Conclusion
La dépression et le suicide en milieu carcéral, notamment en maison d'arrêt, semblent liés à la conjonction de plusieurs facteurs : les conditions de vie en prison, les conséquences de la privation de liberté, les ruptures avec le milieu antérieur et une psychopathologie particulière. La prison réactive la fragilité psychologique des détenus et met à mal leurs défenses psychiques laissant la dépression et le désespoir s'installer ; les conduites auto-agressives étant alors le moyen d'expression privilégié de leur souffrance psychique. La prévention du suicide repose sur le repérage précoce des signes évoquant un passage à l'acte, c'est-à-dire les facteurs de risques personnels, contextuels, situationnels et spatio-temporels. Ainsi, la dépression et le désespoir comme facteurs de risque suicidaire sont à intégrer dans le programme de prévention du suicide. Cela fait appel et concerne tous les intervenants du milieu pénitentiaire et soignant. Pour le psychologue, la prévention du suicide est fondée sur une écoute de la souffrance, sur une reconnaissance des affects dépressifs, sur une prise en charge personnalisée du patient-détenu en réseau avec les différents acteurs de l'institution pénitentiaire afin d'induire un passage à la parole cathartique plutôt qu'un passage à l'acte suicidaire. Cette perspective prophylactique du suicide en milieu carcéral renvoie aux interrogations concernant la place et l'objet de la psychologie en prison. Devant la nette augmentation du taux de suicide en milieu carcéral, si le SMPR revêt lui-même une fonction restauratrice, il nous apparaît intéressant d'envisager la fonction thérapeutique de la recherche en psychologie. Aussi, en matière de prévention du suicide, le bénéfice des recherches-actions pour les établissements pénitentiaires doit-il, selon nous, être envisagé avec intérêt.
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Figure 1. Nombre de sujets répartis selon leur degré de dépression au temps t1. |
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